Art ancien

XVe siècle

Antonello de Messine, l’autre géant de la Renaissance

Par Eva Bensard · Le Journal des Arts

Le 12 mai 2006 - 979 mots

Une exposition à Rome réunit pour la première fois une grande partie du corpus du peintre. Si l’accrochage n’est guère didactique, le catalogue marque une réelle avancée dans la connaissance du Messinois.

ROME - Il fallait pour ouvrir le parcours de cette exposition une œuvre à la mesure de l’événement, qui réunit pour la première fois (et peut être la dernière, du fait de l’extrême fragilité des tableaux) une grande partie du corpus peint d’Antonello de Messine – soit trente-deux œuvres, sur les quelque cinquante aujourd’hui connues. Le choix des commissaires s’est porté, avec raison, sur le Saint Jérôme dans son cabinet de travail (vers 1475), conservé à la National Gallery de Londres. La peinture est en effet un concentré de l’art d’Antonello. La perspective complexe, suggérée par une succession d’architectures imbriquées, confère à ce petit panneau (46 x 36 cm) une profondeur et une monumentalité dignes des grands formats. Parallèlement à cet espace très structuré, jouant avec virtuosité des innovations de la Renaissance italienne, l’attention portée à la réalité des objets est toute flamande. Ce goût du détail transparaît dans le rendu des ouvrages et des plantes disposés sur la bibliothèque, qui sont autant de natures mortes, ou dans le paysage de collines de l’arrière-plan. Mais ces « miniatures » perdent de leur précision lorsqu’elles sont examinées de près. « Dans ce tableau, les touches du pinceau deviennent à la loupe des tâches de couleurs informes », précise Mauro Lucco, commissaire de l’exposition, dans le catalogue. C’est ce qui fait toute la différence avec les Flamands, auxquels Antonello emprunta le procédé révolutionnaire de la peinture à l’huile, mais pas l’extrême minutie de l’exécution.
Cette capacité à combiner et réinterpréter les apports italiens et nordiques fait tout le génie du peintre sicilien. Elle explique également le rayonnement extraordinaire qu’a eu son art, à la faveur d’un voyage entrepris vers 1475 à Venise. Giovanni Bellini, Alvise Vivarini et Cima Da Conegliano (dont on peut admirer des toiles dans l’exposition), puis Giorgione et Titien n’oublieront pas la leçon du Messinois, leçon qui, aujourd’hui encore, n’a rien perdu de sa modernité. Pour preuve, la très célèbre Vierge de l’Annonciation de Palerme (1475), laquelle fait pour la première fois l’économie de l’archange Gabriel dans la scène de l’Annonciation. La suspension du geste de la Vierge, le sobre fond noir et la stricte géométrie des volumes sont également à l’origine de la fascination exercée par ce tableau, devenu une icône de l’histoire de l’art.

Susciter l’émotion
Audacieux dans les scènes religieuses, Antonello l’est tout autant dans ses portraits, dont l’exposition présente un très beau florilège. On regrette l’absence du Condottiere du Louvre, mais les tableaux venus de Madrid, de Rome et de Turin (Portrait Trivulzio) sont de qualité équivalente. Réalisées pour la plupart lors du séjour vénitien de l’artiste, ces effigies de bourgeois rompent avec la traditionnelle représentation de profil, à la manière des médailles, au profit de portraits d’une expressivité et d’un réalisme saisissants. Le regard, mélancolique, arrogant ou pétillant d’intelligence, est tourné vers le spectateur, et la bouche, animée d’un léger pincement ou d’un sourire ironique. Ces visages solidement structurés et rivalisant avec la sculpture par leur tridimensionnalité montrent une fois de plus la capacité de synthèse formelle d’Antonello, qui atteint avec le Portrait Trivulzio ou le Portrait d’homme de la Galerie Borghèse un des sommets de son art.
Autres points forts du parcours : la Crucifixion d’Anvers, le Saint Sébastien de Dresde, récemment restauré, et surtout la série des Ecce Homo (Christ de douleur), qui, pour la première fois, cherchent à susciter l’émotion et la compassion chez le spectateur.
Au total, une seule œuvre fait véritablement défaut : le tableau d’autel de San Cassiano, dont le Kunsthistorisches Museum de Vienne n’a pas voulu se séparer. Exécutée pour l’église éponyme de Venise, cette œuvre novatrice – car elle rompt avec le traditionnel schéma des polyptyques – devint dès son achèvement l’une des compositions les plus célèbres de la Lagune.

Vaste étude scientifique
En dépit de cette convergence de chefs-d’œuvre, l’exposition, avare d’informations, se révèle décevante. Un seul panneau pour l’ensemble du parcours, qui ne présente aucune section proprement dite (les œuvres se succèdent sans explication aucune), c’est bien peu. Le catalogue est en revanche remarquable. Dommage qu’il ne soit disponible qu’en italien. Cet ouvrage, qui a l’avantage d’être un catalogue raisonné, fait le point sur l’ensemble des recherches consacrées à Antonello. Il en ressort une lecture nouvelle de son œuvre, relativisant en particulier l’influence des modèles flamands. Soutenue au XVIe siècle par l’historien de l’art Giorgio Vasari, l’hypothèse d’un voyage d’Antonello en Flandres est considérée depuis longtemps comme improbable. De même, la supposition d’une rencontre à Milan avec le peintre Petrus Christus reste sujette à caution. Les spécialistes réévaluent par contre l’importance d’autres sources dans la genèse du style de l’artiste, notamment provençale (Enguerrand Quarton) et espagnole. Messine, et surtout Naples, où l’artiste fit son apprentissage auprès du peintre Colantonio, sont en effet à l’époque d’importants carrefours d’échanges artistiques.
L’exposition a aussi été l’occasion d’une vaste et passionnante étude scientifique sur le modus operandi d’Antonello, dont rend seulement compte le catalogue. Ces analyses mettent en lumière une technique plus encline à suggérer qu’à définir, comme on a pu le voir dans le cas du Saint Jérôme de Londres, et ne reposant pas, à la différence des Flamands, sur un dessin sous-jacent détaillé. À l’exception des portraits, la technique de la peinture à l’huile peut même apparaître comme secondaire chez ce peintre, qui ne cherchait pas à imiter les glacis d’un Van Eyck, mais à obtenir une plus grande solidité des volumes et un meilleur rendu de la perspective. Une conclusion pour le moins inattendue.

Antonello de Messine

Jusqu’au 25 juin, Scuderie del Quirinale, via XXIV Maggio, 16, Rome, tél. 39 06 39 96 75 00, www.mostraantonellodamessina.it, tlj 10h-20h, 10h-23h ven. et sam. Cat. (en italien) éd. Silvana Editoriale, 383 p., 35 euros.

Antonello de Messine en 5 dates

Vers 1430 Naissance à Messine, en Sicile. Vers 1450 Apprentissage à Naples auprès de Colantonio. 1475-1476 Séjour à Venise, où l’artiste réalise ses plus grands chefs-d’œuvre. 1476 Retour en Sicile. 1479 Mort à Messine.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°237 du 12 mai 2006, avec le titre suivant : Antonello de Messine, l’autre géant de la Renaissance

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