L’édition 2025 se donne pour ambition de cartographier diverses scènes artistiques contemporaines, aux accents souvent engagés et subversifs.
Sharjah (Émirats arabes unis). Alors que la précédente édition offrait une lecture décoloniale, la 16e édition propose cette fois « une méthode para-cartographique », selon l’expression d’Hoor Al-Qasimi. La présidente fondatrice de la Sharjah Art Foundation a ainsi sélectionné cinq commissaires dont les expertises se complètent sur le plan géographique : l’Océanie avec Megan Tamati-Quennell, l’Asie du Sud-Est avec Alia Swastika, l’Asie du Sud avec Natasha Ginwala, le monde arabe avec Amal Khalaf, et enfin le monde turc avec Zeynep Öz. Ce découpage n’est toutefois pas rigide, et des croisements apparaissent entre les 17 sites qui accueillent les œuvres d’environ 200 artistes.
Sous le titre de « To Carry » (porter), plusieurs œuvres de cette édition se distinguent par leur engagement politique et leur originalité formelle. Parmi elles figurent How Love Moves (2023), une vidéo au montage dissonant de Pallavi Paul sur les dérives haineuses de l’ethnonationalisme hindou dans l’Inde contemporaine ; Khawagaka (2024), une installation de l’Indonésien Rully Shabara, qui a créé de toutes pièces, à l’aide de l’intelligence artificielle, les archives d’une tribu aborigène fictive, les « Wusa » ; ainsi que Capital Coup (2024), une installation du collectif palestinien Sakiya, basé à Ramallah, qui a construit une version du Capitole de Washington sous la forme d’un poulailler de 10 m de long et de 5 m de haut !
Mais les œuvres les plus emblématiques de « To Carry » sont celles qui résonnent directement avec le contexte des Émirats arabes unis, comme celles de Raven Chacon ou Monira Al Qadiri. A Wandering Breeze (2025), installation sonore de Chacon, met en lumière les défaillances des autorités émiriennes. L’artiste a conçu cette œuvre pour le village d’Al-Madam, situé dans le désert à l’est de Sharjah, près de la frontière omanaise. Construit dans les années 1970 dans le cadre d’un programme de modernisation, ce village fantôme, composé d’une douzaine d’habitations et d’une mosquée, n’a jamais été habité par les Bédouins, auxquels il était pourtant destiné. Largement ensablé au fil des décennies, en raison d’une localisation inadaptée et d’une mauvaise orientation des ouvertures, le site incarne l’incompréhension du mode de vie nomade par les autorités de l’époque. Raven Chacon a choisi d’y réintégrer, non sans ironie, ces autochtones rebelles par le biais d’une bande sonore de leurs chants traditionnels, diffusée furtivement d’une maison à l’autre. Les habitations deviennent ainsi des caisses de résonance pour des cultures nomades, immatérielles et insubordonnées, venues hanter ceux qui ont tenté de les sédentariser. Cette sensibilité à la musique et au sort des populations arabes s’enracine dans le profil singulier de l’artiste : compositeur formé à la musique classique, il est également d’origine amérindienne Navajo. Cette installation illustre par ailleurs l’importance accrue accordée au son et à la performance par la biennale, avec la première édition des « April Acts », série de conférences et de concerts-performances.
Plus inattendue, Gastromancer (2023, [voir ill.]), de l’artiste koweïtienne Monira Al Qadiri, aborde la question de la transidentité. Baignée dans une lumière rosée, l’œuvre met en scène deux gigantesques murex, coquillages en fibre de verre rouge, suspendus face à face. On les entend converser sur leur propre transition de genre de leur voix au timbre masculin, qui sort de leur péristome. L’installation évoque un phénomène observé chez ces mollusques marins, qui changent de sexe sous l’effet des tributylétains, ces substances toxiques utilisées pour protéger les coques des cargos, et capables à faibles doses de masculiniser les femelles de certaines espèces aquatiques. L’artiste établit par ailleurs un lien explicite avec le roman queer The Diesel de l’Émirien Thani Al-Suwaidi (1966-2020), dont des extraits sont lus par deux voix off. Publié en arabe à Beyrouth en 1994, ce roman retrace le passage à l’âge adulte d’un personnage non binaire né dans un village des Émirats. Jamais publié dans le pays du vivant de l’auteur, l’ouvrage n’a été autorisé qu’en janvier 2025, juste avant l’ouverture de la biennale. Les voix sont celles d’hommes transgenres, enregistrées pour l’occasion. À cet égard, précisons qu’en 2016 les Émirats ont légalisé, sous certaines conditions, la chirurgie de réassignation sexuelle. Toutefois, les démarches visant à obtenir une reconnaissance officielle du changement de sexe demeurent difficiles, tandis que les rapports homosexuels et le travestissement restent lourdement criminalisés.
La biennale s’aligne ainsi sur le progressisme des grandes expositions internationales, tout en demeurant en décalage avec son environnement sociopolitique immédiat. L’avenir dira si la « gastromancie » de Monira Al Qadiri a su prédire l’avenir, et si l’art contribuera à une plus grande inclusivité au sein de la société émirienne.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°655 du 9 mai 2025, avec le titre suivant : 16e Biennale de Sharjah : forte et transgressive





