Art moderne

Henri Martin, des honneurs à la postérité

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 16 décembre 2008 - 1242 mots

BORDEAUX

La halte bordelaise de l’ambitieuse exposition rétrospective consacrée au peintre Henri Martin (1860-1943) célèbre un artiste méconnu, voire méjugé, en dépit de la fécondité de sa production. Enfin…

Certes, quelques œuvres d’Henri Martin ont assuré à son auteur la postérité. Ainsi les rares toiles pieusement conservées au musée d’Orsay ou les commandes honorées par le peintre afin d’égayer les lambris austères d’un pouvoir républicain. Quelques œuvres qui, malgré leur prétendue désuétude, sont autant de survivances majeures d’une création aujourd’hui rendue souveraine. En effet, à la faveur de leurs efforts conjoints, le musée de Cahors Henri-Martin, le musée des Beaux-Arts de Bordeaux et le musée de la Chartreuse de Douai ont permis d’endiguer le temps d’une exposition un essaimage des peintures qui confinait à la dispersion.
Salutaire, cette manifestation permet de réécrire l’histoire de l’art en la densifiant d’un paragraphe nouveau, longtemps méprisé  : celui d’une modernité singulière et classique, tempérée et apollinienne, érigée en marge des radicalisations dionysiaques et des thuriféraires avant-gardistes.

De la Ville rose à la Ville lumière
Cette interrogation de l’art d’Henri Martin, puisqu’elle vient éclairer d’un jour nouveau la scène artistique française de la première moitié du xxe siècle, peut sans rougir revendiquer d’avoir été estampillée « exposition d’intérêt national ». Cette labellisation permettra peut-être d’effacer les errements passés d’une historiographie hexagonale désormais décidée à réhabiliter un peintre de premier ordre et de première main qui semble toutefois cristalliser encore certains paradoxes. Aussi lira-t-on avec curiosité la préface au précieux catalogue qui voit la ministre de la Culture et de la Communication se féliciter du « travail d’un artiste dont l’éclat des succès officiels, remportés de son vivant, avait quelque peu terni la postérité ». Serait-ce là l’apanage éminemment “logique” et collectivement “consenti” des « succès officiels »… ?
Issu d’une famille modeste, Henri Martin naît en 1860 à Toulouse. L’assertion biographique est de taille en ce milieu de xixe siècle bipolaire érigeant une ligne de partage quasiment imperméable entre la province et Paris. Aussi, après un passage obligatoire et furtif à l’école des beaux-arts de sa ville natale, le jeune artiste gagne en 1879 une capitale magnétique avec, pour seuls bagages, une bourse octroyée par la Ville rose et quelques œuvres remarquées à défaut d’être remarquables. Chaque chose en son temps, donc.
À 19 ans, Henri Martin a la vie devant lui. D’autant qu’elle sera longue.
À l’éprouvante succession des ateliers montparnassiens et au deuil récent de son père en 1880, le jeune peintre répond par un mariage en 1881 puis, l’année suivante, par la venue d’un premier garçon. Le plaisir et la douleur, la vie et la mort  : l’œuvre de Martin oscille désormais sans transiger entre une paix intérieure assurée par d’inextinguibles amitiés (Portrait de Jean Rivière, 1880) et une souffrance exacerbée par les épreuves funestes (Le Désespéré, 1881).
Nul doute que ce tempérament écorché livrant un Autoportrait en saint Jean-Baptiste (1880) ne séduisît l’académisme éclairé de son maître et compatriote toulousain, Jean-Paul Laurens. Nul doute non plus que la découverte de l’Italie en 1885 ne renouvelât la peinture d’un Henri Martin dont les titres des récents succès rencontrés aux salons désignaient
la sourde mélancolie, déclinée en « abîmes », « châtiments » et « enfers ».

Du symbolisme au pointillisme
L’inclination saturnienne de Martin trouve dans le symbolisme et dans l’esthétique « fin de siècle » une légitimité décisive. Si la flamboyante composition À chacun sa chimère (1891) est hantée par une inquiétante étrangeté déployée selon une échelle monumentale, les toiles présentées aux salons successifs de la Rose-Croix, en 1892 et 1893, sont présidées par une économie de moyens. Ainsi, La Douleur et la Jeune Fille à la rose sondent les arcanes de l’âme humaine au terme d’une épuration des formes et des couleurs qui trahit les influences respectives de Puvis de Chavannes et de Seurat.
Peu à peu et presque insidieusement, la touche photographique des débuts laisse place à des couleurs solaires disposées par points juxtaposés. Pointilleux, Henri Martin devient pointilliste, comme en témoignent les scènes lascives (Beauté, 1900), les marines, les paysages champêtres (La Vallée du vert au crépuscule, avant 1904) et les allégories qui sont autant de variations harmoniques construites par la seule touche colorée. La gamme chromatique, restreinte à de simples camaïeux, joue d’une délicatesse et d’une mélancolie élégantes que l’artiste décline avec une facilité, parfois une frivolité, que rien ne démentira. Pas même le succès, auquel l’arrachera sa mort survenue en 1943.

Du chevalet au grand décor
Henri Martin devient rapidement le héraut notoire d’un genre et d’une technique  : la rêverie mélancolique exaltée par une touche pointilliste. Plébiscité par les commandes, l’artiste adapte ses effets de gaze vaporeuse aux symboles de la République, depuis l’Hôtel de Paris (1895) au Conseil d’État (vers 1920) en passant par le Capitole de Toulouse (1898), la Sorbonne (1908) ou le Monument
aux morts de Cahors (1932).
Faucheurs affairés, manœuvres industrieux, communiantes immaculées ou muses virginales peuplent sans distinction de fastueux décors dont le pointillisme systématique et la formule déclinée tendent à masquer les remarquables investigations formelles des débuts. Peints vers 1930 dans une solitude d’anachorète, les paysages de Saint-Cirq-Lapopie attestent néanmoins la possibilité de renouvellement au cœur d’une sérialité qui n’échappe que rarement à la redondance.
Au terme de sa carrière, Martin s’adonne à des licences poétiques où la sévérité du point s’effrite au profit d’un empâtement primesautier, où la solidité inébranlable de la forme s’effondre pour une déliquescence fébrile. Ses Pensées (avant 1938) ne sont plus de simples fleurs. Elles sont des fantaisies pigmentaires, des irradiations florales, de larges points de couleur flottant dans un espace indéterminé.
Au seuil de sa vie, le peintre repense-t-il à l’inspection photographique des débuts en « zoomant » ainsi sur ces motifs surréels   ? Songe-t-il aux fleurs de Baudelaire qu’il aime tant   ? Aux nymphéas de Monet   ? Pourquoi donc tant de modernité « ultime », presque « désespérée »  ? Se dit-il lui aussi que ces « succès officiels » peuvent avoir « terni sa postérité » ?

Images du créateur démiurge, les autoportraits d’Henri Martin

Loin d’être hétérogène, la production de Martin est animée d’une cohérence dont quelques autoportraits sont les témoignages irréductibles, comme si, certain que le temps et l’histoire éroderaient son image, l’artiste avait tenu à fixer par lui-même les traits qu’il réservait à la postérité.

Des suaires modernes
Cela fait un an que le jeune artiste a gagné Paris et l’atelier de Jean-Paul Laurens lorsqu’il livre un Autoportrait en saint Jean-Baptiste (1880). Est-ce là une relique stratégique destinée à satisfaire l’enseignement d’un maître versé dans les sujets religieux ? Ou ne s’agit-il que d’une manière détournée et présomptueuse de s’investir d’un pouvoir évangélique à l’instar du Baptiste ? En 1883, Henri Martin revient à cette même effigie en assimilant la crudité et la cruauté de la leçon espagnole : la vera icona frontale est devenue un morceau de peinture de trois quarts, poignant et désolé. Tandis qu’un autoportrait de 1885 atteste une dislocation de la forme colorée, le peintre se représente dès 1910 selon une formule canonique : affublé d’une longue barbe blanche et accompagné de sa palette, il scrute le spectateur auquel il impose une vision pointilliste de son métier. Henri Martin n’est plus un simple missionnaire extatique, il est désormais un créateur démiurgique, tenant à la fois du peintre et de l’ermite, de saint Jérôme et de saint Luc. La touche scintille, la couleur irradie, le paysage se fond avec le personnage. Et Henri Martin créa la peinture…

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Henri Martin, du rêve au quotidien » jusqu’au 1er février 2009. musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 18 h. Tarifs : 5 et 2,50 d. Tél. O5 56 10 20 56.
Henri Martin et ses musées. C’est aux villes de Cahors, Douai et Bordeaux que Henri Martin a choisi de léguer ses œuvres. Depuis 2001, le musée de Cahors Henri-Martin lui consacre une exposition permanente où paysages et portraits témoignent de son attachement à la région du Lot. De son côté, le musée de la Chartreuse de Douai conserve quatre toiles du peintre acquises sous l’influence d’Henri Duhem, collectionneur et ami de l’artiste. Enfin, à Bordeaux, le musée bénéficia en 1938 d’un don de 29 œuvres du peintre qui venait compléter un dépôt de 1901. Ces trois lieux rassemblent environ 90 huiles de l’artiste.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°609 du 1 janvier 2009, avec le titre suivant : Henri Martin

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