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Querelle

Musée de l’Homme, un divorce mal vécu avec le Quai Branly

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 13 octobre 2015 - 1116 mots

PARIS

Près de douze ans après le départ d’une partie de la collection du Musée de l’Homme pour le Musée du quai Branly, la déchirure n’est pas encore complètement cicatrisée.

La coïncidence veut que l’inauguration du nouveau Musée de l’Homme puisse être célébrée à la veille du dixième anniversaire de l’ouverture du Quai Branly, en juin 2016, le musée qui en émane, et du vingtième anniversaire de son annonce par le président Jacques Chirac. Il y a peu de chance que ce dernier s’en vante, tant cette scission a été vécue comme une grande déchirure. À l’époque, le Musée de l’Homme avait été exclu de la conception de ce qui s’appelait encore bêtement « musée des arts premiers ». Aujourd’hui, au Trocadéro, se joue la réponse du berger à la bergère : le Muséum s’est bien gardé d’associer en profondeur le Quai Branly à sa réflexion. Après moult rapports, il a choisi de nourrir un projet auto-référentiel.

Revanche
Le directeur du laboratoire d’éco-anthropologie et d’ethnobiologie, Serge Bahuchet, se trouve au cœur du nouveau programme. Il se félicite des dépôts consentis par le Musée du quai Branly pour sa « Galerie de l’Homme », formulant cet espoir : « Les anciens quittent la scène… Le personnel change dans les deux musées, on peut donc s’attendre à ce que le traumatisme initial s’estompe. » Le même déplore cependant l’impossibilité d’enrichir les collections à partir des collectes effectuées sur le terrain : « Comme le Quai Branly acquiert des objets en fonction de leur valeur esthétique et n’a pas de mission ethnographique, il n’y a plus en France de collection nationale d’ethnographie vivante, documentant le monde contemporain. C’est un vrai problème. »

Alors le Musée de l’Homme prendra-t-il sa revanche ? Dans le silence des tutelles, derrière son département d’« anthropologie culturelle », tramerait-il une reconstitution de ligue dissoute ?
Le musée ne s’est en effet jamais remis de la fermeture de sa galerie d’ethnologie, en 2003. La collection européenne est partie pour Marseille, dans ce fourre-tout qui a pour nom « Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée ». Les 300 000 autres objets ainsi que la bibliothèque d’ethnologie et les 700 000 photographies avaient été transférés sur ordre de Jacques Chirac au futur musée du quai Branly, avant de faire l’objet d’une campagne de restauration. Une grève de deux mois n’y a rien changé. Conservateurs et ethnologues se sont insurgés à un point tel que certaines pièces ont dû littéralement leur être ôtées de force. Ils protestaient contre une « esthétisation », plaçant selon eux les objets « sous un regard ethnocentré ». Ils ont été stupéfaits de l’arrivée quai Branly d’une équipe néophyte : un brillant énarque, un conservateur d’art moderne pusillanime et une administratrice proclamant à qui voulait l’entendre qu’elle préférait son chien aux hommes.
Bon gré mal gré, certains, tel l’anthropologue Maurice Godelier, ancien assistant de Claude Lévi-Strauss, et proche du Parti socialiste, ont rejoint le nouveau musée. Fort de sa fréquentation (1,4 million de visiteurs), il a eu beau accueillir les revues savantes ou organiser des colloques, son image souffre encore de la « violence politique » qui a présidé à sa naissance, pour reprendre une expression d’un acteur de l’époque.

Déréliction
Résultat, une de ces crispations idéologiques absurdes dont la France est championne : la science a été opposée à l’esthétique. Les uns ont été accusés de sacrifier la connaissance à la beauté, les autres d’avoir entreposé leurs artefacts sous la poussière dans un palais fantôme. Serge Bahuchet s’élève contre ce « mauvais procès » en rappelant les expositions organisées et les essais de rénovation des galeries, enrayés par le manque d’argent. Comme le résume si bien Bernard Dupaigne, qui a dirigé le laboratoire d’ethnologie jusqu’en 1999, « c’est tellement plus facile quand vous avez 50 millions par an plutôt que zéro ! » Dans une volumineuse thèse (non publiée), il admet néanmoins que son musée, déjà désargenté, avait perdu la partie depuis la suppression de son poste de directeur au sein du Muséum, en 1972, à la suite du scandale d’un détournement de fonds. L’institution fut en réalité laissée à l’abandon des décennies durant.

Cette déréliction a été sanctionnée par la mise à mort des années 2000. Un homme s’est trouvé au cœur de cette controverse : Jacques Kerchache. Ce marchand d’art africain, dont le discours avait séduit Chirac sous les cocotiers de l’île Maurice, n’est pas « le père du Quai Branly » comme on le dit souvent. Au contraire, il était défavorable à un nouveau musée, dont il craignait qu’il ne perturbe son propre objectif : faire entrer l’art primitif au Louvre – contre la volonté de ses conservateurs.

En 1990, dans le sillage des appels en leur temps d’Apollinaire et de Félix Fénéon à rapprocher l’art nègre de la sculpture antique et de la Renaissance, Kerchache publia dans Libération un manifeste intitulé : « Les chefs-d’œuvre du monde entier naissent libres et égaux. » Il reçut l’appui de 150 personnalités, de Michel Leiris à Léopold Sédar Senghor en passant par Jean Tinguely. En 2004, déjà atteint d’un cancer qui allait bientôt l’emporter, il accomplit son rêve au pavillon des Sessions du Louvre. Il définissait alors cette galerie comme une « autobiographie » – ce qui ne pouvait que révulser les hommes de science. Lui-même ne dissimulait pas son mépris pour « ces penseurs en chambre ». Cet homme haut en couleur était un vrai pirate. Sa réputation sulfureuse a brouillé son propos : un choc esthétique lui semblait nécessaire pour faire reconnaître la noblesse des peuples bantous, esquimaux ou papous. Il ne cherchait pas l’explication, mais l’émotion, comme en témoigne son accrochage. En fait, ce produit tardif de la pensée du XXe siècle se trouvait déjà à contre-courant de la muséographie moderne, insistant sur la valeur du contexte. Depuis, personne n’a eu le cœur de rouvrir ce débat et d’envisager le rapatriement de ces chefs-d’œuvre au Quai Branly.

La sombre et mystérieuse muséographie de Jean Nouvel et le clinquant de certaines expositions au Quai Branly n’ont rien fait pour arranger les choses. Un chercheur du CNRS comme Bernard Sergent qualifiait son ouverture de « régression culturelle » – n’hésitant pas à comparer les objets ravis au Musée de l’Homme aux sans-papiers « traqués au cœur de l’Europe ». Tout en déplorant la liquidation de l’ethnologie au Palais de Chaillot, Bernard Dupaigne faisait observer que « la majorité de la profession » s’en était détournée depuis longtemps « parce qu’il ne répondait plus aux questions théoriques qui étaient les leurs ». Avec l’arrivée d’une nouvelle génération, désireuse d’insister sur les rapports de l’humanité avec la nature, le nouveau Musée de l’Homme saura-t-il s’affranchir de cette conscience douloureuse ?

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La collection des moulages ethnographiques du Musée de l'Homme. © Photo : Jacques Vekemans/Musée de l'Homme.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°443 du 16 octobre 2015, avec le titre suivant : Musée de l’Homme, un divorce mal vécu avec le Quai Branly

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