Art moderne

Claude Monet, « Ce n’est qu’un œil, mais bon Dieu, quel œil ! »

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 21 novembre 2008 - 1419 mots

Ce cri de Cézanne pour la peinture de Monet prend une nouvelle dimension à la visite de la savante exposition du musée Marmottan-Monet qui tente, à travers le prisme scientifique, d’explorer les secrets de la vision du peintre.

Quel organe plus étonnant que l’œil  ? Plus complexe, aussi. Parce qu’il est celui de la vision, celui qui focalise les phénomènes lumineux pour projeter l’image sur la rétine qu’il renferme, son importance physiologique est essentielle. On mesure alors combien sa perte est l’une des infirmités les plus redoutées. D’autant plus lorsqu’elle atteint un artiste, qui plus est un peintre, tant il est avéré que la peinture est d’abord et avant tout une affaire visuelle.
Ce mal saisit Claude Monet dès la mise en œuvre du projet des Nymphéas, alors même qu’il est encore loin de songer à réaliser les immenses panneaux décoratifs que l’on connaît, cependant ce ne sont là que troubles passagers. Mais la maladie le tient, et elle ne le lâchera pas. Dans une lettre en date du 10 juin 1913, adressée à l’une de ses belles-filles, le peintre confie : « Mes yeux, eh bien, je ne sais ni que dire, ni que faire, et j’attends d’avoir pris une décision pour te dire quand tu pourras venir…»

Parce que cet handicap obligea par la suite l’artiste à se faire opérer de la cataracte, nombre de critiques firent leurs choux gras d’une telle situation pour nourrir leur démonstration d’une peinture qui n’en pouvait plus de se brouiller. Voire qui tombait dans l’abstraction  !

En fait, la réalité est bien plus compliquée. À l’appui des connaissances scientifiques les plus avancées sur la vision, l’exposition « Monet, l’œil impressionniste » vise précisément à considérer cette situation pour en démêler les fils sous un jour plus éclairé et plus raisonné. Surtout pour tenter de mieux comprendre le mécanisme subtil qui a agi sur le regard de l’auteur des Nymphéas. À l’analyse du développement de son œuvre et de sa prestigieuse série, Marianne Delafond, commissaire de cette exposition, a choisi de poser les termes d’un double et pertinent questionnement : quelle part des Nymphéas de Monet est due à l’aboutissement d’une démarche entamée une soixantaine d’années plus tôt au Havre et quelle autre part peut relever de la bataille dans laquelle il était engagé face à sa cataracte  ?

La vision à l’état pur
Dans un premier temps, à considérer les critiques de la fin du xixe siècle à propos de l’opposition entre académisme et impressionnisme, on fait très vite la part des choses entre les tenants d’un art de la conception et ceux d’un ressenti. Si cette distinction peut avoir conduit Cézanne à s’exclamer à propos de Monet : « Ce n’est qu’un œil, mais bon Dieu, quel œil  ! » et, en son temps, Marcel Duchamp à bannir la peinture « rétinienne », elle n’en reste pas moins très insuffisante.

Dès 1883, Jules Laforgue pousse l’opposition bien plus finement : « Où l’académique, écrit-il, voit les choses se plaçant à leurs plans respectifs réguliers selon une carcasse réductible à un pur dessin théorique, [l’impressionniste] voit la perspective établie par les mille riens de tons et de touches, par les variétés d’états d’air suivant leur plan non immobile mais remuant. » On ne peut mieux formuler le fait que l’œil impressionniste est à même, comme l’a écrit justement Clemenceau, de voir « la représentation du modèle aussi justement de près que de loin ». Tout est en effet question d’accommodation instantanée de point de vue en point de vue. Et en cela, le regard de Monet était doté d’une focale inédite.

Fort des paroles mêmes de l’artiste, le docteur Philippe Lanthony, grand ophtalmologiste spécialisé dans la pathologie de la vision de la couleur, observe que celle de Monet « est exactement celle que réalise l’appareil visuel dans son fonctionnement ». À qui voulait l’entendre, Monet recommandait en effet de peindre non les formes de l’objet regardé, mais les taches de couleurs que celui-ci offrait à voir, sans souci aucun de littéralité descriptive. Or, les recherches de la neurophysiologie moderne ont démontré que ni la clarté, ni la forme, ni la couleur, ni la situation spatiale ne sont des caractéristiques inhérentes à l’objet, mais qu’elles sont « le résultat d’une construction complexe issue d’une information unique : la quantité de lumière reçue par l’œil ».

Ce disant, le scientifique fait écho à la fine parole de Kasimir Malevitch dans l’analyse que celui-ci a produite en 1919 à propos de la série consacrée à la cathédrale de Rouen : « Ce n’étaient pas la lumière et l’ombre qui constituaient son objectif principal, mais la peinture placée dans l’ombre et dans la lumière. » Il est ici question de clarté, de ce que les peintres nomment la « valeur ». Monet n’avait pas son pareil pour jouer de tous les niveaux de contrastes observables sur un même sujet. D’où cette façon de le décliner sous tous les effets possibles, qui font la singularité de ses séries et témoignent, comme le dit Lanthony, « de l’exquise sensibilité visuelle du peintre ».

Ce que Monet doit à sa cataracte
Alors qu’à l’époque historique de l’impressionnisme, celle de l’aventure partagée avec ses camarades dans les années 1870-1880, les peintures de Claude Monet en appellent à des compositions où la perspective sous-tend et rythme les contrastes colorés, à Giverny, elle va peu à peu s’effacer. Certes pas en totalité, mais en se laissant progressivement envahir par une gestique de plus en plus globalisante et une fusion chromatique qui aboutira à l’absence de tout repère.

Telle situation n’est pas innocente du mal oculaire dont souffre Monet. Si, comme le relève le docteur Jacques-Louis Binet, secrétaire perpétuel de l’Académie nationale de médecine, « pour lutter contre le flou jaune de la cataracte, Monet s’appuie sur la forme en arc du pont japonais et la voûte de la roseraie », bientôt toute distance est abolie.

Avec la série des Nymphéas telle qu’il la décline à l’aube du xxe siècle, tout y va d’un essentiel et immense basculement. Tout y est ménagé pour faire perdre au regard ses habitudes, jusqu’à cette façon qu’a le peintre de cadrer chacun de ses plans sans que rien ne les appuie, ni la moindre bordure ni le moindre horizon. C’est que le regard du peintre est pareillement débordé dans l’aveuglement d’une vision dont « les couleurs participent à cette métamorphose de l’espace », comme le dit Binet, et qui fait se confondre l’horizontal et le vertical, le réel et ses reflets.

Quelque chose est à l’œuvre dans ces décorations peintes qui mêle indistinctement l’ordre et le chaos, le nord et le sud, l’est et l’ouest, comme s’il s’agissait proprement de nous désorienter. « Paradoxalement, note Jean-Louis Binet, cet espace (…) peut s’étendre à l’infini… La couleur diffuse hors du tableau. Les bords se sont effacés, permettant une véritable vision panoramique. » L’espace nous accapare, comme il envahit l’œil du peintre.

À la fin de sa vie, Monet doit s’adapter à la cataracte

Quoique la double cataracte de Claude Monet ait été diagnostiquée dès le début des années 1910, le peintre n’acceptera l’opération qu’en 1923. À cette époque, la vision de son œil gauche est réduite à 1/10e et celle de l’œil droit « à la seule perception lumineuse avec bonne projection ». C’est dire le caractère alarmant de la situation, et c’est contraint et forcé que Monet se résout à l’opération. S’il ne cache pas son inquiétude, il trouve chez le docteur Coutela, ami personnel de Clemenceau et l’un des ophtalmologistes parisiens les plus réputés, réconfort et assurance.

À 84 ans, Monet doit porter des lunettes
L’opération, qui a lieu à la clinique chirurgicale Ambroise Paré de Neuilly, connaît trois temps distincts, les deux premiers en janvier 1923, le troisième suite à quelques complications en juillet suivant. L’obligation dans laquelle se trouve le peintre de porter des lunettes n’est pas pour le réjouir, d’autant qu’un trouble persiste dans la perception des couleurs et que si la vision de près est satisfaisante, celle de loin est beaucoup moins bonne. On imagine les affres de l’artiste, qui ne retrouve plus ses sensations originelles.
Pour améliorer la situation, Coutela envisage une nouvelle opération à laquelle se refuse catégoriquement le peintre. Au fil du temps, comme sa vue enregistre quelques progrès substantiels, il peut poursuivre son travail des décorations destinées à l’Orangerie. Si celui-ci atteste des transformations de sa vision, il témoigne surtout de l’étonnante créativité d’un artiste âgé de 84 ans qui a réussi à surmonter les difficultés rencontrées.

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Monet, l’œil impressionniste » jusqu’au 15 février 2009. Musée Marmottan, 2, rue Louis-Boilly, Paris XVIe. Tous les jours, sauf le lundi, de 11 h à 18 h, le mardi jusqu’à 21 h. Tarifs : 9 et 5 euros. www.marmottan.com
Bientôt un nouveau musée autour de l’impressionnisme, à Giverny. Le musée d’Art américain à Giverny vient de fermer ses portes. La fondation Terra pour l’art américain a choisi de ne plus exploiter le site et de développer de nouvelles actions, dont l’ouverture d’un centre à Paris. Le Conseil général de l’Eure, avec d’autres partenaires, a donc décidé de transformer l’actuel musée d’Art américain en un musée orienté vers l’impressionnisme dans la vallée de la Seine. Celui-ci sera inauguré le 1er mai 2009 par l’exposition « Le Jardin de Monet à Giverny : l’invention d’un paysage ».

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°608 du 1 décembre 2008, avec le titre suivant : Claude Monet, « Ce n’est qu’un œil, mais bon Dieu, quel œil ! »

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