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Les successions d’artistes, une question à anticiper

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 4 mars 2022 - 1165 mots

Faute d’avoir été préparées, et parce que leur gestion ne va pas sans affects ni choix complexes, les successions d’artistes ne se déroulent pas toujours dans la sérénité, comme en témoignent plusieurs exemples récents et moins récents.

France. La mort, cette chose obscène, ainsi qu’il le disait lui-même, hantait l’œuvre de Christian Boltanski. Pourtant il n’avait pas prévu la sienne. Sa disparition soudaine, en juillet 2021, laisse place non seulement à un sentiment de perte, mais à un moment de confusion. Car si l’artiste a bien rédigé un testament, celui-ci désigne son épouse, l’artiste Annette Messager, comme titulaire du droit patrimonial, et une autre personne, dont il était depuis des années très proche, comme titulaire du droit moral. Ces deux ayants droit doivent donc s’entendre pour que la succession de l’œuvre soit gérée au mieux. Dans l’attente, les galeries de l’artiste – Marian Goodman (Paris, Londres, New York) et la Galería Albarrán Bourdais (Madrid), qui l’accompagnait dans ses nombreuses productions à travers le monde – assurent la logistique de ses expositions, comme celle qui doit avoir lieu au centre d’art Le Manège, à Saint-Pétersbourg, à partir de la mi-mars, et que Boltanski avait eu le temps de concevoir. Par la suite, estime Christian Bourdais, « le mieux serait sans doute, vu l’importance de l’œuvre, que celle-ci soit gérée par une fondation dédiée et dotée d’un comité d’experts ».

Des successions souvent longues et compliquées

Lorsqu’un artiste disparaît, qu’advient-il de son œuvre ? Juridiquement, l’ouverture de sa succession est soumise aux règles du code civil et donne lieu au partage des biens entre les héritiers. Ces derniers, pour diverses raisons, ne sont cependant pas toujours les plus à même de s’en occuper. « Le maître mot d’une bonne succession, c’est : anticiper, explique l’avocat Olivier de Baecque. » Car l’histoire de l’art est pleine d’histoires de successions longues et compliquées et de tensions familiales, dont certaines donnent encore lieu aujourd’hui à des rebondissements. Ainsi ce récent projet de vente sous la forme de NFT (non-fungible token) d’une œuvre de Picasso, qui a été aussitôt démenti. « Madame Marina Ruiz Picasso, Monsieur Florian Picasso, l’Administrateur de la Succession Picasso – Monsieur Claude Ruiz Picasso – ainsi que Picasso Administration tiennent à préciser qu’il n’existe à ce jour aucun NFT “Picasso” autorisé par la Succession Picasso, le NFT de Monsieur Florian Picasso – et des artistes avec lesquels il collabore – étant une création propre, indépendante de toute revendication vis-à-vis de Pablo Picasso et de ses œuvres. L’information […] selon laquelle les héritiers Picasso se seraient lancés sur le marché des NFT […] est donc parfaitement erronée », peut-on lire depuis fin janvier sur le site de Claude Picasso, l’administrateur judiciaire de l’indivision Picasso. Quant à la succession Vasarely, vingt-cinq ans après sa mort, d’arbitrage frauduleux en détournement d’œuvres, elle n’est pas encore totalement réglée. Le 1er février dernier, la cour d’appel de Paris a ainsi ordonné la restitution à la Fondation de 87 œuvres ayant servi en 1995 à payer les notes d’honoraires de l’avocat Yann Streiff, depuis radié du barreau.

Le cas Truphémus, un gâchis

« Les problématiques sont très variables d’un artiste à l’autre selon ses objectifs, sa structure familiale, sa notoriété et l’importance de son stock, qui représente l’essentiel de l’actif », observe Maître Olivier de Baecque. Tous les créateurs ne trouvent pas non plus le temps ou la distance nécessaires pour envisager leur travail du point de vue de la postérité. La disparition, en septembre 2017, du peintre Jacques Truphémus en offre un exemple navrant. Cet héritier spirituel de Bonnard, à contre-courant de son époque, fut considéré par Balthus comme l’un « des plus grands peintres français ». Peu soucieux cependant de sa renommée posthume, il laissa derrière lui un stock d’œuvres qui revint à un lointain parent, neveu de sa femme. Ce dernier, placé dans l’obligation de régler les droits de succession, et malgré les avis contraires de proches de l’artiste, amateurs ou experts, fit organiser à la hâte une vente publique pour s’en acquitter. Réunissant 181 œuvres, la mise à l’encan se tint en septembre 2018 à la maison de ventes lyonnaise Bérard-Péron dont les estimations (à partir de 150 euros !) furent jugées très basses. De nombreuses toiles non signées, dont on peut d’ailleurs se demander si l’artiste aurait souhaité les voir circuler, furent bradées, pour les plus petits formats, à partir de 1 400 euros. Le record, un Intérieur de café, soir (2010) avec cachet de l’atelier, adjugé 41 000 euros, fut relativement conforme à la cote de l’artiste. Toutes les œuvres de l’atelier de Truphémus ont ainsi été dispersées, ce que déplore le galeriste parisien Claude Bernard, qui exposait le peintre depuis ses débuts. « C’était indigne de mettre ainsi toutes ces œuvres sur le marché », estime-t-il. « C’était abject ! », renchérit le journaliste Denis Lafay, auteur de deux ouvrages de référence sur Truphémus, qu’il connaissait très bien. « Se rendre à cette vente, cela aurait été s’en rendre complice. » Quelques jours avant la vacation, ce conseiller éditorial à la Tribune avait publié un « cri de colère » dans les colonnes du journal, s’interrogeant sur les circonstances de ce gâchis. En effet, bien que la succession n’ait pas été préparée, il aurait été souhaitable et possible de procéder autrement qu’en liquidant dans l’urgence le contenu de l’atelier. Contracter un emprunt bancaire pour payer les droits, ou effectuer une dation, par exemple au Musée des beaux-arts de Lyon, solution « idéale sur les plans artistique, patrimonial et même fiscal », souligne Denis Lafay.

Fonds de dotation, avantages et inconvénients

Faute de choisir de confier la gestion à un exécuteur testamentaire qui connaît bien son œuvre, un artiste prend le risque de voir celle-ci entre les mains de personnes qui ne l’apprécient pas à sa juste valeur. Voire, la rejettent. « On est dans un domaine où l’affectif joue. Mon rôle consiste aussi à aider les héritiers à ne pas considérer l’œuvre seulement comme un compte en banque », rapporte le galeriste Alain Margaron, qui représente plusieurs artistes décédés tels que Dado, Fred Deux, René Laubiès, et travaille en coopération avec les ayants droit de Jean Hélion et de Bernard Réquichot. Le galeriste, l’un des rares à pas prendre des œuvres en dépôt mais à les acheter « systématiquement », tente par ailleurs de rassembler « au moins une centaine d’œuvres » de Zoran Music, dont beaucoup se sont retrouvées, après sa mort, sur le second marché.

Anticiper donc, pour assurer la pérennité de l’œuvre… C’est ce qu’a fait Pierre Soulages, en créant de son vivant un musée consacré à son travail, à Rodez (Aveyron). Ou Jean-Jacques Lebel, qui a opté dès 2013 pour un fonds de dotation, avec un conseil d’administration réunissant quelques personnalités du monde de l’art. Une façon de conjurer le spectre de la dispersion. Mais qui revient à geler les œuvres en les soustrayant définitivement au marché. « Le fonds de dotation est une des solutions pour défendre l’œuvre, mais la contrepartie de l’exonération fiscale, c’est la non-commercialisation des œuvres qui y sont placées », souligne Maître Olivier de Baecque. Tout cela mérite d’être étudié de près par les artistes.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°583 du 18 février 2022, avec le titre suivant : Les successions d’artistes, une question à anticiper

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