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ETHNOLOGIE

La mission Dakar-Djibouti, étape fondatrice de l’ethnologie française coloniale

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 23 mai 2025 - 1225 mots

Entre 1931 et 1933, une équipe d’ethnologues et de scientifiques a parcouru l’Afrique d’ouest en est pour collecter des milliers d’objets. Longtemps érigée en modèle, cette mission a marqué l’ethnologie française née en contexte colonial.

Les membres de l'expédition à l'entrée d'un village, dans la région à Gondar, en Éthiopie, en juillet 1932. Marcel Griaule et tout à gauche, Michel Leiris à l'opposée sur la droite. © Musée du quai Branly - Jacques Chirac / Pauline Guyon
Les membres de l'expédition à l'entrée d'un village, dans la région à Gondar, en Éthiopie, en juillet 1932. Marcel Griaule et tout à gauche, Michel Leiris à l'opposée sur la droite.
© Musée du quai Branly - Jacques Chirac / Pauline Guyon

À son retour en France en février 1933, la mission Dakar-Djibouti avait collecté plus de 3 600 objets, 200 oiseaux, des milliers d’insectes, et compilé environ 15 000 fiches thématiques. S’y ajoutent 6 000 photographies et des dizaines d’heures de films sur pellicule, ainsi que des centaines de pages de notes prises par les membres de la mission : jamais auparavant une mission scientifique française n’avait rapporté autant d’informations. Comme le souligne l’anthropologue Éric Jolly (CNRS), commissaire associé de l’exposition « Mission Dakar-Djibouti », « l’ethnologie professionnelle en France a débuté plus tard que dans les autres pays européens », et cette mission visait à rattraper le retard tout en « institutionnalisant l’ethnologie française». Porté par Marcel Griaule, ethnologue spécialiste de l’Afrique, le projet d’une mission scientifique de grande ampleur est présenté en 1930 à l’Institut d’ethnologie (rattaché au ministère des Colonies dès sa création en 1925). Griaule s’inspire de la célèbre « Croisière noire » de Citroën (1924-1925), expédition automobile emblématique de l’esprit colonialiste de l’époque, mais son projet s’appuie sur des bases scientifiques : il ne s’agit pas de parcourir en voiture des territoires plus ou moins vierges, mais d’accumuler des connaissances. Les deux « parrains » de la mission sont l’Institut d’ethnologie et le Musée d’ethnographie du Trocadéro (futur Musée de l’Homme), deux institutions publiques liées à la politique coloniale du gouvernement français.

L’empreinte du colonialisme

Car dès son origine la mission reçoit le soutien du gouvernement et de l’administration coloniale, et un financement exceptionnel : en mars 1931, Griaule obtient 700 000 francs [près de 475 000 € actuels] des deux chambres du Parlement, ce qui donne à la mission un statut officiel et légitime. Ce soutien par voie législative est « unique dans l’histoire de l’ethnologie française », signale Éric Jolly, et témoigne d’un « lobbying scientifique » efficace. En effet, Griaule et ses collègues utilisent la presse pour faire connaître leur projet, avec la participation active du Musée d’ethnographie qui rassemble des mécènes et sponsors divers. Lorsqu’elle quitte la France pour Dakar le 19 mai 1931, la mission composée de onze chercheurs est donc parfaitement légitime aux yeux du gouvernement et de l’administration coloniale en Afrique, quand bien même Griaule conserverait des doutes sur les relations à entretenir avec cette dernière.

Avant le départ, Griaule a rédigé avec l’écrivain, critique d’art et ethnologue Michel Leiris une série d’instructions destinées aux administrateurs coloniaux pour faciliter le travail de collecte sur le terrain : Griaule a-t-il mis l’administration au service de la mission au lieu de servir l’administration coloniale ? Toujours est-il que le contexte colonial pèse lourd sur les méthodes de collecte, qu’il s’agisse des entrées sur les fiches thématiques ou du statut des informateurs locaux. Sur les fiches, l’identité du fabricant ou producteur de l’objet collecté ne figurait jamais, contrairement à celle du propriétaire (chef de tribu, membre d’une société secrète). De même, selon les commissaires de l’exposition, « l’ethnie restait le critère principal pour déterminer la provenance des objets », comme elle l’était dans l’administration coloniale pour catégoriser les individus. Même si l’équipe s’entourait de nombreux interprètes et assistants africains, la mission, relève Éric Jolly, « reste toujours à distance de ceux qu’elle étudie », respectant la hiérarchie coloniale. Et surtout, sur les quatorze pays traversés d’ouest en est de l’Afrique, seule l’Éthiopie était indépendante et non colonisée : l’ensemble de cette mission était marqué de l’empreinte du colonialisme.

Les objets rituels, acquis par la force ou le mensonge

Certains sujets étudiés par les scientifiques révèlent aussi l’influence du colonialisme, comme la focalisation sur les rituels et les sociétés secrètes : les membres de la mission ont en effet très vite concentré leurs efforts de collecte sur les objets rituels, dans l’idée que « les sociétés africaines seraient censées se protéger du monde extérieur par leur culture du secret » car menacées dans leur identité par la modernité, comme le rappellent les commissaires de l’exposition. L’ethnologie aurait donc le devoir de « sauver » ces cultures de l’oubli en collectant le maximum d’objets avant leur disparition et en observant les structures sociales, les langues et les artefacts, y compris par l’intrusion. D’où le passage d’une collecte large et méthodique à une collecte ciblée, comme en pays dogon (Mali actuel) où ce sont les objets et tenues liés aux rituels qui sont rapportés à l’issue d’un séjour de plusieurs mois. De même, la durée du séjour en Éthiopie (cinq mois à Gondar) révèle une fascination pour les rites chrétiens et les fresques des églises, ainsi que pour les manuscrits (du XVe au XVIIIe siècle) dont plus de 370 sont rapportés en France. Comme Leiris le révèle en 1934 dans L’Afrique fantôme (Gallimard), certains des objets ont été acquis par la force ou le mensonge, ce qui n’est guère surprenant en contexte colonial, mais cette révélation provoquera la rupture avec Griaule.

Les membres de la mission autour du bateau portant l'acronyme de la Société des Amis du Musée d'Ethnographie du Trocadéro, SAMET, avant le départ de l'expédition, photographie prise en mai 1931. © Musée du quai Branly / Studio G. L. Manuel Frères
Les membres de la mission autour du bateau portant l'acronyme de la Société des Amis du Musée d'Ethnographie du Trocadéro, SAMET, avant le départ de l'expédition, photographie prise en mai 1931.
© Musée du quai Branly - Jacques Chirac / Studio G. L. Manuel Frères

Enfin, la collecte d’échantillons animaux et végétaux est elle aussi imprégnée de colonialisme, voire d’une « frénésie de collecte », comme le dit Didier Houénoudé, commissaire associé et professeur à l’université Abomey-Calavi (Bénin), qui cite les très nombreuses calebasses rapportées en France (fruit d’une cucurbitacée très commune en Afrique). En réalité, cette mission était connotée comme coloniale avant même son début, puisque le matériel de recherche avait été exhibé en 1931 à l’Exposition coloniale internationale de Paris.

Un héritage durable soumis à une relecture contemporaine

Au retour en France, le matériel collecté est transféré au Musée d’ethnographie dont il constitue le socle des collections, et dont il sert le projet de modernisation. Dès juin 1933, le musée expose une sélection d’objets et de documents de la mission dans une grande salle « Afrique noire », puis crée un département d’Afrique noire dirigé par Leiris. Une grande partie des collections du musée est aujourd’hui conservée au Musée du quai Branly - Jacques-Chirac, dont la collection de la mission Dakar-Djibouti. L’héritage intellectuel de la mission est durable en France, y compris dans des détails : la fiche thématique à neuf critères mise au point pendant « Dakar-Djibouti » reste le modèle des ethnologues sur le terrain jusqu’à la fin du XXe siècle. Une observation multidisciplinaire des sociétés étudiées et une collecte organisée constituent le fondement du travail ethnologique tel qu’envisagé à l’époque.

Cette mission donne naissance à d’autres missions africaines françaises jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, qui reprennent les mêmes méthodes. Si Leiris critique certains de ces procédés dès 1934, c’est à partir des années 1980 et 1990 seulement que la mission fait l’objet de réévaluations dans les milieux universitaires. Gaëlle Beaujean, responsable des collections Afrique au Quai-Branly et commissaire générale de l’exposition, précise que « le regard critique sur cette mission émerge dans les années 1990, avec la réédition en 1995 de L’Afrique fantôme, une édition avec un apparat critique et des extraits de la correspondance de Leiris ». Suivent plusieurs expositions en Europe qui portent un regard nouveau sur « Dakar-Djibouti », et de nombreux articles de chercheurs africains qui examinent cette mission selon un point du vue local, dans une perspective postcoloniale. Plus récemment, cette mission a été critiquée dans le cadre du débat sur les restitutions car une partie des objets collectés ont été acquis de manière illégale : la France instruit actuellement la demande de restitution présentée par le Mali où figurent 80 objets de la mission dont la provenance pose problème.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°655 du 9 mai 2025, avec le titre suivant : La mission Dakar-Djibouti, étape fondatrice de l’ethnologie française coloniale

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