Art contemporain

Land Art - Le grand mezze vert

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 8 novembre 2012 - 1867 mots

MUNICH / ALLEMAGNE

À Munich, une exposition américaine fait le point sur le Land Art en tentant de définir cette école. Quitte à bousculer le mythe en convoquant des artistes du monde entier. Révision…

A la faveur de l’exposition « Ends of the Earth », coproduite par le MoCA de Los Angeles, la Haus der Kunst de Munich se lance dans une véritable entreprise de révision de la définition du Land Art. La première dans un musée, aussi étonnant que cela puisse paraître. Le Land Art ne s’était pas exposé comme tel depuis les années 1970, et n’avait jamais été présenté sous forme historique. On pensait scellé le récit de ce mouvement fulgurant qui occupa une place médiatique considérable aux États-Unis à la fin des années 1960, et que porte un trio mythique composé de Robert Smithson, Michael Heizer et Walter De Maria. Mais c’était sans compter le travail des deux commissaires Philipp Kaiser et Miwon Kwon, bien décidés à élargir le concept à d’autres nationalités et à d’autres artistes.
Qu’en est-il exactement aujourd’hui ? Alors que la tendance est au grand mezze vert et à une écologisation outrancière de toute pratique ayant de près ou de loin trait à la nature, il est nécessaire de reprendre les bases du Land Art afin de mesurer les enjeux définitionnels d’une telle exposition.

Deux écoles, américaine et anglaise
Du Land Art, on a souvent dit qu’il constituait une réaction violente d’une jeune génération contre un marché de l’art dominé en Amérique par le pop art. Fuyant les galeries et un principe de marchandisation formatant trop les œuvres, les Smithson, Heizer et consorts auraient donc pris leurs quartiers loin de New York, sur les plateaux désertiques du Nevada et de l’Utah, pour échapper à la pression néfaste du vilain capital. Cette version romancée n’est en rien réaliste. Lorsque Michael Heizer décida à 25 ans d’entailler une mesa (un plateau rocheux désertique) à une centaine de kilomètres de Las Vegas, il lui fallait bien une mise de fonds (24 000 dollars) afin d’acheter le terrain, de payer les bulldozers, les artificiers nécessaires à la gigantesque œuvre. C’est Virginia Dwan qui jouera ce rôle moteur. Soutien indéfectible du mouvement, elle  trouva des collectionneurs assez téméraires pour acheter des marques de pneu dans le désert, des lignes éphémères ou des sculptures monumentales, comme cette Double Negative.

Icône du Land Art, cette saillie dans le paysage et la terre aride du légendaire Ouest américain cumule toujours les records : 240 000 tonnes de roche déplacées à coups d’explosifs et de machines de chantier, 457 m de long sur 15 m de profondeur, la sculpture sonde les méandres de la géologie, impose un style américain. Entre vestige archéologique et geste ultraminimal de sculpture, l’œuvre en extérieur de Heizer n’en finit pas de fasciner. L’attitude du jeune homme aussi. Déterminé, il est tel un cow-boy solitaire qui sculpte l’espace à l’échelle – monumentale – de l’Amérique, outillé de pelleteuses.

Sur le terrain, Double Negative se parcourt, s’expérimente à travers un rite quasi initiatique. Creusée en 1969 et 1970, elle ne se dévoile entièrement que depuis le ciel auquel elle se mesure ; après tout, l’homme ne vient-il pas de marcher sur la Lune ? Les images les plus impressionnantes la montrent vue du ciel, trait abstrait dans un paysage immense, geste graphique et impérieux qui n’est pas sans rappeler les fameuses lignes de Nazca au Pérou. Rien à voir avec la simplicité des marches de Richard Long, artiste britannique, lui aussi classé « Land », qui amorçait sa pratique du territoire au même moment. Dans le Land Art, il y a donc deux écoles anglo-saxonnes : l’américaine, mécanique, coûteuse, colossale, à l’échelle de l’univers, et l’anglaise, moins emphatique, cérébrale, à l’échelle de l’homme.

La nature n’est pas l’enjeu
Dennis Oppenheim, autre chantre du mouvement, a davantage exploité cette veine performative à l’échelle des éléments naturels. Qu’il sculpte la glace le long de la frontière canado-américaine ou qu’il décide de transplanter les plans de salles d’exposition dans des champs, l’artiste a exploré la temporalité de l’action, répertorié sa présence sur des cartes d’état-major, photographié, filmé son rapport au monde. Pour un courant qui voulait prétendument échapper au marché, le Land Art a ainsi beaucoup produit : des documents qui sont rapidement devenus les œuvres elles-mêmes, des sculptures d’intérieur (les non-sites de Smithson) et, têtes de pont du mouvement, ces immenses intervention dans le paysage. Ce qui conduisit parfois à percevoir le Land Art comme un art de la nature. Une fausse piste.

La nature n’est pas l’enjeu, le paysage n’est pas l’objet, ils forment un cadre, un médium. D’ailleurs, à bien regarder les œuvres qui nous restent du Land Art, on voit quel soin les artistes ont pris à choisir des sites arides où le temps géologique primait sur le temps botanique. Se rendre aujourd’hui à Double Negative, site ouvert au tout-venant pour peu qu’il sache correctement lire une carte, c’est découvrir un lieu presque intact, plus de quarante ans après sa réalisation.

Lightning Field de Walter De Maria, champ de paratonnerres déployés suivant des normes géométriques dans le Nouveau-Mexique, se dresse, inoxydable. Même sa New York Earth Room, sculpture de terre fraîche installée dans un appartement de Soho, n’a jamais vu la moindre pousse éclore. La terre y est célébrée dans sa matérialité, pas dans sa fertilité. La précision est cruciale et expédie immédiatement toute tentation de projection écologique.

De la photogénie du Land Art
Cependant, Spiral Jetty, le chef-d’œuvre de Robert Smithson, a considérablement évolué. C’est véritablement une des seules de ces icônes à avoir intégré la dimension dynamique inhérente au milieu. Campée sur le rivage du Grand Lac Salé dans l’Utah, non loin de Salt Lake City, la sculpture en forme de spirale constituée de roches locales est soumise à l’action corrosive de l’eau à forte teneur en sel. Longtemps engloutie par les eaux, la jetée, dont le mouvement s’inspire des cultures autochtones, de la botanique, de la science et des astres, s’est, depuis sa résurgence à la fin des années 1990, parée de cristaux. Elle s’amenuise, mais se transforme en une sculpture nouvelle. Smithson en avait parfaitement envisagé les enjeux entropiques. L’œuvre est d’ailleurs devenue le Graal de toute une génération de jeunes artistes qui sont de plus en plus nombreux à effectuer un quasi-pèlerinage sur ces terres fabuleuses.

C’est là l’une des particularités du Land Art. Outre la séduction de son iconographie, sa remarquable photogénie, l’expérience qu’il propose constitue sa force depuis la fin des années 1960. À l’époque, si peu de visiteurs investissaient dans le voyage, les spectateurs étaient néanmoins emportés par la nouveauté et l’impertinence de la proposition. Si les artistes se sont pliés au jeu de la documentation et à la production d’œuvres singulières, aucune procuration filmique ou photographique ne pouvait toutefois se substituer à l’expédition qu’impliquent de telles créations, à leur échelle, à ce rapport inédit au paysage, aux éléments. Elles sont des exhausteurs d’expérience. Cette dimension a d’ailleurs joué un rôle prépondérant dans la fortune du mouvement, les critiques d’art ayant dû se transformer en reporters de terrain, envoyés très spéciaux arpentant des terres hostiles nécessitant un avion pour appréhender vraiment toute la mesure de la sculpture. Du reportage reléguant la critique de salon aux oubliettes, c’est aussi cela l’innovation du Land Art.

Aujourd’hui, cette histoire restée très américaine – même si le vocable du mouvement est allemand, idée de Gerry Schum en 1969 pour une présentation télévisuelle constituée à partir de films exclusifs – écrit un nouveau chapitre avec cette première exposition à avoir jamais été consacrée à la légende. Le pari des artistes d’échapper à la norme du marché a donc fait long feu puisque l’étape de Munich n’arrive qu’en 2012 ! D’ailleurs, Land Art, première somme intellectuelle à avoir été produite sur le sujet par Gilles A. Tiberghien, ne fut publié qu’en 1993.

Le mythe qui se réécrit aujourd’hui dans le généreux et beau catalogue (édité par Prestel Verlag, 55 euros) tente d’être ouvert à d’autres nationalités, rebat les appellations d’Earth Art, Earthworks, Environmental Art. L’exposition munichoise y prend part avec emphase, mais n’offre malheureusement pas le billet pour se rendre dans le désert. D’ailleurs Michael Heizer et Walter De Maria n’y participent pas, des absents de taille. Pour eux, le Land Art s’expérimente sur le terrain, tout succédané est impuissant. Et puis, avec Smithson, ne défendaient-ils pas, dès l’exposition séminale de 1969 « Earth Art », l’idée d’un art strictement américain ? Cette identité semble être décidément indélébile.

Un tour de la Terre discutable

Pourquoi Munich pour cette unique étape de l’exposition « Ends of the Earth » produite à Los Angeles ? Parce que la capitale bavaroise a été en 1968 le lieu d’expérimentations de Walter De Maria (sa première Earth Room fut réalisée à la Galerie Heiner Friedrich) et de Michael Heizer (Munich Depression, 1969). Même si ces deux artistes n’ont pas souhaité participer à l’exposition, ils sont donc implicitement présents dans cet opus qui rassemble une centaine d’artistes. L’ambition des commissaires est de bousculer les mythes fondateurs du mouvement, notamment son essence nord-américaine.

Des artistes français, israéliens, islandais…
Ainsi retrouve-t-on deux Français dans cette nouvelle histoire, Ben Vautier avec quatre photographies intitulées Terrain vague (1961) et Jean-Michel Sanejouand avec des Projets d’organisation de l’espace, mais aussi des Israéliens, des Islandais ou des Néerlandais. Il est louable que cette sélection se concentre sur d’autres artistes que le triumvirat consacré, mais cela ne va pas sans une certaine gêne. En particulier lorsqu’on retrouve les grands noms de l’Art écologique américain, Alan Sonfist, Patricia Johanson, Agnes Denes, Mierle Laderman Ukeles, convoqués par le fait d’un seul dénominateur commun : la terre et le tellurique. Les frontières auraient eu ici besoin d’être clairement tracées afin d’éviter ce genre d’approximation.

D’ailleurs, l’exposition est tellement désireuse d’écrire un nouveau récit qu’elle frôle le dérapage. Paysage, nature, écologie, terre, tout cela est mélangé sans égard, écueil pourtant patent qui aurait dû être évité. Montrer la simultanéité des désirs artistiques de s’émanciper des galeries et de parcourir la Terre dans différents pays est salutaire. Ramener le Land Art à une pratique urbaine, voire californienne, dévaloriser l’isolement des œuvres est déjà un peu plus discutable. Mais réjouissons-nous que les salles munichoises de la Haus der Kunst se transforment en agora bavarde où débattre de la pertinence de tels choix et réparent assurément nombre de malentendus, documentant avec force et précision un mouvement flamboyant considérablement augmenté.


Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Ends of the Earth. Land Art to 1974 », jusqu’au 20 janvier 2013. Haus der Kunst à Munich. Ouvert du lundi au dimanche de 10 h à 20 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 10 et 7 e. www.hausderkunst.de www.moca.org/landart L’exposition « Ends of the Earth. Land Art to 1974 » a été conçue en partenariat avec le Museum of contemporary Art de Los Angeles où elle était présentée jusqu’en septembre. À cette occasion, le musée américain a développé un mini-site interactif sur lequel les lieux d’intervention des artistes du Land Art dans le monde sont recensés et en accès direct sur les images satellites actuelles. Certaines œuvres ont disparu depuis, d’autres comme celle de Robert Smithson intitulée Spiral Jetty (1970) marquent encore le paysage. Une bible numérique…

Land Art, la référence

Presque vingt ans après la publication de l’ouvrage pionnier de Gilles A. Tiberghien dédié au Land Art, l’éditeur Carré et l’auteur ont travaillé d’arrache-pied à la réédition revue et augmentée. L’affaire n’a pas été sans mal, les droits faramineux de reproduction des œuvres ayant failli condamner l’entreprise. Grâce à la générosité de mécènes via un appel aux dons sur Internet, le livre sort enfin, enrichi de deux chapitres supplémentaires, de quelque cent quatre-vingts nouvelles photographies, d’une bibliographie et d’une filmographie actualisées. À l’époque, le texte de Tiberghien relatait l’expérience des lieux, rassemblait des textes fondateurs enfin traduits et pouvait se targuer d’une vraie affinité avec les artistes. Depuis, différents ouvrages (Jeffrey Kastner, Brian Wallis, Suzaan Boettger, Ben Tuffnell) ont bien été édités en langue anglaise, mais le Land Art de Gilles A. Tiberghien reste une bible. On ne saurait que recommander l’acquisition de cette indétrônable référence, regard aiguisé et singulier sur cette histoire principalement anglo-saxonne.

- Gilles A. Tiberghien, Land Art, Dominique Carré Éditeur, 352 p., 45 q.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°652 du 1 décembre 2012, avec le titre suivant : Land Art - Le grand mezze vert

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