Art moderne

Françoise Gilot la cavalière qui vainquit le matador

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 22 septembre 2021 - 2269 mots

Elle fut l’unique femme que Picasso ne dévora pas. Le Musée Estrine, à Saint-Rémy-de-Provence, consacre une exposition à Françoise Gilot, cette artiste qui triompha du grand Picasso et qui fêtera, en novembre, ses cent ans.

Françoise Gilot sur la plage, s'entraînant à cheval, juillet 1954. © Archives Annie Maillis
Françoise Gilot sur la plage, s'entraînant à cheval, juillet 1954.
© Archives Annie Maillis

Le 1er août 1954, une cavalière brune, coiffée d’un chapeau andalou, fait son entrée dans l’arène ensoleillée de Vallauris. Son cheval a un pas majestueux et cadencé. Elle rayonne. Picasso lève les yeux vers elle, sourit, éperdu d’admiration, et son regard la supplie de revenir. Mais c’est bien pour lui dire adieu que Françoise Gilot a dressé pendant un mois son cheval au pas espagnol et parade aujourd’hui face à lui dans l’arène. Elle a le dernier mot ! Elle ne sera pas la femme humiliée et abandonnée, la femme dépecée par le Minotaure, la femme qui pleure. Celle qui a succédé à Dora Maar et Marie-Thérèse Walter dans la vie de Picasso, qui aura été l’amie complice de Paulo, le fils malheureux que le peintre a eu avec la danseuse Olga, sait l’abîme dans lequel ont été précipitées ces femmes quand le maître les a chassées de sa vie. « J’étais la septième femme de Barbe-Bleue », confie celle qui fêtera son centième anniversaire en novembre 2021 à son amie et biographe Annie Maïllis dans son documentaire Françoise Gilot, la femme qui dit non, diffusé cet été sur Arte [Les Films D’Ici Méditerranée, 52 min]. Le jour où Picasso, dont elle partage la vie depuis dix ans, lui assène : « On ne quitte pas Picasso », elle largue les amarres, laissant Picasso blessé au cœur. Et continue de vouer son existence à la vraie passion de sa vie : la peinture. Le Musée Estrine, à Saint-Rémy-de-Provence consacre aujourd’hui à cette artiste qui sut dire non à Picasso sa première rétrospective en France, « Françoise Gilot. Les années françaises ».

La rencontre au restaurant Le Catalan

Quand elle rencontre Picasso, en 1943, Françoise Gilot est une jeune femme de 21 ans, fille unique d’une famille bourgeoise de Neuilly. Son père, un homme autoritaire, ingénieur agronome qui est ensuite devenu industriel, l’orientait vers des études de droit. Mais Françoise se passionne pour le Quattrocento italien, adore Van Gogh, Gauguin, Bonnard et Matisse, s’intéresse avec fougue aux expressionnistes allemands, puis aux cubistes. Elle veut consacrer sa vie à la peinture. Avec le soutien de sa mère, qui s’adonne à la céramique et à la peinture, la jeune Françoise conquiert sa liberté en partant vivre chez sa grand-mère, chez qui elle peut installer un atelier. Bientôt, elle fréquente les écrivains et les artistes bohèmes qui continuent de vivre et de créer dans la capitale occupée, et expose ses premières œuvres.

Ce jour de mai 1943, la jeune artiste est attablée avec son amie Geneviève, qui peint elle aussi, et l’acteur Alain Cuny au restaurant Le Catalan, où se retrouvent artistes parisiens et réfugiés espagnols. Pablo Picasso s’approche et demande à Alain Cuny de lui présenter ses amies. Il a alors 61 ans. Cet Andalou qui a dénoncé la violence franquiste dans Guernica se trouve au sommet de la gloire. Ses toiles sombres disent les horreurs de la guerre ou donnent à voir les larmes tragiques de Dora Maar dont il partage encore la vie. Le maître ne tarde pas à aller voir les œuvres que Françoise et Geneviève exposent alors pour la première fois, et félicite Françoise pour son talent de dessinatrice.

Un coup de foudre ? Pas tout à fait. « Disons que Picasso, lui, m’a trouvée à son goût depuis le premier jour où il m’a vue, car c’était visible à l’œil nu », raconte Françoise Gilot dans l’ouvrage Dans l’arène avec Picasso : entretiens avec Annie Maïllis, réédité en septembre 2021. Mais peu à peu, dans ces années de guerre mondiale, Françoise Gilot s’éprend de ce génie qui se représente en Minotaure. « Durant ces années-là, j’ai perdu mes meilleurs amis hommes, des hommes de ma génération qui me plaisaient. J’ai donc trouvé en Picasso quelqu’un de tellement vivant et tellement présent dans ce moment tragique ! Il incarnait en quelque sorte cette vitalité », confie-t-elle.

« La » bourde de sa vie

Françoise Gilot intègre alors un petit groupe qui se forme autour de Nicolas de Staël, les Réalités Nouvelles. Parfois, le matin, elle se rend à l’atelier de Picasso : s’il est surveillé par les Allemands, le peintre de Guernica reçoit néanmoins ses amis chez lui. « Il vous dévorera », la prévient Nicolas de Staël, de dix ans son aîné. Mais, comme lui, Françoise a un fort caractère. Entre les deux, le ton monte. Elle claque la porte, d’autant plus que de Staël lui conseille de renoncer à la figuration. Picasso, la dévorer ? Françoise ne se sent pas comme une frêle créature. Elle se tient droite et croque la vie à pleines dents. Le matin, elle monte à cheval au bois de Boulogne. Picasso, lui, a peur de cet animal. « Le cheval est souvent l’ennemi, couplé avec le caballero, il revêt un aspect aristocratique ou monarchique, voire franquiste. La mort est infligée au cheval et non au taureau, même si cela correspondait à un souvenir, celui des chevaux déboyautés dans l’arène. Il y a eu une dégradation dans la perception du cheval, alors que celle du taureau est toujours positive », expliquera Françoise Gilot à Annie Maïllis, commissaire de l’exposition du Musée Estrine. Après la Libération, Picasso, en voiture avec son chauffeur Marcel, cherche Françoise dans les allées du bois de Boulogne. « C’est peut-être cela qui m’a valu l’amour de Picasso », observera Françoise Gilot. Et de s’interroger : « Est-ce que c’était lié à un désir de mort pour moi ? »

Trois ans plus tard, en 1946, Pablo obtient de Françoise qu’ils vivent ensemble. Les parents de la jeune femme ont-ils été effrayés par la réputation de faune de Picasso, par la différence d’âge ou l’adhésion de l’Espagnol au parti communiste ? Ils refusent en tout cas désormais de voir leur fille. En choisissant Picasso, Françoise Gilot perdra également sa meilleure amie, Geneviève. « C’est elle ou moi », a prévenu le maître. Dans ses peintures, celui qui malmenait le visage de Dora Maar en la transformant en pleureuse, célèbre au contraire Françoise qui devient sous son pinceau la « femme-fleur ». Pourtant, un jour, il presse sa cigarette sur la joue de la jeune femme. Celle-ci sent qu’elle ne doit pas crier. « Vous allez détruire le visage que vous aimez », lui dit-elle seulement. Picasso, soudain, arrête. Françoise gardera la cicatrice de la brûlure plusieurs années. Geneviève supplie son amie de quitter cet homme. Françoise sait que vivre avec Picasso est une erreur. « À peine installée, je me suis rendu compte que j’avais fait “la” bourde de ma vie, car c’est devenu immédiatement terrible », racontera celle qui dessine alors un Adam forçant Ève à manger une pomme et un Baiser de Judas. Il n’empêche. Elle choisit Picasso, et les deux amies ne se reverront plus. Désormais, c’est lui semble-t-il qui décide de ses fréquentations. Françoise Gilot exprimera son enthousiasme pour Bonnard ou Dubuffet, Picasso lui interdira de les rencontrer. Pour le lui faire accepter, il lui présentera cependant Matisse et d’autres artistes qui comptent à l’époque.

Sous contrat avec Kahnweiler

Pour conserver sa liberté intérieure, Françoise dessine et peint. En 1946, au château Grimaldi où ils se sont installés, à Antibes, les deux artistes travaillent côte à côte. Pablo exalte sa nouvelle muse dans La Joie de vivre : une jeune femme nue, tout en arabesques, la chevelure au vent, danse avec les faunes au rythme des flûtes, face à la Méditerranée. Mais Françoise n’entend pas se laisser enfermer dans les représentations du maître. Pour déjouer le piège, elle lui répond par des autoportraits. Un an plus tard, naît leur premier enfant, Claude. Avec leur fils, Françoise et Pablo s’installent en 1948 sur les hauteurs de Vallauris, dans la villa La Galloise. Leur fille Paloma – ainsi prénommée en souvenir de la colombe de la paix que le peintre réalisa pour l’ONU – naît l’année suivante. Pour peindre, Françoise Gilot se lève tôt, avant Picasso, qu’elle doit convaincre chaque matin que la vie vaut la peine d’être vécue pour qu’il sorte du lit.

L’après-midi, pendant que Picasso fait de la céramique ou de la peinture à l’atelier Madoura, célèbre atelier de céramique à Vallauris, Françoise peint dans son atelier, qu’elle a installé dans la maison et qui lui permet de garder un œil sur les enfants jouant sur la colline. Elle ne fera pas comme la talentueuse Dora Maar, qui abandonna sa pratique de la photographie sur les conseils de Picasso pour se lancer dans la peinture, où elle ne put rivaliser avec lui. Françoise Gilot crée avec ardeur, et ses œuvres sont reconnues. En 1949, Kahnweiler lui propose un contrat. Dans cette terre méditerranéenne baignée de soleil, après les années sombres de la guerre d’Espagne et de la guerre mondiale, pendant que Dora Maar est en analyse pour dépression nerveuse chez Jacques Lacan, Pablo et Françoise tentent ainsi d’être heureux, et dialoguent en peignant l’un et l’autre la vie familiale.

Des horizons opposés

Mais les seuls vrais moments où cet Andalou est pleinement heureux sont ceux qu’il vit dans l’arène, où il regarde s’affronter taureaux et toréadors. Françoise l’accompagne pour assister à ce spectacle tragique de la mort au soleil. Mais ces rares moments où elle peut jouir du bonheur de Picasso ne guérissent pas la douleur de Françoise, qui souffre de plus en plus de l’angoisse de son compagnon. Et ses journées sont agitées par le défilé des amis et admirateurs de Picasso. « Il y a un Picasso, mais beaucoup de “picassiettes” », constate leur ami Cocteau. La maison ressemble à « la cour de Louis XIV », souffle Françoise, qui a grandi dans une famille où on aimait la solitude. De plus, Picasso, tout en l’assurant de son amour le plus profond, multiplie les incartades. Quand Françoise Gilot dessine leur famille au bord de la mer, en 1952, celle-ci semble à première vue soudée. Mais Paloma tente de fuir, et « les parents, cramponnés plus qu’enlacés, ne regardent plus dans la même direction, leur mine est triste… », observe Annie Maïllis dans Pablo Picasso et Françoise Gilot. La Méditerranée réenchantée [éd. Odyssées]. La toile Liberté, peinte par Françoise Gilot la même année, laisse transparaître par son titre son désir d’évasion.

Vivre avec Picasso, le crime de lèse-majesté !

On ne quitte pas Picasso, ah bon ? En 1953, Françoise, celle que Picasso surnomme « la femme qui dit non », s’en va. Elle s’installe à Paris avec ses enfants. Picasso est meurtri. Un an plus tard, la cavalière lui dit adieu dans l’arène, en un dernier tour de piste. En 1955, elle épouse Luc Simon, un jeune et beau peintre. Ensemble, ils auront une fille, Aurélia. On croit entendre alors à Paris le « rugissement » de Picasso quand il apprend la nouvelle, dans le sud de la France, où il est resté, racontera l’artiste, qui continue de se chercher à travers la peinture, et sort peu à peu de l’emprise picturale du maître en développant dans ses toiles le thème du labyrinthe, métaphore de sa quête. Picasso exige de la galerie Louise Leiris, fondée par Kahnweiler, de cesser toute collaboration avec elle.

En 1964, celle qui partage son temps entre Paris, Londres et New York, où elle a des collectionneurs, publie avec un journaliste américain un livre qu’elle intitule Vivre avec Picasso. Un crime de lèse-majesté ! Furieux, le génie qui règne sur la vie culturelle de l’Hexagone, icône du Parti communiste français, tente à trois reprises d’interdire sa publication en France, en vain. Mais les Lettres françaises, dirigées par Louis Aragon, font paraître une pétition signée par 80 personnalités contre l’ouvrage. « Que des intellectuels agissent ainsi me semblait impossible et injuste, car mon livre n’était pas du tout contre Picasso, ni ne contenait de confessions de chambre à coucher », confiera Françoise Gilot à Annie Maïllis. Certes, mais on ne touche pas à Picasso. Pour se venger de Françoise Gilot, ce dernier décide de ne plus voir leurs enfants. Attaquée de toutes parts, Françoise met un océan entre elle et Picasso, et part s’installer à New York. N’est-ce pas là, d’ailleurs, que se trouve désormais le centre du monde de l’art ? « La peinture de Françoise Gilot y est reconnue, et elle y a des collectionneurs », souligne Annie Maïllis. Et c’est là qu’elle épouse, en 1970, celui qu’elle reconnaît enfin comme l’homme de sa vie, Jonas Salk, brillant biologiste, inventeur du premier vaccin contre la poliomyélite.

La mort du Minotaure, en 1973, ne la fait pas souffrir. Jacqueline, qui lui a succédé auprès de Picasso, sombre dans l’alcool avant de se donner la mort. En 1977, Marie-Thérèse Walter se pend dans son garage. Si Dora Maar meurt à 89 ans, elle aura été jusqu’à la fin de ses jours cette « femme qui pleure » créée par Picasso. Des femmes de feu Barbe-Bleue, Françoise est l’unique survivante, droite et souriante. En 2019, à 98 ans, comme jadis à cheval dans l’arène de Vallauris, elle apparaît radieuse pour l’exposition de ses toiles dans sa galerie new-yorkaise. Et s’apprête à fêter ses 100 ans le 26 novembre 2021, à Manhattan.

BIOGRAPHIE

26 novembre 1921 Naissance à Neuilly-sur-Seine


1939 Études de droit et de littérature à l’université


1942 S’inscrit à l’Académie Ranson, puis, en 1943, à l’Académie Julian


1943 Rencontre Picasso. Leur liaison amoureuse débutera l’année suivante


1947 Naissance de Claude, deux ans avant celle de Paloma

 

1951 Témoin de mariage de Paul et Dominique Éluard


1953 Quitte Picasso. Deux ans après épouse Luc Simon


1964 Son livre de mémoires, Vivre avec Picasso, est publié aux États-Unis, un an avant de sortir en France


1970 Mariage avec Jonas Salk


2021 Vit et travaille à New York où elle a installé son atelier depuis 1979

« Françoise Gilot. Les années françaises »

Jusqu’au 23 décembre 2021. Musée Estrine, hôtel Estrine, 8, rue Lucien-Estrine, Saint-Rémy-de-Provence (13). Tarifs : 5 et 7 €. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h et 17h30 en novembre et décembre. 
Commissaire : Annie Maïllis. 
musee-estrine.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°747 du 1 octobre 2021, avec le titre suivant : Françoise Gilot la cavalière qui vainquit le matador

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