Art moderne

Chaïm Soutine - Peintre de l’incarné

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 8 novembre 2012 - 1268 mots

Un temps considérée à la marge de l’histoire de l’art, la peinture de Soutine s’impose désormais comme une œuvre décisive, sinon de référence. Ce que rappelle magistralement la rétrospective de l’Orangerie.

A mi-temps du parcours de l’exposition que le Musée de l’Orangerie consacre cet automne à Soutine est accroché un tableau sur lequel le regard bute immanquablement. Vu de loin, il offre à voir une forme centrale, d’un rouge flamboyant, aux allures de colonne vertébrale tortueuse qui pourrait faire croire à une de ces célèbres carcasses qu’a signées l’artiste. Il n’en est rien. Quand on s’approche, on découvre qu’il figure les marches d’un escalier se profilant entre deux maisons brinquebalantes comme Soutine en a tant peintes à Céret. Mais ici, on est à l’autre bout de la côte méditerranéenne : il s’agit de L’Escalier rouge à Cagnes (1923-1924).

C’est un tableau magistral et qui vient justement faire la transition entre le thème du paysage et celui des natures mortes, avant que soit abordée la figure humaine. Entouré de cinq versions de Glaïeuls dont les carmins flambent tout autant, il contribue à faire de cette séquence une véritable explosion de rouge. Une couleur qui signe l’artiste et sanctionne la dimension incarnée de sa peinture dans le vif même de la matière.

Jusqu’à la folie
S’il n’est plus temps de refaire la biographie de Chaïm Soutine, né en 1893 dans l’actuelle Biélorussie, mort à Paris cinquante ans plus tard, c’est qu’il est la figure culte des fameuses « heures chaudes de Montparnasse », comme les a si bien nommées leur historien, Jean-Marie Drot. Abondamment commentée mais souvent décriée, l’œuvre de Soutine, qui a longtemps peiné à trouver sa place dans l’histoire de l’art, s’est peu à peu révélée incontournable pour finalement s’imposer comme une référence. Du moins est-ce, à l’évidence, ce que l’exposition du Musée de l’Orangerie montre, sinon démontre, en quelque soixante-dix tableaux, dont vingt-deux, jadis réunis par le marchand d’art Paul Guillaume, appartiennent à ses collections.

Si le Portrait de Soutine (1917) par Modigliani, qui ouvre le bal, manque de nervosité plastique et chromatique, l’ensemble des cinq portraits qui suivent donne le ton. Notamment l’Autoportrait du peintre, daté de 1918, le visage de face, toutes oreilles décollées, et le regard perdu dans ses pensées les plus intimes. Ou bien encore le pyramidal portrait de Madeleine Castaing (vers 1929), fidèle parmi les fidèles, aux mains curieusement siamoises. Voire le Portrait de Moïse Kisling (1930), littéralement labouré dans la matière picturale.

Vient ensuite tout un lot de tableaux de l’improbable série des paysages du Midi, tous datés autour de 1920 et pareillement remués au plus enfoui de leur motif. Peints pour la plupart à Céret, ils sont l’écho de la bataille existentielle que mène l’artiste dans cette façon de bouleversements fondamentaux qui semblent sourdre des profondeurs de l’être. Il y va d’une rage tant à peindre qu’à exister, tant à prendre forme qu’à tenir debout. Tout y procède de puissantes secousses, de chavirements soudains et d’inquiétants déséquilibres. La peinture est à la folie. Arbres, maisons, routes, nuages et ciel : tout est livré aux forces telluriques d’un impressionnant tsunami pictural – Paysage du Midi (vers 1920-1921), La Route folle à Cagnes. La Gaude (1923) – que tempèrent quelque peu les frondaisons denses et vertes balancées par le vent des paysages de la fin des années 1930.

La condition de l’homme
Passé les Glaïeuls dont les tons vermillon vif excèdent l’allure chétive sur fond monochrome brun, les natures mortes aux poissons et aux gibiers qui suivent agressent moins le regard. Si elles le dérangent, c’est plus par l’éventrement et le découpage des bêtes que par une composition sens dessus dessous. La Nature morte à la raie de 1923, les lièvres, lapins et poulets pendus des années 1923-1924 et sa série des Bœufs écorchés mettent davantage en avant la dette du peintre à ses aînés, qu’ils s’appellent Chardin, Oudry ou Rembrandt.

C’en est fini d’une lecture brouillée du sujet. Soutine le propulse au contraire au premier plan et le fait se détacher du fond du tableau. Il le place ainsi sous nos yeux, au plus près, comme pour mieux nous inviter à en mesurer la charge mortifère et nous rappeler de la sorte à notre humble et mortelle condition. Une nouvelle formulation, singulière et pleinement expressive, de l’idée de vanité qu’accuse symboliquement la dominante rouge sang et qui conforte l’intention du peintre de tout ramener toujours à l’ordre de l’organique.

Ce que confirme de fait la dernière section de l’exposition parisienne, entièrement consacrée à la figure humaine. Entre le corps et l’enveloppe, Soutine ne fait pas de distinguo. Il traite également le dedans de la chair et la surface d’un vêtement. La psychologie de son modèle, il l’exprime non seulement dans le traitement de son visage et l’intensité de son regard – les yeux sont souvent comme deux billes noires –, mais aussi dans la représentation dégingandée de son corps et le cadre instable où il l’installe.

Hommage au Monsieur Bertin d’Ingres, son Garçon d’honneur (vers 1924-1925) se voit ainsi privé d’assise, donc en posture d’équilibriste, les deux mains sur ses cuisses. Si L’Enfant au jouet (1919) paraît assis de guingois sur une chaise sur le point de chavirer, La Petite Fille à la poupée est complètement ramassée sur elle-même, jambes pendantes, comme perdue dans le creux du fauteuil qui la tient isolée du monde.

Qu’elles soient debout ou assises, sur pied ou en buste, les figures de Soutine présentent toutes un jeu de bras et de mains qui structure chacune de ses compositions et lui confère une puissance expressive déterminante. Leur désarticulation et leur outrance – ainsi L’Homme au petit chapeau de feutre (vers 1921-1922), La Polonaise (vers 1922) ou La Femme en rouge (vers 1923-1924) – dépassent toute identification personnelle pour inscrire ces personnages à l’ordre d’une universalité. Cette façon extrémiste de les traiter permet à l’artiste d’échapper à la question de la représentation pour abonder du côté de la présence et faire de lui le peintre par excellence – ou à l’excès – de l’incarné.

Soutine et la leçon de Rembrandt faite à Céline

Rarement un artiste a témoigné une telle admiration pour le peintre flamand. Par trois fois, Soutine s’est rendu à Amsterdam pour aller contempler sur place les chefs-d’œuvre de Rembrandt rassemblés au Rijksmuseum. On raconte qu’il restait là, des heures durant, cloué devant les œuvres du maître, littéralement abasourdi et fasciné par sa manière. Louis Ferdinand Destouches, alias Céline, a été inopinément amené à soigner Soutine sans savoir alors qui il était. Il raconte dans une de ses lettres comment son patient lui a parlé très vite de Rembrandt, décrivant de mémoire avec grande précision la technique employée pour peindre avec les doigts les manches de La Fiancée juive. Puis Céline se rappelle comment Soutine, échauffé par le souvenir du tableau, en arrivait à comparer la fiancée à un vers du Cantique des cantiques : « Habitante des jardins, tes compagnons écoutent ta voix, laisse-moi l’entendre aussi. » Et le peintre de s’enflammer, de ne pouvoir taire son enthousiasme pour La Leçon d’anatomie, pour La Ronde de nuit et ce coq pendu à la ceinture de l’un des gardes.

Soutine était ainsi : direct, entier, authentique et, dès lors qu’il se sentait en confiance, il se confiait, il s’abandonnait. À Céline, il a ainsi décrit son atelier de la rue du Saint-Gothard et les dindes écorchées qu’il avait suspendues au plafond pour les peindre. « Il les décrit si bien que je les vois devant moi », note ce dernier, fasciné qu’il est par la passion communicative avec laquelle l’artiste fait partager son amour de Rembrandt.

Repères

1893 Naissance à Smilovichi, près de Minsk en Biélorussie actuelle.

1913 L’étudiant en art de Vilna s’installe à Paris.

Vers 1918 Réformé de guerre, il rencontre Modigliani qu’il suit dans le Sud de la France, période pendant laquelle il peint plus de 200 toiles.

1935 Une exposition de ses tableaux est organisée à Chicago avant celle du Petit Palais en 1937.

1943 De santé fragile et peintre juif vivant clandestinement sous le régime de Vichy, il décède d’un ulcère dans une clinique parisienne.



Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Chaïm Soutine. L’ordre du chaos » jusqu’au 21 janvier 2013. Musée de l’Orangerie. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 9 h à 18 h. Tarifs : 7,5 et 5 €. www.musee-orangerie.fr



Voir la fiche de l'exposition : Chaïm Soutine : L'ordre du chaos

Outre dans la collection Walter-Guillaume du Musée de l’Orangerie, des toiles de Chaïm Soutine peuvent être admirées au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, au Musée Calvet à Avignon, qui conserve notamment l’œuvre intitulée Paysage du Midi (Vence) (1921) ainsi qu’au Musée de Grenoble où se trouve un Bœuf écorché (1925). Enfin, il faut noter la présence de huit tableaux du maître au Musée d’art moderne de Troyes, issus de la donation Pierre Lévy.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°652 du 1 décembre 2012, avec le titre suivant : Chaïm Soutine - Peintre de l’incarné

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