Bande dessinée - Droit

Corto Maltese en terre des droits d’auteur

Par Alexis Fournol (Avocat à la cour) · L'ŒIL

Le 22 septembre 2015 - 1309 mots

À l’occasion de la sortie d’un nouvel album « d’après Hugo Pratt » (disparu en 1995) et d’une exposition, le célèbre marin solitaire pose la question de la protection des personnages de fiction.

Une boucle d’oreille dorée portée à gauche, une casquette de marin, des favoris, un pardessus sombre au col toujours relevé venant rehausser un pantalon blanc évasé, sa silhouette s’avère immédiatement reconnaissable. Son nom, connu de tous, évoque un capitaine britannique solitaire et laconique aux aventures exotiques. Le personnage créé par Hugo Pratt à l’occasion de La Ballade de la mer salée a marqué l’imaginaire collectif au fil de ses vingt-neuf aventures. Ce faisant, notre antihéros a gagné ses lettres de noblesse au sein du droit d’auteur. Sans nul doute, Corto Maltese constitue une œuvre originale mise en forme par son créateur, œuvre qui se distingue de ses aventures en bande dessinée et sous les autres supports qui lui ont donné vie. En effet, ce genre présente la caractéristique de permettre l’épanouissement du droit d’auteur à différents niveaux, soit sur l’album, les planches de cet album et les protagonistes qui s’y déploient.

Un personnage protégé par la loi
Et, si les personnages échappent parfois à leur auteur, les personnages de fiction échappent souvent à l’œuvre à laquelle ils appartiennent afin d’être protégés de manière autonome par le droit de la propriété intellectuelle. Trois critères sont alors traditionnellement retenus pour cerner une telle éligibilité à la protection du droit d’auteur. Ainsi, pour constituer une œuvre de l’esprit, un personnage doit revêtir une apparence physique propre, un nom se démarquant de la banalité et un caractère spécifique. À l’évidence, ces conditions sont réunies pour le personnage de Corto Maltese. La suite de ses aventures, emmenée ce mois-ci par le duo Juan Díaz Canales (au scénario) et Rubén Pellejero (au dessin), respecte ces prescriptions et indique que l’album est « d’après Hugo Pratt » ; de même pour les hommages offerts à la création d’Hugo Pratt depuis son décès. Une telle protection autonome des personnages au regard des œuvres qui les ont popularisés n’est pas isolée. La jurisprudence a déjà pu consacrer comme œuvres de l’esprit les personnages de Goldorak, de Bécassine, des Schtroumpfs ou encore de la Panthère rose. Dès 1964, la cour d’appel de Paris avait pu considérer que l’originalité du personnage de Donald « était d’être non pas seulement un quelconque canard anthropomorphisé, mais un véritable personnage révélant, par ses attitudes, ses traits, l’expression dont est doté son visage, sinon une véritable psychologie, du moins un caractère particulier, à la fois moqueur, couard, vantard, colérique ». Le personnage sorti de l’imagination d’Hugo Pratt se démarque ainsi tant par sa silhouette que par son attitude, traits dont il ne se départ jamais.

Lorsque des personnages sont créés de concert par un scénariste et un dessinateur, les auteurs sont tous deux investis des mêmes droits et de manière concurrente. Albert Uderzo et Anne Goscinny, ayants droit de René Goscinny depuis 1977, président ensemble au destin d’Astérix et du village d’irréductibles Gaulois. En revanche, si les règles ayant trait à la paternité des personnages sont similaires outre-Atlantique, celles concernant la propriété de ces derniers diffèrent. En effet, les auteurs, employés par les éditeurs, cèdent automatiquement leurs droits en raison de la nature de leur contrat. Ainsi, le « King of Comics », Jack Kirby, un des plus prolifiques et influents auteurs de comics, n’a été crédité sur l’ensemble de ses œuvres qu’après un accord amiable datant de 2014 entre ses héritiers et Disney, propriétaire de l’éditeur Marvel, faisant suite à une procédure judiciaire de longue haleine. Quant à la reprise de superhéros préexistants, une telle opportunité offre encore moins de droits aux auteurs sollicités.
 
Corto Maltese, une marque à part entière
Au-delà, le nom d’un personnage peut être protégé par le biais d’un dépôt de marque, permettant l’octroi de licences pour la création d’un marché de produits dérivés. La règle est souvent de mise aux États-Unis et le personnage de Corto Maltese bénéficie également d’une telle protection. Depuis 1987, la marque est administrée par la société suisse CONG (pour Comics Organization News Gold) créée par Hugo Pratt dès 1983. Conformément à sa volonté, seule cette société dispose de l’ensemble des droits patrimoniaux sur l’œuvre et gère notamment le catalogue et le merchandising attachés au capitaine britannique. Le dépôt d’une marque permet, en outre, d’offrir une durée de protection supérieure à celle du droit d’auteur, à condition que la marque soit exploitée en permanence.

Lorsqu’une œuvre est « tombée dans le domaine public », c’est-à-dire lorsque le monopole d’exploitation s’est éteint, il est loisible à tous de réaliser une suite, « sous réserve du respect du droit au nom et à l’intégrité de l’œuvre », et les héritiers de l’auteur de l’œuvre ne peuvent s’y opposer au regard de la liberté de création. Ce principe, dégagé par la Cour de cassation en 2007 à l’occasion de deux suites données au roman Les Misérables de Victor Hugo, a été rappelé en 2011 en jurisprudence pour la bande dessinée des Pieds Nickelés créée par Forton et reprise ensuite par une succession d’auteurs.

Toutefois, l’œuvre dessinée d’Hugo Pratt bénéficie encore de droits patrimoniaux jusqu’en 2065, soit soixante-dix ans après le décès de l’auteur. Ces droits imposent d’obtenir l’autorisation de la société CONG, seule titulaire des droits, pour chaque reproduction ou représentation de tout ou partie de l’œuvre. À défaut d’une telle autorisation, l’éventuelle suite donnée aux aventures du marin ou toute éventuelle œuvre dérivée constituera une contrefaçon. Cela explique, sans doute en partie, la raison pour laquelle Casterman n’a pas donné suite à la proposition d’album soumise par Joann Sfar (scénario) et Christophe Blain (dessin), ceux-ci ayant pourtant été sollicités par l’éditeur. Patrizia Zanotti, ancienne collaboratrice de Pratt et dirigeante de la société CONG, ayant auparavant donné son accord au duo Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero et ne souhaitant pas revenir sur son engagement, l’éditeur ne pouvait proposer seul une suite emmenée par d’autres auteurs.

De la même manière, la société et l’éditeur avaient pu faire interdire en 2008 une parodie de Corto Maltese, présentée comme telle et mettant en scène un certain « Porto Farneze », parodie considérée en référé par la cour d’appel d’Orléans comme une copie illicite, car « certains dessins sont tellement approchants des dessins originaux que seul un spécialiste averti peut en déceler les différences ». Il n’est donc pas possible de reprendre sans autorisation le personnage Corto Maltese, sa silhouette et le style d’Hugo Pratt, marqué notamment par de nombreux contrastes en noir et blanc et des planches rehaussées d’une légère aquarelle. Si un style artistique n’est traditionnellement pas protégé par le droit d’auteur, car il ne porte pas sur une œuvre déterminée mais s’avère commun à plusieurs réalisations, la reprise d’éléments caractéristiques propres à engendrer une confusion dans l’esprit du public peut cependant être interdite. Ainsi, la réalisation d’une œuvre dans le style cubiste ne peut être fautive en soi, mais la reprise d’éléments d’œuvres de Picasso ou de Braque, par exemple, peut constituer une contrefaçon. De même pour l’œuvre de Pratt. Cependant, si ce dernier, à la différence par exemple d’Hergé, a souhaité de son vivant voir les histoires de son aventurier lui survivre, Joann Sfar rappelait une de ses citations contenues dans le livre de Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto, dans laquelle Hugo Pratt disait que « si un jour on reprenait Corto Maltese, il faudrait le changer autant que Frank Miller avait changé Batman ».

En imposant ainsi à tout continuateur de s’éloigner du style qu’il avait pu adopter, le père de Corto offre une liberté de création nécessaire à l’autonomie de son personnage et préserve les contours qu’il avait pu lui donner de son vivant. Paradoxalement, le respect du droit moral d’un auteur exige parfois de se détacher du style créé au fil des albums. La suite des aventures de Spirou en constitue un exemple particulièrement isolé dans la reprise des aventures de personnages célèbres de bande dessinée.

Exposition : « Hugo Pratt. Rencontres et passages », du 2 octobre 2015 au 6 janvier 2016. Musée Hergé, Louvain-la-Neuve (Belgique). Ouvert du mardi au vendredi de 10 h 30 à 17 h 30 et le samedi et dimanche de 10 h à 18 h.
Tarifs : 9,5 et 7 €.
Commissaire : Patrizia Zanotti.
www.museeherge.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°683 du 1 octobre 2015, avec le titre suivant : Corto Maltese en terre des droits d’auteur

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