Le Musée d’Orsay rend hommage à l’un des plus grands portraitistes américains. Formé à Paris dans les années 1870, il croque la société mondaine de la Belle Époque. Quelque 90 œuvres sont à admirer jusqu’au 11 janvier, dont certaines inédites en France.
Brillant portraitiste de la Belle Époque, John Singer Sargent (1856-1925) est un véritable prodige. Né en Italie, mais Américain de nationalité et d’éducation, il parle quatre langues, excelle au piano et nourrit très tôt un appétit pour l’art. Déçu par la formation reçue aux Beaux-Arts de Florence, il met le cap sur Paris, alors capitale de la peinture moderne. À tout juste 18 ans, il se présente ainsi chez le portraitiste le plus admiré de l’époque : Carolus-Duran (1837-1917). Ce dernier est stupéfait par son talent et le prend sous son aile. Dans son atelier, il perfectionne la construction illusionniste des volumes grâce aux contrastes de tons, ainsi qu’une touche fluide et vibrante. Virtuose, il se distingue par une technique irréprochable qui lui permet de cerner la psychologie de ses modèles comme aucun autre. En un rien de temps, le dandy va ainsi dépasser le maître et s’imposer de manière fulgurante comme l’un des meilleurs portraitistes de la vie mondaine parisienne ; tout en renouvelant ce genre codifié.
Hormis certains portraits de commande plus consensuels, Sargent bouleverse sans cesse les codes du portrait public. Ce genre répond en effet à une série de règles tacites. Il est, par exemple, d’usage de représenter un homme dans son habit de ville, d’ordinaire sombre et strict. On le montre par ailleurs sans bijou, ni décorum, en soulignant son éminente position sociale. La posture se doit d’être la plus virile possible, la décontraction et la mollesse étant des tares alors attribuées à la gent féminine. Dans ses effigies masculines, l’artiste semble prendre un malin plaisir à inverser ces valeurs. Le Docteur Pozzi, connu pour être un vrai Don Juan, nous reçoit ainsi dans son intimité, vêtu d’une sublime robe de chambre rouge sang. Une teinte flamboyante que l’on retrouve dans les épais rideaux, donnant au médecin un air de personnage de théâtre. Cette mise en scène audacieuse ainsi que sa posture et le traitement sophistiqué de ses mains graciles lui confèrent une sensualité déroutante pour le spectateur du XIXe siècle.
Contrairement à la majorité de ses confrères, Sargent n’est pas fasciné par la Ville Lumière, en tant que sujet. On connaît ainsi très peu de scènes de la vie parisienne de sa main. Paris est surtout son centre de gravité, le lieu où il réside et expose, et d’où il part en voyage. Il ramène de ses nombreuses pérégrinations quantité d’objets, de photographies ainsi que des dessins qui alimentent son art. Une fois rentré dans son atelier, il en tire des compositions surfant sur l’exotisme alors en vogue, tout en le mâtinant d’une dose de mystère et de sensualité, qui est sa marque de fabrique. Ces œuvres lui assurent un succès considérable au Salon. Ce tableau énigmatique, filtrant avec la monochromie, est un parfait exemple de sa démarche. De son périple au Maroc, il rapporte de nombreuses études et clichés ethnographiques qu’il compulse dans cette élégante composition représentant une splendide jeune femme parée de bijoux berbères, comme saisie dans l’intimité de son patio, affairée à réaliser un rite envoûtant.
Malgré la beauté et la perfection technique de ses tableaux, ses contemporains ne peuvent s’empêcher de trouver certaines de ses toiles bizarres et un brin malaisantes. Ce « spectacle étrangement inquiétant » pour reprendre la formule de l’écrivain Henry James est particulièrement prégnant dans ses effigies d’enfants. Celles des filles d’Edward Darley Boit suscitent ainsi une certaine gêne. Les quatre sœurs âgées de 4 à 14 ans sont étonnamment éparpillées dans cette immense composition d’un format digne du portrait d’une famille royale. Cette toile de presque 5 m2 est surtout occupée par le vide et une grande ombre centrale qui interpelle, tout comme la fixité des visages et le regard un peu perdu des fillettes. De plus, l’aînée, qui devrait être la vedette du tableau, est presque cachée, de profil dans l’obscurité. L’échelle est totalement fausse car les vases asiatiques sont représentés de manière disproportionnée, renforçant une sensation de perte de repères. Le paravent rouge, lui, semble sur le point de tomber.
Peintre stratège, Sargent a rapidement compris le bénéfice qu’il pouvait tirer de la production de superbes portraits de personnalités en vue. S’il a besoin de portraits de commande pour vivre de son art, il réalise aussi de nombreux tableaux de son propre chef en demandant à des figures du Tout-Paris de poser pour lui sans contrepartie. Il a en effet conscience que ces modèles célèbres lui permettront de se faire remarquer au Salon où la compétition est sans merci. En réalisant le portrait de Virginie Gautreau, une figure de proue de la vie mondaine par ailleurs considérée comme l’une des plus belles femmes de l’époque, il espérait faire un coup d’éclat, mais ne se doutait sûrement pas du scandale qu’il allait déclencher. Cette femme fatale met en effet le feu à Paris : on ne parle plus que de cette impudique au décolleté trop profond, à l’attitude hautaine et au visage excessivement fardé. Le peintre a même dû amender la composition originelle, dans laquelle une seule des épaules du modèle porte une bretelle.
Sa trajectoire aurait pu n’être qu’une éblouissante comète car le scandale de Madame X est tel qu’il a failli tuer dans l’œuf sa prometteuse carrière. C’est d’ailleurs cet esclandre qui l’incite à quitter la France pour Londres. Toutefois, il reste proche de la scène culturelle parisienne, notamment de Claude Monet (1840-1926), et continue d’exposer au Salon jusqu’en 1905. Paradoxalement, la consécration lui vient d’une autre femme fatale : La Carmencita. En 1892, il expose le portrait plus grand que nature de cette fameuse danseuse espagnole. Un choix osé car la démesure de la toile, la sensualité du modèle, le caractère érotique de la danse andalouse, ainsi que la pose altière et le maquillage appuyé de cette star du music-hall auraient pu raviver le souvenir du scandale. Pourtant Sargent tient sa revanche sur les critiques car cette immense toile triomphe en France. L’œuvre est unanimement admirée et achetée par l’État pour le Musée des artistes vivants (actuel Musée du Luxembourg). À 36 ans, l’ancien proscrit est ainsi élevé au rang de maître moderne.
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John Singer Sargent, virtuose portraitiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°790 du 1 novembre 2025, avec le titre suivant : John Singer Sargent, virtuose portraitiste







