L’art moderne marqué par l’avènement des avant-gardes, au début du XXe siècle, a largement prospéré grâce aux marchands d’art. Ils ont financé et assuré la promotion de leurs artistes, et ils ont su innover en matière de présentation des œuvres et en communication. Une histoire de l’art à découvrir par le biais de ces visionnaires.
Le marchand des impressionnistes, le marchand de Pablo Picasso, ou encore le marchand d’Amedeo Modigliani… on a tous déjà entendu parler de l’un de ces tandems. Les galeristes modernes se sont en effet imposés dans l’histoire de l’art et sont régulièrement consacrés par de grandes expositions. Les plus célèbres sont même devenus des figures de la culture populaire, à l’image de Paul Durand-Ruel (1831-1922) qui est le personnage principal d’une récente pièce de théâtre à succès (Les Collectionnistes, de François Barluet, 2025). La cordée artiste-marchand fait partie intégrante du récit héroïque de la modernité. Un récit, volontiers mythifié, souvent écrit par les principaux intéressés… La fin du XIXe siècle marque un profond changement de paradigme qui acte la montée en gamme des galeristes et de leurs poulains. On peut dire qu’à partir de l’émergence des impressionnistes se produit une bascule historique car le marché prend progressivement la place traditionnellement occupée par les institutions, à commencer par la plus importante d’entre elles, le fameux Salon, qui pendant longtemps a fait et défait les carrières. « À partir de ce moment-là, la légitimation des artistes ne se fait plus uniquement par le Salon officiel, mais de plus en plus par les marchands », résume Léa Saint-Raymond, maîtresse de conférences à l’université Paris Sciences et Lettres qui a notamment contribué à l’ouvrage Histoire des galeries d’art en France du XIXe au XXIe siècle (Flammarion, 2024). « Jusque-là vous ne pouviez pas faire carrière en tant qu’artiste si vous n’étiez pas reconnu par le Salon ; or ce lieu perd progressivement son rôle prescripteur. » En parallèle des événements alternatifs proches de la sphère marchande s’affirment, comme le Salon d’automne, ainsi que de nombreuses d’expositions à Paris, comme en province. « Cela va assez vite car, à partir des années 1910, les marchands sont tout-puissants. Et les artistes d’avant-garde utilisent abondamment ces nouveaux espaces de reconnaissance pour se mettre en scène. »
Fins stratèges, les protagonistes de cette histoire jonglent habilement avec les codes de la communication. « On assiste à cette époque à la naissance d’un marketing assez agressif des galeristes », confirme Léa Saint-Raymond. « Il y a clairement une mise en récit de soi : ils se présentent comme les marchands des avant-gardes et les artistes aussi reprennent ce discours. » Cette manière nouvelle de se dépeindre en promoteur de l’art moderne vise aussi à changer l’image guère flatteuse des marchands. Il faut dire qu’elle en a bien besoin car, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces derniers ont mauvaise presse et sont souvent caricaturés comme des profiteurs du talent d’autrui. En se glorifiant de la sorte, ils tentent de transcender leur rôle d’agent commercial pour se dépeindre en défenseur des artistes à la pointe de la modernité. D’emblée, artistes et galeristes tissent cette légende, souvent il faut le reconnaître avec un sens de la formule accrocheur. Paul Guillaume (1891-1934) se présente volontiers comme « l’ami des artistes », tandis que Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979) affirme « les grands peintres font les grands marchands ». Outre leurs phrases-chocs, les marchands se médiatisent également par la publication de leurs mémoires ; une nouveauté totale ! Paul Durand-Ruel publie les Mémoires du marchand des impressionnistes (1939) et Ambroise Vollard (1866-1939), les Souvenirs d’un marchand de tableaux (1936). Kahnweiler, lui, se livre dans ses Confessions esthétiques (1963) et Berthe Weill (1865-1951) promet dans Pan !… dans l’œil… (1933) de dévoiler ses trente ans dans les coulisses de la peinture contemporaine.
Comme jamais auparavant les marchands se racontent. Ils tirent aussi abondamment profit de la presse, alors en plein essor, pour assurer leur promotion et celle de leur écurie. Ils achètent, comme cela se fait toujours aujourd’hui, des pages de publicité pour se faire connaître. Le graal est d’obtenir la recension d’un journaliste en vogue pour asseoir son prestige et exister dans un secteur qui devient de plus en plus concurrentiel. Et comme on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, les galeries vont même créer leur propre revue ; du jamais vu ! « Les revues de marchands sont un vrai phénomène », observe Sylphide de Daranyi, biographe de Paul Guillaume (Flammarion, 2023). « Auparavant, ces revues étaient fondées par des intellectuels, pas par des marchands ; c’est très nouveau comme démarche, c’est une manière de prendre le relais par rapport à l’espace institutionnel. Il y a une véritable explosion du nombre de ces supports dans l’entre-deux-guerres. » Une explosion qui accompagne le boom des galeries qui se produit alors à Paris. Ces titres recouvrent d’ailleurs une typologie très vaste allant du simple outil promotionnel réunissant les annonces de la programmation à des publications ambitieuses prenant part aux débats esthétiques et proposant des critiques, voire des essais. Les publications qui ont le plus marqué leur temps sont le bulletin de la Galerie Berthe Weill, La Section d’Or qui promeut les œuvres du groupe éponyme comprenant, entre autres, Marcel Duchamp et Francis Picabia. Mais aussi le Bulletin de l’effort moderneédité par le marchand Léonce Rosenberg (1879-1947), ou encore Der Sturm (La Tempête) en Allemagne qui diffuse l’expressionnisme. L’une des plus remarquables est assurément celle de la Galerie Bernheim-Jeune qui se positionne volontairement au-dessus de la mêlée avec un titre qui ne mentionne pas le nom de l’enseigne. Véritable institution, le Bulletin de la vie artistique propose en effet des articles du directeur artistique de la galerie, Félix Fénéon (1861-1944), qui font date. Notamment sur les Futuristes dont il organise la première exposition en France.
Paul Guillaume, rompu à la communication, opte pour Les Arts à Paris. Cette dernière est l’une des plus populaires et est même diffusée à l’étranger par abonnement. « Il met en lumière les expositions qu’il organise, mais pas uniquement, car ce travail éditorial est aussi une façon de diffuser l’avant-garde beaucoup plus largement et de défendre ses engagements », précise sa biographe. « Sa revue n’est d’ailleurs qu’un des nombreux outils modernes qu’il utilise puisqu’il croisait les moyens pour se faire connaître et médiatiser les artistes dans lesquels il croyait et les œuvres qu’il possédait. » Visionnaire, le galeriste organise entre autres des conférences et des vernissages mémorables, qui relèvent de la performance mêlant tous les arts et un sens du happening qui séduit bien au-delà du cercle restreint des collectionneurs d’avant-garde. Toujours pour attirer l’acheteur et accentuer la visibilité du milieu – alors confidentiel que constitue alors l’art contemporain –, il a l’idée de génie de faire filmer ses expositions les plus innovantes. De petits spots que les Actualités Gaumont présentent au cinéma avant les longs métrages, comme notamment pour « Picasso-Matisse ». Cette manifestation mythique de 1918 a durablement marqué les esprits et a aussi cassé les codes. C’était en effet la première fois qu’une exposition reposait sur la confrontation de deux artistes. Une formule depuis reprise et usée jusqu’à la corde par les marchands et les musées. Depuis la fin du XIXe siècle, les marchands tentent de renouveler les codes de l’exposition. « En son temps Durand-Ruel avait, par exemple, rompu avec la tradition. Il avait abandonné l’accrochage à touche-touche, du sol au plafond, pour aligner les tableaux sur une seule ligne et mieux les valoriser », rappelle Sylphide de Daranyi.
Si la forme est importante, le fond compte évidemment plus encore. Pour briller dans ce milieu compétitif, nombre de galeristes font ainsi le pari de l’originalité. « Si jusqu’à la fin du XIXe siècle, il était fréquent de vendre différent type de biens, les choses changent et on assiste à une forte spécialisation », explique Léa Saint-Raymond. « Certains vendeurs se positionnent sur l’hyperluxe avec des artistes déjà connus et recherchés, alors que d’autres se spécialisent dans la jeune peinture. Toutefois, la polarisation n’est pas aussi marquée qu’on le dit souvent. » Il y a en effet une diversification de portefeuilles car, pour soutenir les avant-gardes, il faut aussi représenter des artistes qui vendent bien afin d’être à l’équilibre. C’est ce modèle économique qui permet aux marchands de soutenir les artistes émergents. Paul Guillaume est, par exemple, réputé pour son paternaliste, puisqu’il a soutenu Chaïm Soutine dont il a fait la fortune critique et commerciale ; il a aussi pris un risque en exposant Robert Delaunay alors qu’il était mis à l’écart en France, et il a beaucoup aidé financièrement Jean Fautrier dans une période de vaches maigres. « Quand on étudie la liste des expositions de sa galerie, on se rend compte qu’il alternait des artistes déjà consacrés et des peintres sur lesquels il pariait », remarque Sylphide de Daranyi. Comme souvent dans la légende des avant-gardes, il faut se méfier des raccourcis hagiographiques.
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Ces marchands qui ont fait l’art moderne
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°791 du 1 décembre 2025, avec le titre suivant : Ces marchands qui ont fait l’art moderne






