Art contemporain

XXE SIÈCLE

Jean-Jacques Lebel, la fabrique d’une collection

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 29 septembre 2020 - 763 mots

NANTES

Après « Itinéraires » en 2017-2018, le Musée d’arts de Nantes poursuit sa présentation du fonds de dotation de l’« artiste-collecteur ». La folie, les états-limites et l’érotisme en sont quelques-uns des aiguillons.

Nantes.« Archipel », ou« ensemble d’îles disposées en groupe sur une surface maritime plus ou moins étendue», selon la définition du dictionnaire. Ce terme, un accélérateur d’imaginaire en quelque sorte, a été choisi par le Musée d’arts de Nantes pour la présentation d’une nouvelle partie du Fonds de dotation Jean-Jacques Lebel. On pourrait également parler de rhizome pour évoquer ce « dispositif autonome, nomade, composé d’un millier d’œuvres relevant d’époques et d’horizons différents », ainsi que la collection est décrite dans le texte d’introduction au catalogue. Indiscutablement, le contrat est rempli grâce à un parcours tout sauf linéaire et de sa scénographie étonnante.

Dès le patio du musée, le visiteur se trouve face à un immense échafaudage, une version originale d’une de ces installations-chantiers qui se multiplient dans le champ de l’art contemporain. Les pièces de nature hétéroclite accrochées sur cette structure en devenir, soit des œuvres de Camilla Adami, Stéphane Pencréac’h, Erró, Philippe Hiquily et un objet issu de la guerre de 1914-1918, résument parfaitement l’esprit de la collection de Jean-Jacques Lebel. Pour ce dernier, il ne s’agit pas de réunir un ensemble muséal qui se plierait aux classifications de l’histoire de l’art, mais de se concentrer sur « toute activité artistique, littéraire, philosophique qui se soulève contre l’ordre existant ». Rejetant ce qu’il nomme la « machine capitaliste », pour laquelle l’œuvre se réduit à sa valeur marchande, Lebel a depuis toujours opté pour des pratiques difficilement monnayables, essentiellement des performances. À Nantes, une quantité importante de photographies en est la trace.

Le surréalisme et Fluxus

« Écrivains artistes, artistes poètes », « La fabrique du regard : Dada, surréalisme », « Rêves, travail de l’inconscient, hallucination, visions », « Happenings, actions Fluxus et performances » ou encore « Éros » : les différents chapitres sont logés dans les galeries latérales du patio et aussi dans une salle du premier étage.

On peut commencer par les splendides encres de Victor Hugo dont on ne se lasse jamais. Qu’il s’agisse des Nocturnes ou des « paysages à l’aube », ces petits dessins à l’encre surgissent comme des apparitions. Forme agitée (1864-1865), ce miracle de légèreté, n’a rien à envier aux travaux tachistes que les artistes pratiqueront des décennies plus tard. À leurs côtés, les esquisses de Baudelaire ou d’Apollinaire sont davantage des curiosités que de véritables œuvres d’art. Ailleurs, la planète dada-surréaliste met en scène des figures : Max Ernst avec un portrait de Breton, Breton lui-même avec un collage ou Tristan Tzara avec une aquarelle, accompagnés d’une statuette Moaï Papa ou d’une œuvre de l’artiste naïf Augustin Lesage. Si l’on reconnaît l’importance des cadavres exquis, cette forme de liberté inventée par les surréalistes, on ne partage pas nécessairement l’admiration de Lebel pour Picabia et son kitsch, prétendument subversif.

Plus loin, quelques documents et « objets » – Electric Guitar, The music store, de Joe Jones (1968-1969) – rappellent les liens entre Lebel, un des pionniers des happenings en Europe, et Fluxus.

Particulièrement riche, et ce n’est pas une surprise, est la partie consacrée à Éros, un thème qui ne laisse aucun créateur indifférent. Si les œuvres de George Grosz, d’André Masson, de Pierre Klossowski ou de Hans Bellmer ne sont pas des découvertes, il en va autrement de l’étrange collage de Joseph Cornell (Rainbow Nude, 1962) ou de l’impressionnant relief en plâtre de cette excellente sculptrice, un peu oubliée, que fut Isabelle Waldberg (Sans titre, 1944-1945).

Quelques « personnalités » ont droit à un traitement privilégié, tels Duchamp et Breton que Lebel a connus et admirés, Michaux et surtout Artaud. Ces deux derniers, qui auraient pu figurer parmi la les écrivains artistes, sont rapprochés ici pour avoir fait l’expérience d’états-limites. Cependant, la différence entre les travaux de Michaux qui pratique sous l’emprise d’un psychotrope des dessins dits « mescaliniens » et l’œuvre d’Artaud est frappante. Chez le premier, qui considère que « toute forme est ouverte, toute configuration mouvante », on sent malgré tout une volonté de contrôle, probablement due à son expérience artistique. Avec le second, le visiteur reste saisi par quelques dessins « bruts » qui tentent dans un effort exceptionnel, désespéré, de conserver leur charpente, de fondre les morceaux épars dans une improbable unité, désirée et jamais réalisée. Tout laisse à penser qu’Artaud nous jette à la figure son attente impossible d’une forme qui, plus qu’une configuration visuelle, doit être une source de respiration, de parole, d’exclamations, bref, une « boule à cris ».

En dernière instance, avant de s’embarquer sur un bateau ivre, l’artiste « normal » vérifie bien qu’il possède son billet de retour. Artaud, lui, n’a pas le luxe de l’alternative.

Archipel, fonds de dotation Jean-Jacques Lebel,
jusqu’au 18 octobre, Musée d’arts de Nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, 44000 Nantes.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°551 du 18 septembre 2020, avec le titre suivant : Jean-Jacques Lebel, la fabrique d’une collection

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