Art moderne - Galerie

Berthe Weill, l’inébranlable défricheuse

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 25 novembre 2025 - 1147 mots

Au Musée de l’Orangerie, La Chambre bleue et L’Hétaïre de Picasso, la Première Nature morte orange de Matisse et autres chefs-d’œuvre de jeunesse des avant-gardes du XXe siècle sont réunis pour ressusciter l’(anti)marchande oubliée qui les avait soutenus à leurs débuts : Berthe Weill.

À Montmartre, dans une boutique encombrée de tableaux, une petite femme d’un mètre cinquante, brune aux yeux bleu clair cachés derrière des lorgnons dorés, accroche des toiles encore humides de Pablo Picasso (1881-1973) et Henri Matisse (1869-1954) sur des cordes à linge. Personne ou presque n’en veut. Peu lui importe. Pendant quarante ans, sa galerie, d’une longévité exceptionnelle, défend des artistes qui n’intéressent personne, avant qu’ils ne deviennent célèbres. « Tous les peintres qui ont un nom à présent, tous ceux qui ont joué un rôle dans l’art d’aujourd’hui ont été accueillis par elle alors qu’ils débutaient dans la carrière et qu’ils n’étaient soutenus par personne. Ils y sont tous », remarquait en 1923 le critique d’art André Warnod. Aujourd’hui, les chefs-d’œuvre qu’elle exposait alors – de Picasso, Matisse, Vlaminck, Dufy, Léger ou Valadon – sont réunis au Musée de l’Orangerie, pour mettre enfin en pleine lumière cette galeriste longtemps oubliée.

« Place aux jeunes »

Berthe Weill est née en 1865 dans une famille juive modeste. Placée en raison de sa santé fragile chez un antiquaire et expert en lithographie où elle aiguise son œil, découvre les néo-impressionnistes et rencontres des artistes, elle décide, à la mort de son mentor, en 1896, de s’installer à son compte, au grand dam de sa famille. Elle est âgée de 31 ans. « Ma décision est inébranlable », écrit-elle dans ses mémoires. Le 1er décembre 1901, la Galerie B. Weill est officiellement inaugurée, rue Victor-Massé (9e arr.). Son slogan ? « Place aux jeunes ! » Très vite, elle expose un jeune Andalou sans le sou : Pablo Picasso. Les échecs commerciaux ne la refroidissent pas. Pourtant, « la pression sur les épaules de celle qui est la seule ressource financière pour ces artistes est intenable », remarque Marianne Le Morvan, commissaire de l’exposition de l’Orangerie, dans sa biographie Berthe Weill, marchande et mécène de l’art moderne (Flammarion, 2025). Il faut vendre vite, sans brader les toiles. « Matisse déclare amèrement que je lui avais vendu avec beaucoup de mal des peintures à 20 francs. Il fait erreur : jamais au-dessous de 90 à 100 francs », écrit dans ses souvenirs celle qui bientôt supprime toute contribution des artistes pour l’accrochage, assumant seule les risques de son entreprise. Ce n’est pas un hasard si Raoul Dufy (1877-1953) invente pour elle le surnom de « petite mère Weill » (appréciez le jeu de mots) repris unanimement par tous les artistes – quand Ambroise Vollard est « Fifi voleur » pour Henri Matisse ou « Vole-art » pour Émile Bernard. Et ce n’est pas tout : de même qu’elle continue de soutenir les artistes en cas d’échec commercial, elle ne craint pas de défendre les artistes femmes – Émilie Charmy, qui restera son amie pendant longtemps, mais aussi Alice Halicka, Marie Laurencin, Jacqueline Marval, Valentine Prax ou encore Suzanne Valadon.Très généreuse, la « petite mère Weill », qui prépare des repas dès qu’elle le peut pour nourrir les jeunes artistes tiraillés par la faim, peine cependant à se constituer un capital, qui lui aurait permis de patienter en attendant de faire monter la cote de ses poulains. Elle voit ainsi partir Pablo Picasso, auquel elle était incapable de proposer de meilleurs prix par manque d’assise financière, puis Henri Matisse, André Derain, Maurice de Vlaminck, Albert Marquet, Henri Manguin et Charles Camoin, après le Salon d’automne de 1905 où ils font scandale. « Les Fauves commencent à apprivoiser les amateurs », constate-t-elle avec l’humour décapant qui la caractérise. Consciente de la nécessité pour les artistes de gagner leur vie, elle n’en prend pas ombrage. « Ils lui resteront toujours fidèles, et participeront chaque année à une exposition thématique qui permet à Berthe Weill de renflouer ses caisses », souligne Marianne Le Morvan.

D’une guerre à l’autre

Inlassablement, cette défricheuse ne cesse, du reste, de découvrir et lancer de jeunes artistes comme Albert Gleizes, Fernand Léger, André Lhote, Jean Metzinger que cette militante du cubisme expose dès 1913. Souvent contre vents et marées. À la veille de la Première Guerre mondiale, elle doit sacrifier sa collection personnelle de livres au tiers du prix qu’elle lui a coûté. Elle ne renonce pas pour autant. Elle est la seule, en 1917, à offrir une exposition personnelle à Amedeo Modigliani (1884-1920) de son vivant. L’exposition fait scandale, un policier vient décrocher des toiles jugées problématiques. Quand la galeriste, convoquée au commissariat, s’en étonne, remarquant que les nus sont omniprésents dans l’histoire de l’art, le commissaire se met à hurler : « Ces nus !… (yeux exorbités, avec une voix que l’on dut entendre à la Courneuve) Ces nus… ils ont des poils ! », racontera-t-elle avec humour. En 2015, un nu de cette série a été acheté 170 millions de dollars [146 M€] chez Christie’s New York – « L'un des moyens de prouver l'authenticité d'un tableau de Modigliani est de s’assurer qu’il a été exposé avant sa mort en 1920 », rappelle Marianne Le Morvan. Donc chez Berthe Weill. Après la guerre, celle qui expose les artistes figuratifs de l’École de Paris déménage sa galerie dans un espace plus grand, rue Laffitte (9e arr.). Elle connaît, enfin, une certaine stabilité financière, jusqu’à la crise de 1929. Elle doit alors proposer sa collection personnelle à la vente – non pas des chefs-d’œuvre ostentatoires, mais une « réunion d’œuvres intimes et touchantes », note alors André Warnod. Mais elle n’a pas dit son dernier mot. En 1933, elle affirme de façon volontaire sa contribution à l’art moderne en publiant ses mémoires, Pan !… dans l’œil…, avant de déménager dans un nouvel espace, rue Saint-Dominique (7e arr.). C’est là qu’elle présente, du 20 mai au 2 juin 1940, la dernière exposition identifiée de la Galerie B. Weill. Le 14 juin, les troupes allemandes entrent dans Paris. Après une fracture du col du fémur, Berthe Weill est hospitalisée, puis part en convalescence à l’Isle-Adam. Pour contourner la loi d’aryanisation obligeant les marchands juifs à cesser leur activité, elle place une amie à la tête de sa galerie, avant de la fermer en 1941. Elle a 76 ans. Si elle sort vivante de la Seconde Guerre mondiale, c’est en mauvaise santé, et ruinée. Se produit alors une rare manifestation d’affection envers un marchand : la Société des amateurs d’art et des collectionneurs organise une vente aux enchères publiques à son bénéfice. Celle qui avait donné leur chance à Picasso, Derain, Matisse, Utrillo, Valadon, Marquet, Dufy, Rouault ou encore Friesz reçoit, comme l’affirme l’écrivain Francis Carco dans le catalogue de la vente « la preuve de leur amicale solidarité ». La recette de la vente – 1,5 million de francs – la met à l’abri du besoin pour les dernières années de sa vie. Pourtant, après sa mort en 1951, son nom disparaît progressivement des biographies de l’art moderne.

« Berthe Weill, galeriste d’avant-garde »,
Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, Paris-1er, jusqu’au 26 janvier 2026, www.musee-orangerie.fr
Marianne Le Morvan, « Berthe Weill. Marchande et mécène de l’art moderne (1865-1951) »,
Flammarion, 2025, 240 p., 24 €.
Berthe Weill, « Pan !… dans l’œil… Ou trente ans dans les coulisses de la peinture contemporaine (1900-1930) »,
Bartillat, 2025, 304 p., 20 €.
« Berthe Weill, galeriste de l’avant-garde parisienne », 
catalogue de l’exposition du Musée de l’Orangerie, Flammarion, 2025, 208 p., 39 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°791 du 1 décembre 2025, avec le titre suivant : Berthe Weill, l’inébranlable défricheuse

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