Design

RÉALITÉ VIRTUELLE

Quand les jeux vidéo influencent les artistes

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 7 juin 2020 - 1232 mots

Le jeu vidéo est entré depuis peu au musée, au MoMA de New York. La thématique de l’enfermement, qui anime fortement les jeux vidéo, nourrit quant à elle depuis longtemps l’imaginaire des artistes, dont plusieurs créent des environnements numériques.

The longing, 2020. Ce jeu vous propose un confinement de 400 jours en temps réel. © Studio Seufz
The longing, 2020. Ce jeu vous propose un confinement de 400 jours en temps réel.
© Studio Seufz

Coïncidence de calendrier, c’est en pleine période de confinement, le 24 avril, que le Centre Pompidou a fait paraître son premier jeu vidéo, Prisme 7. Moins d’une décennie après la reconnaissance du médium comme « œuvre d’art » – fin 2012, le MoMA de New York a fait entrer quatorze jeux dans sa collection design, dont les fameux Pac-Man, Tetris ou The Sims–, le Musée national d’art moderne invite le joueur à se constituer, à partir de son riche fonds (Tony Cragg, François Morellet, Man Ray, Bill Viola, Alain Jacquet…), sa propre collection virtuelle d’œuvres d’art au travers d’un parcours rythmé par sept « plateformes » – « Couleur et fonction », « Lumière et perception », etc. –, déployé à l’intérieur d’une architecture faite de gros tuyaux et d’escalators – tiens, cela nous rappelle quelque chose… Le joueur y est représenté (comme c’est étrange…) par un nuage de gouttelettes en suspension, pardon : « une entité de molécules lumineuses », qui se projette à l’intérieur des salles pour accumuler des « orbes », ou petites sphères rouges, et débloquer des « gemmes » – les œuvres. Ô combien didactique, cette immersion dans le champ de l’art moderne et contemporain devrait faciliter la vie des… enseignants en arts plastiques.

Confinement mondial oblige, s’il est un secteur qui n’a pas chômé, c’est bien celui du jeu vidéo. Le 6 mai, sur Twitter, l’américain Epic Games, éditeur du célèbre jeu en ligne Fortnite, claironnait qu’« en avril les joueurs avaient passé plus de 3,2 milliards d’heures sur le jeu », des utilisateurs dont le nombre a alors franchi la barre des… 350 millions. Le lendemain, c’est le japonais Nintendo qui livrait les chiffres de son « phénomène » Animal Crossing: New Horizons, sorti le 20 mars 2020 : 13,41 millions d’exemplaires vendus depuis, soit davantage en six semaines que n’importe quel épisode précédent en plusieurs années.

Des jeux vidéo très « confinement »

Si moult jeux vidéo mettent en scène une pandémie : un champignon dans The Last of Us, la variole dans The Division, la peste dans A Plague Tale: Innocence, ceux portant sur la thématique du confinement fourmillent aussi. « Ces derniers ont nourri notre pratique bien avant le confinement, raconte Antoine Fontaine qui, avec Galdric Fleury, forme le duo d’artistes Fleuryfontaine. Et je m’y suis d’ailleurs beaucoup réfugié pendant la crise. » Ainsi de The Stanley Parable (Galactic Cafe), dans lequel l’employé Stanley erre dans des bureaux déserts, ses collègues ayant mystérieusement disparu, et médite sur les causes de cette désertion comme sur l’absurdité du travail. Les déambulations d’individus esseulés dans des lieux clos sont légion. La jeune héroïne de What Remains of Edith Finch (Giant Sparrow) retourne dans la bâtisse familiale abandonnée, sur les traces d’un arbre généalogique dont les secrets hantent chaque recoin et dont les membres ont tous connu des fins tragiques. Dans une atmosphère sombre et étouffante, le petit garçon d’Inside (Playdead) fuit une société autoritaire, remplie de méchants adultes évidemment, avec la désagréable sensation de n’être nulle part à l’abri. Pis : dans Scanner Sombre (Introversion Software), le joueur évolue dans les boyaux d’une grotte équipée d’un casque de réalité virtuelle à vision thermique. Seul le scanner qu’il pointe permet de rendre l’endroit réel, avant qu’il ne s’évanouisse à nouveau. Claustrophobes s’abstenir.

Jeu vidéo du confinement par excellence, The Longing (Studio Seufz) est, lui, sorti à point nommé le 5 mars. « L’Ombre », maigrelet anthracite aux yeux globuleux, dépressif et attachant, part seul explorer le royaume souterrain de son souverain en hibernation durant… 400 jours. Le jeu se déroule en temps réel : vous laissez ledit personnage avec un livre entre les mains, vous le récupérez deux jours après alors qu’il aura entre-temps avalé plusieurs chapitres. Le parcours, un dédale aux décors à la fois tristes et drôles, s’effectue avec une extrême lenteur durant 400 jours, une éternité en regard de la bagatelle des deux mois du récent confinement !

Enfermement virtuel

Quoique la technologie soit identique, la finalité de l’œuvre d’art se situe à mille lieues de celle du jeu vidéo. Mais les espaces confinés de ce dernier infusent le travail de nombre d’artistes, comme en témoigne celui de Fleuryfontaine. Ainsi Index (2017) est-il un programme vidéo généré en temps réel qui met en scène des couloirs, d’hôtel, d’école, d’hôpital ou de prison, en un travelling infini duquel on ne sort jamais. Idem avec You can’t stay up on the roof forever (2016), mais cette fois en creux. Inspiré des gated communities, ces quartiers résidentiels fermés et sécurisés, cet « environnement numérique procédural » montre une zone pavillonnaire sans fin : un océan de toitures, de murs sans fenêtres, de gazons inertes et de piscines étanches. Bref, un monde hermétique, disparate et identique, à l’intérieur duquel personne ne peut s’immiscer : « Un rêve de la classe moyenne – maison/jardin/piscine – qui se transforme en cauchemar, l’utopie de la réussite sociale qui fabrique des “non-lieux” partout sur la planète », décrit Antoine Fontaine. Dans le film Ange (2019), le tandem dresse le portrait d’Ael, un hikikomori français [au Japon, ce terme désigne un jeune qui vit reclus chez lui]. L’homme vit cloîtré dans une cabane érigée dans le jardin de son père et ce, depuis… treize ans. « Ce film tente de décrypter cette mise en retrait du monde et questionne la société qui laisse de côté ces personnes en souffrance, souligne Antoine Fontaine. Soit dit en passant, la communauté des hikikomoris a bien ri du récent confinement en voyant la moitié de l’humanité obligée de se cloîtrer chez elle. D’un coup, ce qui était considéré comme un état ultra-négatif est devenu la norme. »

C’est dans le registre de la réalité virtuelle (RV) que Jean-Pascal Flavien a, lui, expérimenté le confinement, avec une œuvre dévoilée fin 2019 et conçue avec le studio anglais Soft Power. Greenhouse. States of Mind est le dernier avatar d’un projet développé depuis 2002 autour d’une maison constituée principalement de quatre espaces fermés. Ce film en RV permet de se balader à l’intérieur de la demeure. « Le confinement était l’une des données de départ de “Greenhouse”, explique Jean-Pascal Flavien. C’est une maison qui n’est pas faite pour vivre et pour être agréable, mais qui matérialise le confinement en lui donnant une forme et qui met en scène l’indétermination, devant ces quatre portes closes, au moment du choix et de ses conséquences. Je déplace les fonctions de l’architecture à travers une structure dans laquelle il peut arriver quelque chose. » Ces quatre pièces sont, en fait, des culs-de-sac. « Il y a une différence profonde de nature entre l’espace réel et l’espace virtuel, estime Jean-Pascal Flavien. Si, dans la réalité, l’architecture peut créer des situations d’enfermement, la RV, elle, les intensifie, les dramatise. Souvent, avec la RV, il n’y a qu’une entrée, qu’une sortie, pas de retour en arrière possible ou des passages à sens unique, qui sont déjà des “semi-enfermements”. L’espace dans lequel on évolue est, en quelque sorte, “déréalisé”. On perd tous ses repères habituels et cette “défamiliarisation” est violente. » À la mi-novembre, au Sprengel Museum, à Hanovre, l’artiste présentera une version « en dur » de la Greenhouse au sein de l’exposition « How To Survive : L’art comme stratégie de survie ». Avec l’équipe de conservation, il a déjà évoqué la pose éventuelle d’« issues de secours », histoire de prévenir tout risque de… claustrophobie.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°547 du 5 juin 2020, avec le titre suivant : Quand les jeux vidéo influencent les artistes

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