Michel Thévoz : « L’art suisse est un ensemble qui n’a aucune raison d’être »

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 22 mai 2018 - 1172 mots

Philosophe et historien de l’art, Michel Thévoz publie un ouvrage au titre un brin provocateur : L’art suisse n’existe pas. Il explique pourquoi…

L’œil - Le Titre de votre dernier livre, L’art suisse n’existe pas, est pour le moins déroutant, comment en êtes-vous arrivé à ce constat inattendu ?

Michel Thévoz -  Je me suis formulé ce constat lors de ma rencontre avec une réalisatrice qui tournait un film sur l’art suisse et qui m’a demandé d’intervenir dans son documentaire. Mon tout premier réflexe a été de lui répondre : « Mais l’art suisse, cela n’existe pas. » Je pense que c’est un ensemble qui n’a aucune raison d’être. Il n’y a pas de raison objective de regrouper ces différents artistes sous l’étiquette suisse. À la réflexion, je me suis rendu compte que l’art suisse, en tant qu’école, existait spécialement peu, bizarrement peu, et que cette non-existence rapportée à la présence très forte d’artistes importants présentait justement de l’intérêt. Et qu’inexister pouvait être envisagé comme quelque chose de positif.

Cela m’a notamment évoqué l’usage que certains artistes ou philosophes font du terme « n’existe pas ». Je pense, par exemple, à Lacan quand il dit : « La femme n’existe pas. » Il le dit non pas dans un sens misogyne mais, au contraire, dans le sens d’un éloge. Il oppose cette « inexistence » de la femme à la suffisance masculine. On peut aussi penser à l’artiste Ben qui a décrété dans une œuvre : « La Suisse n’existe pas. » Cette phrase, quel que soit l’esprit dans lequel il l’a prononcée d’ailleurs, a pris une tournure positive et même exemplaire. Je pense que c’est un mérite de ne pas exister. Il me semble que cette absence de prétention et de revendication identitaire est bienvenue, particulièrement aujourd’hui. Car ce qui nous menace actuellement, c’est l’arrogance et l’agressivité identitaire. C’est pour cette raison assez paradoxale que j’en suis venu à célébrer l’art suisse.

Vous commencez même votre livre en expliquant que le terme « art suisse » est une sorte d’oxymore. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Au premier abord, ce sont en effet deux concepts qui ne sont pas faits pour aller ensemble. La Suisse a une connotation de propreté, de rigueur, de labeur, tandis que l’art, c’est effectivement tout le contraire. Associer ces deux mots, cela engage à aller un peu plus loin dans l’analyse et à revenir sur certains préjugés. « La Suisse n’existe pas », Ben a raison : elle n’a ni langue, ni religion, ni culture, ni cause commune, elle se présente comme une superposition ou une coexistence de différences, une espèce de mille-feuille. On souhaiterait qu’une telle inconsistance se généralise à l’échelle planétaire. L’« art suisse » n’existe pas davantage, il préfigure cette inconsistance dès l’origine. C’est dans ce sens qu’il faudrait envisager l’apport des Suisses à l’art, un apport paradoxal, qui n’est pas d’école et d’unité, mais au contraire de déconstruction. C’est peut-être cela la vraie spécificité de l’art suisse, être déconstructeur et déconstruit.

Les artistes et les historiens de l’art n’ont-ils jamais tenté de revendiquer cette identité en s’affirmant comme une école suisse ?

Non, car le terme d’école a quelque chose de pesant. Si l’on parle de la génération d’Hodler par exemple, dans ce qui a été une période faste pour les artistes helvétiques, on est frappé par la grande diversité et même la disparité de ces artistes. Il est impossible de les réunir sous une même étiquette. D’autant que l’on compte parmi eux des peintres aussi inclassables que Soutter ou Aloïse Corbaz. Il y a aussi peu d’école artistique que de patriotisme suisse, il n’y a pas de fibre nationale, ni d’aspiration de ce genre. Seuls quelques tribuns d’extrême droite entretiennent le fantasme d’un art suisse.

Cette absence de revendication identitaire a-t-elle pu desservir les artistes dans leur recherche de notoriété à une époque où l’on raisonnait beaucoup par écoles nationales ?

Sans doute, mais ce déficit identitaire a une contrepartie positive : le fait de ne pas être enrôlés dans une école nationale a favorisé leur singularité et leur liberté. Ces artistes ont en commun leur situation d’exilés de l’intérieur. Cet exil qu’ils ont certainement vécu comme une épreuve a été artistiquement bénéfique. Il a pu prendre différentes formes : un exil véritable pour des artistes qui ont dû faire carrière à l’étranger, comme Vallotton ou Giacometti, et un exil existentiel pour ceux qui sont restés en Suisse mais qui n’y ont pas été reconnus. Enfin, il y a des exils extrêmes, ceux qui conduisent à la folie comme pour certains auteurs d’art brut. Il y a peut-être un exil généralisé avec de multiples variantes qui fait que cette non-reconnaissance patriotique a favorisé l’expression dans toutes ses formes.

Vous avancez également que les artistes suisses ont bénéficié d’une réception très ambiguë : qu’entendez-vous par là ?

Je pense que c’est une caractéristique des artistes suisses, un trait commun que d’avoir connu une réception très équivoque, et même réversible. La lecture de leur œuvre a souvent évolué de manière diamétralement opposée. Comme s’il y avait une sorte de malentendu générateur. Si vous prenez l’exemple de Vallotton, l’évolution de sa réception est étonnante. Ses nus notamment, qui représentent des bourgeoises d’un certain âge et un peu replètes, ont été étrillés par la critique à son époque. Ces anatomies féminines si étrangères aux standards de la beauté ont d’abord été mises au compte d’une misogynie féroce. Aujourd’hui, au contraire, où l’on dénonce les canons esthétiques comme une discrimination sexiste, on réagit tout autrement. On perçoit Vallotton comme l’inventeur d’une beauté féminine libérée des normes. L’interprétation est ainsi passée d’un extrême à l’autre. On peut aussi penser à la réception d’Albert Anker. Longtemps, on l’a présenté comme le chantre des valeurs suisses : la patrie, le travail, la religion et la famille. Aujourd’hui, en revanche, on aurait plutôt tendance à trouver qu’il en fait trop, qu’il célèbre ces valeurs archaïques avec un tel excès qu’elles en deviennent suspectes, notamment dans son obsession de la pureté de l’enfance. Nous sommes devenus très suspicieux quant à la pédophilie, et sa représentation de l’enfance nous apparaît aujourd’hui ambiguë. Chez Hodler, c’est également frappant : un patriotisme affiché, comme pour s’innocenter d’une subversion picturale et d’une morbidité qu’on pourrait dire freudienne.

Je constate que chez les artistes suisses, tout particulièrement, le spectre des interprétations est très large. Cette ambivalence se retrouve par ailleurs dans le choix des motifs, notamment la montagne et le lac, qui sont a priori des symboles de pureté. Mais d’une pureté un peu douteuse. Depuis le XIXe siècle, les voyageurs aisés viennent dans les montagnes suisses pour se guérir de toutes les maladies, se débarrasser de tous les germes. La Suisse est un pays propre, il n’y a pas de miasme, pas de populace, pas de contestation ; mais cette propreté-là est elle aussi douteuse. Les touristes viennent soigner leur corps mais aussi leurs avoirs ; ils viennent blanchir leur argent. Les artistes suisses ont eu d’emblée l’intelligence intuitive de cette ambiguïté, c’est ce qui, finalement, les caractérise.

Michel Thévoz, L’art suisse n’existe pas, Les Cahiers dessinés, 240 p., 20 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°713 du 1 juin 2018, avec le titre suivant : Michel Thévoz : "L’art suisse est un ensemble qui n’a aucune raison d’être"

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