Art contemporain

Heidi Bucher l’écorcheuse (des lieux)

Le Kunstmuseum Bern invite à une redécouverte de cette artiste qui arrachait selon ses mots « la peau » des maisons, à travers ses tissus marqués d’empreintes.

Berne (Suisse). À parcourir ses salles d’exposition temporaire, le visiteur du Kunstmuseum Bern pourrait croire que le musée a été transformé en château hanté tant les tentures suspendues ou accrochées à ses cimaises s’apparentent à des oripeaux de spectres. Cette étrange atmosphère, on la doit à Heidi Bucher, laquelle fait, ces dernières années, l’objet d’une redécouverte. Dans une exposition conçue en trois temps par la Haus der Kunst à Munich, le Muzeum Susch (fondation d’art de la mécène polonaise Grazyna Kulczyk, nichée dans les montagnes des Grisons) et le Kunstmuseum Bern où se joue la deuxième partie, le public assiste aux métamorphoses d’une artiste suisse née en 1926 et décédée en 1993. Parce qu’elle s’est évertuée à déconstruire et reconstruire des enveloppes, cette figure encore méconnue de l’avant-garde artistique helvétique – active en particulier dans les décennies 1960 à 1980 – paraît éminemment actuelle à une époque dominée par les questions de mue au sens parfois le plus physique du terme.

Des performances très physiques

Son motto ? « Des enveloppes comme des peaux. Détacher une peau après l’autre.» Une obsession qu’elle mit en pratique pour réaliser ce qu’elle nommait « l’écorchement de lieux » (celui de la maison de ses grands-parents à Winterthour près de Zürich ou de la maison familiale de son enfance) : pour ce faire, Bucher enduisait les murs, fenêtres, portes, lambris ou poignées de porte de colle d’amidon sur laquelle elle déposait de la gaze qu’elle recouvrait de latex. Au prix d’un effort physique démesuré, Bucher retirait, des mois après, les tissus marqués par les empreintes des pièces. Les films vidéo projetés dans l’exposition la montrent en pleine action, arrachant les tissus des murs, rejouant ce qui ressemble à une action cathartique. Arracher la mémoire des lieux, se détacher du passé, mais aussi purifier les murs afin d’évacuer leur charge émotionnelle, celle d’une fillette écrasée par le poids des traditions familiales et de la répartition stricte des rôles. Ce qui subsiste de ces actions performatives, des murs flottant au-dessus du sol, des empreintes de parquet ou de sols en briquettes – constitue la partie la plus impressionnante et la plus poétique de l’exposition ; on se plaît à retrouver cette même veine à l’étage où sont exposées les empreintes des portes de sa maison à Lanzarote (Espagne), empreintes qu’elle réalisa dans les années précédant son décès.

La dimension performative de son art est également présente dans ses « Body Shells », sculptures corporelles portables en mousse, de véritables coquilles permettant à l’artiste de se mettre en scène avec sa famille dans des films tournés à Venice Beach en Californie où elle résidait dans les années 1970. Comme pour les enveloppes de lieux, l’artiste, créatrice de mode de formation, s’était intéressée aux enveloppes corporelles et avait revisité le vêtement en tant qu’objet esthétique mais aussi anthropologique et psychologique. Scintillants car recouverts de nacre, accrochés aux murs donc sans relief et sans volume, ces « secondes peaux » ont plus de peine à exister. L’exposition s’achève sur des représentations en tissu, en gaze ou en fil de fer de libellule, devenu l’animal-totem d’une artiste qui était habitée, comme l’insecte, par une urgence de se libérer du cocon et de s’envoler.

Les « Bodyshell » de Heidi Bucher (1972)
Heidi Bucher, Métamorphoses I,
jusqu’au 7 août, Kunstmuseum Bern, Holderstrasse 8-12, Berne, Suisse.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°591 du 10 juin 2022, avec le titre suivant : Heidi Bucher l’écorcheuse (des lieux)

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