Art moderne

Eugène Boudin, maître du plein air

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 23 avril 2025 - 1605 mots

Claude Monet n’aurait sans doute pas peint Impression, soleil levant s’il n’avait pas connu Eugène Boudin qui lui a appris à peindre en plein air. Ce dernier est pourtant resté dans son ombre. Une grande exposition consacrée à Eugène Boudin au Musée Marmottan Monet met en pleine lumière celui qui fut l’un des pères de l’impressionnisme.

Est-ce le bateau de pêche où il a embarqué et servi comme mousse à l’âge de 10 ans qui a éveillé sa vocation de peintre ? Né dans une humble famille de matelots, Eugène Boudin (1824-1898) n’aura de cesse sa vie durant de peindre les ciels infinis, les variations atmosphériques, « les nuages, les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages » chers à Charles Baudelaire (Petits Poèmes en prose). « Je lui dois tout », dit à la fin de sa vie Claude Monet (1840-1926). Pourtant, si Eugène Boudin a exposé avec lui et les impressionnistes à l’occasion de l’exposition fondatrice du mouvement en 1874, il a aussitôt pris ses distances avec le groupe. Il n’en a pas moins ouvert la voie à cette jeune génération d’artistes qui, en marge de l’art « officiel », s’attache à représenter la fugacité de l’instant, capter la lumière et ses effets, saisir la vie moderne qui se déroulent sous leurs yeux, comme en témoigne l’actuelle exposition au Musée Marmottan Monet.

Années de formation

Eugène Boudin découvre l’art lorsqu’il est placé comme commis aux écritures, dès l’âge de 11 ans, chez un imprimeur lithographe, puis un autre. Ses parents espèrent en effet lui assurer une vie moins incertaine que la leur. Eugène Boudin commence alors à dessiner, copiant les lithographies des maîtres anciens. Quand il s’associe pour ouvrir, à l’âge de 20 ans, une boutique de papetier-encadreur, il reçoit la visite d’artistes – le peintre d’histoire Thomas Couture, l’artiste des naufrages Eugène Isabey, ou encore Constant Troyon et Jean-François Millet, qui n’a pas encore rencontré le succès au sein de l’école de Barbizon et l’avertit de la dureté du métier d’artiste. Mais qu’à cela ne tienne ! Eugène Boudin persévère et, quand il est contraint de vendre les parts de son entreprise pour acheter les services d’un remplaçant durant les six années de service militaire qui lui sont échues par tirage au sort, il décide de devenir peintre. En 1845, un musée est créé au Havre, dont celui qui s’est inscrit à l’école municipale de dessin de la ville s’essaie à copier bientôt les œuvres, en particulier les peintures néerlandaises du XVIIe siècle. Soutenu par le conservateur du lieu, il obtient une bourse pour Paris, où il reproduit des toiles du Louvre, notamment l’Embarquement pour Cythère d’Antoine Watteau (1717). Son univers pictural se met alors en place. Au Havre, il a regardé les vaches tranquilles de Paulus Potter, goûté la poésie infinie des ciels immenses de Jacob van Ruisdael, saisi la beauté des scènes du quotidien de la peinture néerlandaise du XVIIe siècle. Des peintures du XVIIIe siècle français, il reçoit la verve, la délicatesse et la légèreté de la touche. Mais son seul plaisir, c’est de peindre « d’après nature ». « J’ai commencé à travailler d’après nature aujourd’hui : c’est le grand maître », écrit-il dans son journal dès l’été 1848. Il emporte avec lui une toile roulée, esquisse son sujet sur le motif, accompagnant cette ébauche de nombreux dessins au pastel, au fusain, au crayon, à l’aquarelle, où il annote des couleurs, des atmosphères, des formes. Au gré de ses promenades en Normandie, de ses voyages en Bretagne, à Bordeaux, dans la région d’Amsterdam, il dessine les paysages, saisit des attitudes, étudie des tenues, des scènes de plage, des intérieurs, créant un riche répertoire de formes et de motifs qu’il utilise ensuite pour réaliser ses tableaux dans la pièce qui lui sert d’atelier. « Travailler en atelier lui est d’autant plus pénible qu’à l’époque, on aime une peinture académique, détaillée, bien léchée… Or Boudin s’attache au contraire à conserver dans la peinture qu’il achève en atelier la fraîcheur et la spontanéité du plein air », souligne l’historien de l’art Laurent Manœuvre, commissaire de l’exposition. Cette atmosphère, cet instant fugitif capté par l’artiste, c’est précisément ce qui frappe Baudelaire, en 1859, lorsqu’il visite l’atelier de Boudin à Honfleur, à l’occasion d’un séjour chez sa mère, et découvre les pastels de l’artiste. Cette année-là, dans son compte rendu du Salon de 1859, où Eugène Boudin expose pour la première fois un tableau qu’il décrit « fort bon et fort sage », le poète évoque ces études au pastel « improvisées en face de la mer et du ciel » qui l’ont émerveillé quelques mois plus tôt, « croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa force et sa couleur, d’après des vagues et des nuages ».

Compagnonnage normand

Capter l’inconstant, l’insaisissable : c’est précisément ce qu’enseigne à cette époque Eugène Boudin au jeune Claude Monet, âgé de 16 ans. Quand Monet, à la fin des années 1850, rencontre Eugène Boudin, il n’aime guère ce peintre bohème que sa mère, du reste, lui enjoint de ne pas fréquenter. Il s’amuse pour l’heure à réaliser des caricatures, pour lesquelles il révèle un talent certain. À force d’obstination, Boudin finit par le convaincre de l’accompagner pour peindre et dessiner « en plein champ ». Un nouveau monde s’ouvre pour Monet. « J’en arrivais à être fasciné par ses pochades, filles de ce que j’appelle l’instantanéité », confie Monet. Finies les caricatures ! « Je me réglais exclusivement sur les conseils de Boudin », raconte-t-il. Les deux artistes deviennent compagnons de route. Bientôt, en 1862, le peintre néerlandais Johan Barthold Jongkind, dont la lumière vive, presque saturée et les perspectives fuyantes fascinent le jeune Monet, rejoint le duo. Tous trois partagent de joyeux moments à la ferme Saint-Siméon, une auberge bon marché qui domine l’estuaire de la Seine, près de Honfleur. « Nous avons un petit cercle bien agréable, Jongkind et Boudin sont là, nous nous entendons à merveille et ne nous quittons plus », écrit Monet à son ami Frédéric Bazille, qui participera lui aussi à la première exposition impressionniste en 1874. Partageant à partir des années 1860 sa vie entre Paris et la Normandie, Boudin fréquente de plus en plus les artistes d’avant-garde qui ont choisi de tourner le dos aux règles fixées par l’Académie des beaux‐arts, dont les membres sont choisis pour leur respect de la tradition. À la peinture d’histoire, de scènes bibliques et mythologiques, ceux qui ouvriront la voie à l’impressionnisme préfèrent la représentation du monde qui les entoure. La touche vivante et vibrante de Boudin les fascine. « En vérité, mon cher, vous êtes un séraphin ; il n’y a que vous qui connaissiez le ciel ! », s’exclame Gustave Courbet, émerveillé par les effets atmosphériques de ses peintures. Ce dernier, si plein de cette assurance dont Boudin est dépourvu, l’aide à conquérir cette confiance en son travail. « Si je l’en croyais, je me regarderais certainement comme un des talents de notre époque. Il lui a paru de ma peinture qu’elle est trop faible de ton : ce qui est peut-être vrai, rigoureusement parlant ; mais il m’a assuré que peu de gens peignent aussi bien que moi », raconte Boudin dans ses carnets en évoquant la visite du peintre de l’Enterrement à Ornans (1849). Lorsque Boudin voit sa Fête dans le bassin d’Honfleur refusé par le jury du Salon de 1863, il s’impose alors, modestement, au rang des peintres d’avant-garde, aux côtés d’Édouard Manet, Auguste Renoir, Camille Pissarro, James Whistler ou Henri Fantin-Latour qui, quelques jours après la mort de Boudin en 1898 écrit : « On ne lui a pas encore donné la place qu’il mérite. Je l’ai peu connu mais, depuis l’exposition des refusés de 1863, je l’ai toujours bien admiré ! »

Fidèle aux ciels naturels

En 1874, dans l’atelier du photographe Nadar, une trentaine d’artistes d’avant-garde, parmi lesquels Boudin, Monet, Degas, Renoir, Sisley, Pissarro ou encore Bazille, exposent leurs œuvres qui n’ont pas trouvé place au Salon. La presse s’emporte contre les « croûtes », peintes souvent en plein air, qui ont « déclaré la guerre à la beauté », et le critique Louis Leroy lance avec mépris le terme d’« impressionnisme », reprenant le titre d’une vue du Havre de Monet, Impression, soleil levant (1872). À côté du scandale provoqué par Monet, Renoir ou Sisley, les tableaux de Boudin, alors âgé de 50 ans, passent presque inaperçus.Eugène Boudin reçoit néanmoins le soutien des quelques critiques qui prennent la défense de l’impressionnisme. Paul Durand-Ruel, qui devient le marchand des impressionnistes, promeut ses œuvres. Pourtant, jamais plus le peintre ne participera aux expositions impressionnistes. Pour quelles raisons ? Il apprécie peu les écoles « sacrées et consacrées ». Et surtout, s’il admire l’œuvre de Monet, « il reproche aux impressionnistes d’avoir ouvert la voie à une peinture facile et quelque peu négligente », souligne Laurent Manœuvre. Lui s’attache à représenter la réalité, sans tricher, « refusant absolument de recomposer ce qu’il a sous les yeux », explique Laurent Manœuvre. Ainsi, quand, à la fin de sa vie, il voyage à Venise, le peintre s’insurge contre l’image atemporelle de la ville véhiculée par les artistes académiques comme Félix Ziem. Lui n’hésite pas à montrer les imposants cargos fumants devant les palais… Même lorsqu’il séjourne dans le Midi, il refuse de travestir les couleurs et les ombres, d’accentuer la lumière. Dans les années 1890, il peint dans le sud de la France quelques ciels presque uniformes d’une infinie délicatesse. Et qu’importe si ses œuvres frappent moins le regard et ne suscitent pas le scandale comme celles de Monet et ses amis ! « Je n’ai pas la prétention, croyez-le bien, de tenir une si grande place parmi les contemporains ; je suis un isolé, un rêvasseur qui s’est trop complu à rester dans son coin et à regarder le ciel », écrit-il à un ami.

À voir
« Eugène Boudin, le père de l’impressionnisme : une collection particulière »,
Musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Bailly, Paris-16e, jusqu’au 31 août, www.marmottan.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°785 du 1 mai 2025, avec le titre suivant : Eugène Boudin, maître du plein air

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