Art moderne - Art contemporain

Là où vivent les artistes

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 24 juin 2014 - 2047 mots

Parallèlement à leur œuvre, peintres et sculpteurs lèguent parfois un lieu, une maison, un atelier… comme un manifeste de la création. Entre découvertes et sites incontournables, L’Œil vous indique, partout en France, quelques-uns de ces lieux « habités ».

CITÉS ET PHALANSTÈRES

Le Musée de la Vie romantique
Paris-9e
Là, sur les contreforts de Montmartre, en cette Nouvelle Athènes, une allée pavée conduit à une demeure dont le vert amande des volets dialogue avec les arbres et les glycines de la cour. L’atelier du peintre Ary Scheffer, rénové par le décorateur Jacques Garcia, enferme la mémoire encore vive du romantisme, de Chopin à Delacroix en passant par Sand. Étourdissant.
www.paris.fr

La Cité fleurie
Paris-13e
Souvent entrouverte, la grille est une invitation au voyage. Les vingt-neuf ateliers sont suturés par des jardins arborés et des cours enclavées. Des outils traînent, des chats flânent, des herbes folâtrent. Nature et culture ont contaminé cette cité qui, construite en 1878 puis sauvée providentiellement de la destruction par l’intervention de François Mitterrand, hébergea Paul Gauguin, Amedeo Modigliani ou Henri Laurens et abrite encore de nombreux artistes. Édénique.

La Ruche
Paris-15e
Là, dans ce passage modeste, non loin des anciens abattoirs de Paris, une grille un peu rouillée. Franchi le seuil se déploie un phalanstère merveilleux, constitué d’une vaste rotonde, vestige du Pavillon des vins de Bordeaux, édifié lors de l’exposition universelle de 1900, et de nombreux ateliers, empilés et branlants, étriqués mais lumineux. Véritable château de cartes, la Ruche fut fondée en 1902 par le sculpteur académique Alfred Boucher et accueillit des abeilles désargentées du nom de Modigliani, Brâncusi et Chagall. Fidèle à sa vocation originelle, l’endroit héberge encore des artistes – peintres, photographes, sculpteurs, graveurs, céramistes – dont le spectateur indiscret peut deviner, entre les arbres centenaires, les ateliers industrieux, pleins d’un silence et d’une solitude recueillis qui, la nuit tombée, se transforment en une émulation fervente. La Ruche est un îlot de résistance où l’art a trouvé refuge, une jungle superbe où le temps s’est d’autant moins arrêté qu’il a continué lentement à couler, insensible au tumulte du monde extérieur. Moins nostalgique que métaphysique.
www.la-ruche.fr

JARDINS & ATELIERS

Les jardins Henri Le Sidaner
Gerberoy (60) Suivant les conseils de Rodin, et imitant l’exil consenti de Monet, Henri Le Sidaner décida de s’installer en 1901 à Gerberoy, dans le Beauvaisis. À la délicieuse maison originelle, le peintre impressionniste annexa bientôt une grange, qu’il transforma en atelier, puis un pavillon, qu’il dessina avec application. Mais ce « doux asile » doit son charme incomparable aux nombreux jardins, pour certains étagés à l’italienne, que l’artiste conçut tels des tableaux. Des rosiers rouges colonisent les murs féodaux, des hortensias touffus scandent les perspectives et le jardin blanc exhibe son luxe immaculé. Là, en pleine synesthésie, Le Sidaner réalisa de nombreuses toiles, décidées à affronter, peut-être à ralentir, l’écoulement du sablier. Expérience rare que de pouvoir ainsi découvrir ces jardins diaprés, modèles encore vivants et vivaces, traits d’union infrangibles entre ce qui fut et ce qui est. Enivrant.
www.lesjardinshenrilesidaner.com

Fondation Claude Monet
Giverny (27) Quarante-trois années durant, de 1883 jusqu’à sa mort, en 1926, Claude Monet fit de Giverny son tropique merveilleux, son Harar domestique. L’atelier fut l’épicentre d’un univers recomposé, avec ses miroirs liquides, son pont japonais. Dialogue de l’air, de la terre et de l’eau. Règne des éléments auxquels le peintre, véritable artificier, adjoint le feu de la peinture. Parfums, reflets et nuances édifient un monde irisé, vacillant et transitoire. Ce jardin, où les joies et les peines passent comme les saisons, le rappelle : l’Éternité est un mot de peintre.
www.fondation-monet.com

Propriété Caillebotte
Yerres (91) Improbable que cette demeure palladienne administrant un domaine de onze hectares. Insensés que ce jardin à l’anglaise, que ce chalet suisse, que cette chapelle néo-romane, que cette orangerie féconde, que cette rivière impromptue. Cette propriété de la famille Caillebotte vit longtemps surgir des toiles faites à son image : silencieuses et splendides, secrètes et précises. proprietecaillebotte.com

MÉMOIRES & PRÉSENCES

Atelier Derain
Chambourcy (78) Braque, Balthus et Giacometti rendirent ici visite à André Derain qui, de 1935 jusqu’à sa mort, en 1954, habita cette fastueuse demeure du XVIIe siècle. Trianon de l’intime qu’enserre un vaste parc, la propriété conserve du maître l’atelier qui, en vertu de sa conservation et de son aménagement, semble paradoxalement habité par une absence. Troublant.
proprietecaillebotte.com

Fondation Hartung
Antibes (06) Construite d’après les plans d’Hans Hartung, la fondation est composée d’une villa, de ses dépendances ainsi que des ateliers de l’artiste et de son épouse Anne-Eva Bergman qui, en 1972, décidèrent de s’établir sur les hauteurs d’Antibes. Au milieu d’oliviers centenaires, cette citadelle ivoirine, avec ses arêtes saillantes et ses lignes épurées, se joue des perspectives, littérales et métaphoriques, manière de regarder plus loin que la mer. Vers l’avenir. www.fondationhartungbergman.fr

Musée Rodin
Meudon (92) C’est en 1895 que Rodin acheta aux enchères cette propriété néo-Louis XIII, sise sur les hauts de Meudon, cette Acropole d’où Paris semblait à portée de main. Si le maître gagnait quotidiennement ses ateliers parisiens pour y mener son grand œuvre et orienter ses assistants, la Villa des Brillants demeura le territoire de l’intime, à l’abri des bruits et des sollicitations impérieuses. Sans cette délicieuse allée de marronniers pour ombilic, cette villa de briques, avec son atelier et sa salle à manger encore chauds du souvenir du maître, semblerait presque isolée du monde. Flanqué d’une partie de la façade du château d’Issy-les-Moulineaux, un musée fut édifié en 1931 afin d’héberger nombre des plâtres de Rodin, manière de révéler un œuvre en blanc, de dévoiler un processus génésiaque souvent tenu pour confidentiel. Disposé sur la tombe de Rodin, Le Penseur ressemble à Poséidon veillant sur une création océanique ou, pour reprendre les mots du secrétaire Rilke, sur « la faune d’un aquarium ». Et quel aquarium.
www.musee-rodin.fr

RÊVES ET MARGES

Closerie Falbala
Périgny-sur-Yerres (94) Un parc de sculptures. En son centre, la Closerie Falbala, jardin de béton armé que ceignent des murs blancs cernés de noir, héberge la Villa, proprement dite, qui renferme à son tour un « cabinet logologique », destiné à la méditation. Beauté gigogne d’un ensemble conçu par Jean Dubuffet, entre 1971 et 1973, comme une épiphanie de son œuvre.
www.dubuffetfondation.com

Ateliers de Chomo
Achères-la-Forêt (77) Bordure méridionale de cette forêt de Fontainebleau qui, depuis que culte est rendu à la Nature, fascine les artistes venus oublier le dévoiement de la ville asphyxiante et trépidante. C’est là que Roger-Edmond Chomeaux (1907-1999), dit « Chomo », vint s’établir après-guerre pour apprendre à désapprendre, pour oublier son passé académique comme la barbarie entrevue dans les camps. C’est là que l’artiste entama sa seconde vie, faite d’un langage parallèle, d’apiculture, de poésie, d’isolement, de sédition, d’art que l’on disait « brut » quand il était féroce. Aujourd’hui, quinze ans après sa disparition, le visiteur médusé peut découvrir, abîmés par le temps qui ravine, ses ateliers totémiques aux noms éloquents – « L’Église des Pauvres», « Le Sanctuaire des Bois brûlés » et « Le Refuge » – et aux formes inquiétantes. Incrustés de tessons de bouteilles, parés de vitraux, sertis de tôle et de plastique, ces ateliers trahissent la liberté et la solitude qui, pensait Chomo, allaient de pair. Magnétique.
chomo.fr

Le Cyclop
Milly-la-Forêt (91) C’est à l’été, quand les feuilles des arbres du Bois des Pauvres en dévoilent progressivement la silhouette, qu’il faut découvrir le gigantesque Cyclop que dressa Jean Tinguely, entre 1969 et 1994. Cette œuvre de vingt-deux mètres de haut, avec sa langue toboggan et son wagon suspendu, ressortit autant à la sculpture qu’à l’architecture. À moins qu’elle ne soit une gigantesque cabane ou un labyrinthe dédaléen, à mi-chemin entre Rudyard Kipling et Babylone.
www.lecyclop.com

La demeure du chaos
Saint-Romain-au-Mont-d’Or (69) À quelques kilomètres de Lyon, dans cet ancien relais de poste, gisent des débris et des rebuts, des totems et des tuyaux, trônent un crâne et un bunker. Symphonie apocalyptique à laquelle ont collaboré plus de 70 artistes qui, sous la baguette de Thierry Ehrmann, exhument Dada et la Factory, accueillent les rêves forclos et les formes enfouies. Percutant. www.abodeofchaos.org

LIEUX ET INVESTISSEMENTS

Église de Saint-Prim
Saint-Prim (38) C’est une expérience, au sens noble du terme, que de pénétrer dans l’église de Saint-Prim que Claude Rutault, méditant sur la circulation liturgique comme sur le pouvoir des images, a conçue comme une œuvre d’art total (1999-2007). À la couleur grès du sol et de la partie basse des murs répond la blancheur immaculée des parties hautes de la nef et de l’abside. Manière de scander l’espace, d’arracher une cohérence à une église dont la nef du XIXe dissonait avec le chœur roman. Fidèle à ses explorations radicales, l’artiste a non seulement créé des éléments majeurs – le baptistère en forme de croix et la fosse de l’abside –, mais aussi dépouillé l’espace de toute ornementation superflue – les tableaux anciens furent repeints dans la couleur de la surface qui les accueille tandis que les sculptures ont été drapées puis regroupées sur un même mur. Gommées la disparité et la confusion, l’église respire une simplicité presque cristalline, réchauffée par les stores de couleur qui, préférés aux vitraux, permettent des audaces comme des modulations infinies. Irisé. saint-prim.fr

Église Louise Bourgeois
Bonnieux (84) Désaffectée avant d’être réhabilitée, cette ancienne église des Récollets fut repensée par Louise Bourgeois. L’ensemble, inauguré il y a dix ans, accueille des œuvres paradigmatiques de l’artiste : fonts baptismaux peuplés de seins, crucifix dotés de mains, vierge de tissu rose et araignée maternelle. Angoisse universelle ou tératologie intime ? Obsédant.
www.egliselouisebourgeois.com

Les Orpellières
Sérignan (34) À quelques hectomètres de la mer, tout près de Béziers. Quoique sombre, l’espace est zébré de lumières – plurielles – qui filtrent par les rares baies ménagées dans cette ancienne ferme viticole. Ambiance ténébreuse, presque ténébriste. Caravagesque. Ici, l’artiste monténégrin Dado (1933-2010) a laissé libre cours à son théâtre de la cruauté, peuplé de sculptures chaotiques et de peintures cruelles. Une nouvelle Lascaux, entre Artaud et Basquiat.
www.dado.fr

ESPACES ET ENVIRONNEMENTS

Refuges d’art
Autour de Digne-les-Bains (04) Représentant majeur du Land Art, le sculpteur Andy Goldsworthy a imaginé sur le territoire dignois un vaste parcours sur l’enclave protégée de la réserve écologique de Haute-Provence. Il propose ainsi de relier trois « sentinelles » – trois balises ovoïdes de pierre – et autant de vallées, au terme d’un parcours qui, s’il est effectué sans discontinuer, se distingue par son exigence artistique, topographique et physique. Désireux d’exhumer une histoire précaire, presque oubliée, faite de chemins escarpés, de fermes délabrées et de chapelles abandonnées, l’artiste a retenu sept « refuges » qui, destinés à héberger le promeneur le temps d’un repas ou d’une nuit, abritent tous une œuvre spécifique, véritable épiphanie de la pureté géologique des lieux – arche de pierre, oculus énigmatique, sinuosités craquelées, failles blanches. 150 kilomètres plus loin et 10 jours plus tard, le visiteur sera devenu randonneur, certain que la création n’est autre qu’une longue marche, éprouvante et réjouissante.
www.refugedart.fr

La Chambre des certitudes
Arboussols (66) Il faut gravir un sentier chaotique et épineux et aride pour accéder au sommet du Roc del Maure. Là, face à l’Infini et au Canigou, une porte de bois fichée dans une masse rocheuse semblerait presque hospitalière. Elle enferme un ermitage ahurissant, une cellule de dix mètres carrés, tapissée de cire d’abeille, conçue en 2000 par l’artiste allemand Wolfgang Laib. L’odeur de la cire, réveillée par une modeste ampoule, embaume les sens et asphyxie les évidences. Spirituel. www.waxroom.fr

Le Carré rouge
Villars-Montroyer (52) En ce règne du vert, la campagne châtillonnaise abrite près d’un étang un étrange cube rouge. Il faut en faire le tour pour découvrir sa vaste baie vitrée et comprendre qu’il s’agit d’un gîte. D’un côté, une énigme plastique, de l’autre, une troublante transparence. Un « tableau-refuge » (1997), imaginé par Gloria Friedmann, loin de l’opulence et près du silence.
www.tourisme-langres.com

Exposition SUR LES ATELIERS À AIX

L’atelier est un antre, une thébaïde. Rares sont ceux qui ont pu en franchir le seuil. Intime, trop intime sans doute. Balzac l’a imaginé, avec Le Chef-d’œuvre inconnu (1831). Genet l’a vécu, avec L’Atelier d’Alberto Giacometti (1958). Les photographes, eux, furent les rares sentinelles autorisées, ce que nous rappelle cette exposition fluide dans laquelle se croisent Hartung, Braque ou Arikha sous l’œil indiscret, jamais importun, de Villers, Doisneau ou Cartier-Bresson. L’atelier, sublime épiphanie de l’œuvre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°670 du 1 juillet 2014, avec le titre suivant : Là où vivent les artistes

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