L’art gothique au pluriel

Lens (Pas-de-Calais). Le pluriel est choisi à dessein, et constitue même le cœur du propos. En intitulant son exposition « Gothiques », le Louvre-Lens affiche d’emblée son ambition : explorer l’art gothique dans ses dimensions plurielles, incluant bien sûr sa naissance à l’époque médiévale, mais aussi ses multiples transformations au fil des siècles. « L’exposition va de l’édification des grandes cathédrales gothiques à la contre-culture “goth” d’aujourd’hui, et c’est ce qui fait sa spécificité », souligne Annabelle Ténèze, directrice du Louvre-Lens, qui en assure le commissariat avec Florian Meunier (conservateur en chef du département des Objets d’art au Louvre), Dominique de Font-Réaulx (conservatrice spécialiste du XIXe siècle) et Hélène Bouillon (jusqu’à récemment conservatrice au Louvre-Lens).

Suivre le mouvement gothique sur près d’un millénaire est ambitieux, d’autant plus que le parcours se veut exhaustif, dans la mesure du possible s’entend. Riche de plus de 250 œuvres, il entremêle peinture, sculpture, architecture, mobilier mais aussi cinéma, photographie, mode… Une grande diversité de disciplines progressivement investies au fil des siècles.

Tout commence au XIIe siècle avec la naissance du premier art gothique en Ile-de-France. Le passage, pour la représentation du corps, à un art plus anatomique, à la recherche de proportions et postures plus naturelles, se fait tangible, tout comme la révolution architecturale qui s’opère à cette période. Ce tournant résonne jusque dans la scénographie immersive imaginée par Mathis Boucher, qui rythme les espaces par une série d’arcs brisés évoquant l’intérieur d’une cathédrale. Un bel écrin permettant de mettre en valeur la multitude de sculptures, enluminures, vitraux, pièces d’orfèvrerie et ivoires. Chefs-d’œuvre du Musée des beaux-arts d’Arras (Pas-de-Calais), le couple d’anges dits « de Saudemont », avec leurs ailes admirablement conservées, témoigne du raffinement de la sculpture de la fin du XIIIe siècle. Plus loin, une petite sélection de peintures italiennes montre comment l’influence de l’art gothique se ressent dans les postures, drapés, mais aussi gâbles et arcs trilobés qui en ornent le cadre.

Indissociables de l’imaginaire gothique, des monstres et créatures fantastiques ponctuent aussi le parcours, même si leur présence aurait mérité une thématisation plus affirmée. On retrouve le dragon dans un fragment de pavement du XIIIe siècle, une profusion de monstres dans une Vision de saint Antoine gravée d’après Martin Schongauer (vers1445/1450-1491)… Mais la petite salle consacrée au bestiaire gothique laisse un sentiment d’inachevé, surtout au regard de l’influence exercée par ces êtres hybrides et merveilleux à travers les siècles. Cet héritage est bien visible au XIXe siècle, alors que se développe un goût nouveau pour le gothique. Le motif de la gargouille fascine, le recours au surnaturel et à l’étrange s’impose dans la littérature comme au théâtre. Un univers plus nostalgique se construit, véhiculé par la vision d’édifices gothiques en ruine. Le tableau Les Adieux de René à sa sœur, de Lancelot Théodore Turpin de Crissé (1782-1859), par exemple, illustre cette vision romantique du Moyen Âge avec une église sépulcrale qui se dresse sur fond de mer tumultueuse. Cette inflexion plus sombre, qui coïncide avec un désir de préserver les monuments du passé, se matérialise par le passage à des cimaises d’un rouge profond.

Mais, si la forme prise par l’exposition est très réussie, y a-t-il une pertinence à concevoir un grand parcours du gothique depuis ses débuts jusqu’à nos jours, au lieu d’opter pour un angle plus précis ? La réponse semble se situer dans un entre-deux. « Nous avons souhaité porter un regard nouveau sur le gothique à travers le temps long, ce qui permet d’en souligner les continuités comme les paradoxes », explique Annabelle Ténèze. Et de fait, le parcours parvient à conserver un fil conducteur malgré les réalités plurielles regroupées sous le terme « gothique ». Le cheminement chronologique permet de déceler des transformations comme des récurrences, astucieusement mises en avant dans des sections thématiques qui interrogent l’évolution de la couleur, de l’écriture ou encore de la musique gothique.

Couvrir autant de siècles crée toutefois un certain déséquilibre dans le parcours, même s’il semble logique que chaque période ne soit pas traitée avec la même attention. La partie médiévale, qui occupe la moitié de l’exposition, détaille avec une grande précision les subtiles variations de l’art gothique, ses réceptions dans les autres régions d’Europe, le tout ponctué de cartes et schémas didactiques. En contraste, d’autres parties sont traitées de manière très succincte, au point de rendre parfois leur apport assez superficiel. La section contemporaine, en particulier, survole l’émergence d’une contre-culture goth et relègue l’héritage du gothique dans la pop culture à un simple « coin librairie » et un mood board. Mais que ce soit à travers la robe cathédrale d’Iris van Herpen (née en 1984) ou les impressionnantes sculptures d’acier de Wim Delvoye (né en 1965), elle pointe une évidence : le gothique n’a pas fini d’inspirer.