Art ancien

Jean-Baptiste Greuze à rebours des clichés

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 23 septembre 2025 - 1470 mots

Jean-Baptiste Greuze a posé son regard impitoyable sur les mœurs familiales du XVIIIe siècle dans ses scènes de genre, puis a été oublié par l’histoire de l’art. Cet automne, son œuvre refait surface au Petit Palais montrant que ce qu’il dénonçait alors n’est pas si éloigné de notre époque.

Il est ardu de se défaire d’une mauvaise réputation. Au panthéon des peintres mal-aimés, Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) occupe une place de choix puisqu’il a été adoré, puis oublié et enfin dénigré. Chose rare pour un grand artiste, il est de surcroît peu apprécié des spécialistes, à tel point qu’il a fallu attendre le tricentenaire de sa naissance pour qu’un musée parisien lui consacre une grande exposition et publie sa première monographie en couleur en français ! Yuriko Jackall, conservatrice au Detroit Institut of Arts et commissaire de l’exposition au Petit Palais, achève en outre son catalogue raisonné, et il y a du travail car l’artiste, qui était aussi talentueux que prolixe, a légué à la postérité quelque 500 toiles et 1 000 dessins. Pourtant, malgré cette production, l’histoire n’a retenu qu’une poignée d’œuvres, dont on saisit aujourd’hui mal le sens. Il est vrai que l’étiquette de peintre moral que lui a collé, tel un compliment, Denis Diderot, son plus fervent défenseur, ne lui a pas rendu service. Dans ses scènes complexes, véritables tableaux à clés qui racontent les enjeux de l’éducation et de la famille au siècle des Lumières, notre époque n’a vu que des images dégoulinantes de « moraline ». Il en est de même pour ses jeunes filles à la vertu malmenée, tant imitées par de piètres épigones qui les ont dénaturées.

Le chouchou du public

On a ainsi le plus grand mal à s’imaginer que ces œuvres, qui nous semblent désuètes et mélodramatiques, déchaînaient les foules. « Greuze a été adulé comme aucun autre avant lui », estime Annick Lemoine, directrice du Petit Palais et commissaire de l’exposition. « Les observateurs racontent qu’au Salon les gens se précipitent devant ses tableaux, se pâment et pleurent. Il fait sensation car il peint des émotions et des choses qu’on ne montrait pas auparavant. Dès sa première exposition, il crée l’événement et, à chaque Salon, on attend ses tableaux avec impatience. » Pour le public, cette peinture nouvelle est en effet des plus émouvantes. Jamais on n’avait raconté des drames intimes qui résonnaient aussi fortement avec le quotidien d’alors. Greuze brosse ainsi de vastes fresques narrant des familles déchirées, la mort de petites gens de manière crue, mais aussi des enfants ingrats et des parents maltraitants. Si la mère peut être incroyablement tendre et aimante (Le Gâteau des Rois, 1774), elle se révèle aussi parfois hystérique (La Femme en colère, vers 1785). Le père est souvent tyrannique (La Malédiction paternelle, le fils puni, 1778) et la belle-mère toxique alimente la jalousie entre les enfants issus des différents lits. Contrairement aux scènes de genre classiques qui faisaient florès, Greuze insuffle à ces sujets une dose de gravité et d’empathie. Ainsi Le Retour de l’ivrogne (vers 1780) n’est pas propice à esquisser une scène égrillarde. Il met au contraire en scène l’alcoolisme du père de façon tragique pour dénoncer ses effets délétères sur une famille en train de se briser et l’impact sur les enfants. « Les enfants sont très présents dans ses scènes de genre, ils sont même fréquemment des commentateurs de l’action qui se déroule, dont ils sont parfois victimes », remarque Annick Lemoine. « Il met en scène les grands moments qui scandent la vie familiale, mais aussi des drames et les désordres de la famille ; ce qui est totalement nouveau. Tout comme est inédite son approche de l’enfance, car il représente avec acuité et poésie ses états d’âme : la tristesse, la rêverie, l’espièglerie, etc. Il est d’ailleurs très tôt célébré comme le peintre de l’âme. »

Créer sans concession

Mais, revers de la médaille, son statut de peintre de l’enfance et de la famille a édulcoré son image, car on s’imagine qu’il peint des scènes niaises. Or ses fresques sont loin d’être sages : elles mettent essentiellement en lumière des familles dysfonctionnelles. Ainsi, alors que ses figures et portraits d’enfants ont énormément de succès, ses grandes compositions narratives sont un échec commercial. « Ces tableaux violents fascinent le public mais sont invendables, car les collectionneurs recherchent des toiles plus légères, plus faciles à exposer chez eux », observe Mickaël Szanto, maître de conférences à Sorbonne Université et commissaire de l’exposition. « Cette production sans concession est une vraie prise de risque car il passe beaucoup de temps à élaborer des tableaux qu’il sait pourtant difficiles à vendre. »

Sans concession, voilà une formule qui résume bien Jean-Baptiste Greuze, qui est tout sauf un courtisan. Alors même qu’il vit en partie des commandes de portraits aristocratiques, il ne cultive pas les relations et ne se plie pas aux exigences d’une potentielle clientèle, ni même de ses pairs. Son statut de favori du public lui donne une audace que l’on n’observe chez aucun de ses contemporains. « Dès le XVIIIe siècle, on considère que Greuze est le peintre du public car il est parvenu à inventer une peinture accessible qui touche le plus grand nombre », souligne Mickaël Szanto. « Il met en place une nouvelle syntaxe esthétique que tout le monde peut juger et admirer. C’est pourquoi il estime qu’il n’a pas à se soumettre à l’avis de l’Académie royale de peinture et de sculpture. »

Un esprit frondeur

Greuze foule aux pieds les règles de cette institution dont il profite pourtant largement. Il faut en effet être membre de l’Académie pour exposer au Salon. Or, pour intégrer pleinement ce corps, il faut être agréé, puis reçu avec une œuvre ambitieuse et emblématique du genre dans lequel l’artiste souhaite faire carrière. Greuze refuse longtemps de se plier à cet exercice. En 1767, l’Académie, qui patiente depuis près de dix ans, le presse de rendre son tableau. Le peintre répond par un courrier que Diderot qualifie de « modèle de vanité et d’impertinence ». L’affront ne reste pas impuni puisqu’il est aussitôt interdit de Salon. Deux ans plus tard, il s’exécute mais fronde en exécutant une œuvre qui se joue des règles de l’institution : au lieu de présenter une scène de genre, sa catégorie, il propose une peinture d’histoire, c’est-à-dire le registre le plus prestigieux de l’époque. C’est une scène tirée de l’Antiquité : Septime Sévère reprochant à son fils Caracalla d’avoir voulu l’assassiner (1967-1769). L’œuvre est un pied de nez car Greuze suggère en substance : « Je suis un peintre d’une sous-catégorie que vous méprisez, mais je vais vous faire une leçon de peinture d’histoire sans renoncer aux idéaux de mon art, c’est-à-dire les relations parents-enfants et l’enjeu de l’éducation. » Le tableau suscite un immense scandale et l’artiste est reçu dans la catégorie de simple « peintre de genre particulier ». Vexé, il claque la porte de l’Académie royale et décide de se retirer du Salon. « Il y a chez lui une sorte de folie, d’audace, d’excès qui le menace », résume Mickaël Szanto. « Il se retire volontairement d’un univers alors essentiel pour déterminer sa notoriété et pour vendre. Il préfère organiser des expositions au sein de son atelier et participer à d’autres événements en marge du Salon que de se soumettre aux diktats de l’Académie. Il y a quelque chose de l’ordre de la révolte chez lui, un certain courage également. »

Un culot légendaire

Le scandale n’effraie pas Greuze : son fait d’armes le plus légendaire constitue un crime de lèse-majesté. Autant dire un acte d’une témérité presque suicidaire sous l’Ancien Régime. « En 1761, recommandé par Ange Laurent La Live de Jully, financier et grand amateur d’art, Greuze réalise le portrait du Dauphin, mais refuse au même moment de peindre celui de la Dauphine, sous prétexte, aurait-il dit à l’intéressée, de ne pas avoir pour habitude de “peindre des visages plâtrés”. » L’anecdote que rapporte Yuriko Jackall entraîne un véritable scandale, car il est inconcevable d’insulter ainsi une personnalité de si haut rang, surtout si, comme lui, on est issu d’un milieu modeste. « La superbe mêlée à l’esprit de liberté agace, d’autant que le peintre n’est que le fils d’un couvreur de Bourgogne. »

Cet homme qui n’est pas du sérail affiche, sûr de son talent, une grande ambition mais refuse de se conformer aux usages. « Son audace devait être jugée intolérable en raison de ses origines sociales, mais aussi parce qu’il met son immense talent technique au service du petit genre. Son attitude, son esthétique, mais aussi la liberté avec laquelle il fabrique son activité économique : tout cela dérange », résume Mickaël Szanto. Épaulé par son épouse, Anne Gabrielle Babuty, il met en effet en place un lucratif commerce de gravures qui lui assure liberté et revenus stables. Son assurance, sa soif d’entreprendre, son refus de l’autorité et l’affirmation de sa propre légitimité brossent un portrait moderne et avenant de ce peintre et invitent regarder son œuvre sans a priori.

À Voir
« Jean-Baptiste Greuze. L’enfance en lumière », Petit Palais – Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, avenue Winston-Churchill, Paris-8e, jusqu’au 25 janvier 2026, www.petitpalais.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°789 du 1 octobre 2025, avec le titre suivant : Jean-Baptiste Greuze à rebours des clichés

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