Numérique

Se distraire du monde

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 10 septembre 2018 - 529 mots

PARIS

Parmi tous les immenses bouleversements du moment, il en est un, apparemment plus anecdotique que bien d’autres, qui mérite pourtant qu’on s’y arrête : mesurée en temps qu’on y consacre comme en chiffres d’affaires, les jeux vidéo sont en passe de devenir la première industrie culturelle mondiale. Ils vont devancer le livre et distancent déjà le cinéma, la musique et bien d’autres arts.

Télécommande de jeux vidéo.
Télécommande de jeux vidéo.

Sans doute disputera-t-on de savoir si on peut ranger les jeux vidéo dans l’industrie culturelle. Même si certains sont d’une grande qualité artistique, avec des univers d’une grande créativité, et que quelques artistes contemporains commencent à s’y intéresser, ils ne sont pas, à proprement parler, le support d’œuvres d’art. Ils pourraient le devenir, comme le sont certains films qui les inspirent, tels Avatar, par exemple. Et aussi, parce que, comme toute œuvre d’art, ils proposent un voyage dans un univers imaginaire.

S’ils devenaient une activité artistique à part entière, les jeux vidéo installeraient un glissement majeur dans la nature de la consommation culturelle. Jusqu’ici, la fréquentation des œuvres d’art prenait un temps limité et délimité : un livre, une œuvre musicale, un film, prennent un temps connu. Même si on peut les revoir, les relire, les réécouter ou s’attarder à l’infini devant un tableau, dans une exposition ou un musée. Avec les jeux vidéo, on passe à des activités qui peuvent occuper un temps illimité. Le consommateur en est un acteur, qui peut décider de la longueur de son voyage et y trouver à chaque fois de nouveaux plaisirs. Sans doute en a-t-on déjà l’esquisse avec certaines performances interactives, où le spectateur participe à la création de l’œuvre et à sa durée. Et avec certaines expositions qui incitent le spectateur à vivre une expérience, dans la limite des heures d’ouverture. Ce basculement de la consommation culturelle dans une durée infinie correspond à un besoin de l’époque : il permet de meubler les périodes de plus en plus longues rendues disponibles par le progrès technique et l’allongement de l’espérance de vie. Ils devaient donc arriver.

D’autres formes de distraction viennent prendre le relais, pour occuper ce temps nouveau, comme les réseaux sociaux, qui occupent un temps croissant. En janvier 2018, l’humanité a passé un milliard d’années sur Internet dont 365 millions sur les réseaux sociaux, et chacun y consacre en moyenne aujourd’hui plus de cinq ans de sa vie contre trois ans à cuisiner et se nourrir. Ce temps n’est pas seulement en plus ; il est aussi en substitution d’autres activités. Ainsi, pendant le temps passé chaque année sur les réseaux sociaux, on aurait pu lire deux cents livres ou voir cinq cents films. Sans doute, tout cela n’arrive pas maintenant par hasard : c’est toujours dans les périodes de crise qu’on invente de nouvelles formes de distraction culturelle. Ainsi de l’invention de la comédie musicale pendant les année 1930. Et aujourd’hui, une fois de plus, la distraction masque l’angoisse devant le monde qui vient. À moins que, une nouvelle fois, l’art sonne le glas d’un monde en péril et nous aide à nous éveiller, à nous prendre en main et, au lieu d’oublier le réel par la distraction, à faire de nos vies des œuvres d’art.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°506 du 7 septembre 2018, avec le titre suivant : Se distraire du monde

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