Art contemporain

Portrait - Maurizio Cattelan

En une quinzaine d’années, l’artiste italien Maurizio Cattelan a produit des images percutantes pétries de tragique. Portrait d’un anxieux

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 13 avril 2010 - 1575 mots

Timide, anxieux mais volontiers provocateur, l’artiste italien Maurizio Cattelan pousse le public dans ses retranchements.

Si Damien Hirst incarne la rock star boulimique, Maurizio Cattelan jouerait plutôt les Greta Garbo, ménageant ses sorties. Tout comme il délègue la réalisation de ses œuvres, l’artiste italien laisse aux autres la charge du commentaire. Pendant longtemps, son ami le curateur Massimiliano Gioni jouait les doublures, bernant un organe de presse aussi respectable que le New York Times. « C’est une question de timidité, il n’aime pas parler, explique Gioni. Il apprécie aussi qu’il y ait un point de vue multiple sur son travail, pas une, mais plusieurs vérités. » Ou pas de vérité du tout. Ainsi distille-t-il une foule d’informations erronées. « Avec Maurizio, on ne sait jamais ce qui est de l’ordre de la fiction, quand il ment ou non », constate le curateur Francesco Bonami. L’usurpation, le canular, la provocation et la réappropriation sont ses armes.

Un arsenal qu’il retourne souvent contre lui-même. Cattelan aime produire son discours et son contre-discours, comme cette interview bidonnée avec Bonami où l’artiste et le curateur avaient inversé les rôles sans que le lecteur ne s’en rende compte. Bonami continue d’ailleurs à se faire l’avocat du diable. « Maurizio a appris à être stratège, son art doit communiquer », insiste-t-il. Discipliné, précis et méticuleux, le créateur n’a toutefois rien d’un fumiste. Bien qu’il ait longtemps cultivé une apparence de légèreté, le tragique traverse de bout en bout son œuvre.

Le drame a hanté sa jeunesse, balisée par la pauvreté et la maltraitance. « Mon enfance, c’était un malheur cinq étoiles », élude-t-il. Un climat délétère dont il cherche très tôt à s’évader. Multipliant les petits boulots, comme infirmier dans un hôpital puis dans une morgue, il jette un jour l’éponge. Il déménage à Forli (Émilie-Romagne), commence à fabriquer quelques meubles avant de se mettre en tête d’être artiste. Sans trop savoir alors ce qu’est l’art. Après quelques échauffements en Italie, il lève le camp pour New York. « Je me suis dit que si j’étais bon à quelque chose, je le verrai très vite. New York, c’est une machine de vérité. Si vous croyez que vous valez quelque chose, la ville vous prouvera le contraire. »

« La mort, c’est l’échec »
L’image du pitre lui a longtemps collé à la peau, alors que l’angoisse a toujours infusé son travail. À chaque fois, Cattelan met le doigt là où cela fait mal, nous plaçant face à nos peurs. « Il ne cherche pas à mettre mal à l’aise, il est lui-même mal à l’aise. Il soulève les questions de notre temps, celles du mal, de la souffrance, de la condition humaine. Ses images peuvent rivaliser avec l’iconographie chrétienne », observe Catherine Grenier, conservatrice au Centre Pompidou, à Paris. Sa représentation d’Hitler comme un enfant en train de prier pousse à réfléchir sur la question du mal et de sa transmission. Avec la Nona Ora, il chamboule la figure du Pater, la météorite qui écrase le pape symbolisant le poids de l’histoire et la défaite des pères. La mort rôde tout autant dans son travail.

« La mort, c’est l’échec, la crainte absolue. Au début, Maurizio avait peur de disparaître comme personne. Maintenant, il a aussi peur de disparaître comme artiste », précise Bonami. En 1992, il avait pourtant eu l’idée de la Fondation Oblomov. Celle-ci octroie une bourse à un artiste qui, pendant un an, ne fait pas d’exposition, qui disparaît de la circulation.

S’il se représente souvent dans des postures inconfortables ou drolatiques, il pousse aussi le monde de l’art dans ses retranchements. En 2001, lors des journées professionnelles de la Biennale de Venise, il invite le gratin du milieu de l’art dans une décharge à Palerme pour voir la reproduction grandeur nature de l’enseigne d’Hollywood. Ironiquement, tous ces VIP furent émoustillés par ce décor de commedia dell’arte, se réjouissant presque d’être les dindons de la farce. Lorsque la collectionneuse Rosa de la Cruz l’invite à réaliser une œuvre, il lui propose une enseigne « Hôpital psychiatrique », qu’elle refuse. Il la prenait pourtant au mot, car elle racontait sans cesse que ses voisins la prenaient pour une folle.

Cattelan ne ménage pas plus ses galeristes. En 1995, il impose à Emmanuel Perrotin d’évoluer dans une peluche rose en forme de phallus. Il scotche littéralement au mur son marchand italien, Massimo De Carlo, comme s’il le clouait au pilori. « Dans le cas d’Emmanuel, je voulais voir jusqu’à quel point il était sincère avec moi, commente l’artiste. Tu veux travailler avec moi ? Très bien, mais jusqu’où es-tu prêt à aller ? Quant à Massimo, c’était une étape importante dans notre relation. Il devait me donner quelque chose pour qu’on passe à un niveau supérieur. » Les musées en prennent également pour leur grade. En 1998, à New York, il fait venir, au Museum of Modern Art, un acteur affublé d’une tête démesurée de Picasso en papier mâché, signe que les institutions américaines succombent à la dérive Disney.

Plus que ses comparses, Cattelan garde ses distances avec le marché, tout en étant l’un de ses fleurons. « Je ne suis pas responsable des excès en ventes publiques, je n’en ai tiré aucun profit. Mais cela ne veut pas dire que je ne suis pas sale moi non plus. Je suis un spectateur passif. En 2002-2003, quelque chose a commencé à clocher, et j’ai souhaité que cela s’arrête assez vite. On était à un point où la richesse était à la portée de tous, où l’on croyait que l’argent produisait de
l’argent », confie celui qui garde la hantise de la pauvreté.

Hyperacuité visuelle
Pour garder son esprit en éveil, Cattelan multiplie complicités et collaborations. « Il a besoin de sa tribu. En cela il est très italien », rappelle Bonami. « C’est la crainte de ne pas avoir d’idées, crainte que sa place soit remise en question. Il est très conscient de sa propre faiblesse, a peur que les choses changent sans lui », ajoute Massimiliano Gioni. Avec ce dernier et la curatrice Ali Subotnick, il crée la Wrong Gallery à New York en 2002, une vitrine d’un mètre carré pour montrer des jeunes artistes. Ce minuscule espace, sans grand budget, se fit connaître par des expositions « fracassantes », comme celle de Pawel Althamer qui demanda à deux immigrants polonais illégaux de défoncer la porte de la galerie. Lorsque celle-ci a dû fermer en 2005, elle trouva brièvement asile à la Tate, à Londres. Dans la même lignée, l’iconodule a lancé les revues Permanent Food et Charley, véritables compilations d’images. Car l’homme a une hyperacuité visuelle. « Il fait attention à des détails qui parfois m’échappent.

Prendre ne serait-ce qu’un taxi avec lui est une grande expérience, parce qu’il voit ce que je ne vois pas, il imagine des scénarios possibles », relate Ali Subotnick. Ce goût des activités annexes a culminé à la Biennale de Berlin en 2005. Avec Gioni et Subotnik, il donne une forme aux émotions les plus souterraines. « La Biennale a été pour moi un vrai test d’endurance, se souvient Cattelan. Rien n’est gratuit, j’ai arrêté pendant deux ans mon propre travail et cela m’a pris un an de plus pour m’y remettre. C’était dur de faire comprendre aux gens que je travaillais alors qu’ils ne voyaient rien. »

À force de développer des projets latéraux, ne risque-t-il pas de mettre définitivement son art au placard ? « J’ai longtemps pensé que, un jour, il cesserait d’être artiste. Il a développé une pratique qu’il peut arrêter, et même cet arrêt ferait sens, comme le silence de Duchamp », souligne Massimiliano Gioni. L’absence, feinte ou réelle, a dès le début marqué son travail. En 1992, il simule son escapade du Castello di Rivara, en Italie, où il exposait. Une grande partie de son œuvre consiste à éviter ou évacuer le travail.

En 1989, il réalise une œuvre intitulée Certificat médical : une mise en arrêt de travail signée par un médecin et envoyée au directeur du lieu d’exposition. Moins paresseux qu’anxieux, soucieux de l’image juste, Cattelan produit très peu. « Je ne pense pas que toute idée qui traverse votre esprit soit bonne. Il faut que les choses aient un sens.

Produire une nouvelle œuvre prend du temps, ce n’est pas si simple quand on ne veut pas se répéter », livre-t-il. « Il est devant une page blanche plaquée or. Il a très peur de ne plus pouvoir faire une autre œuvre d’art. Il est régulièrement pris de panique avant la présentation d’une nouvelle pièce », poursuit Emmanuel Perrotin. Si, depuis 2001, il refuse les expositions en galerie, il va néanmoins en enchaîner dans les années à venir. Après la rétrospective actuelle à la Menil Collection, à Houston, Cattelan s’attaquera, en 2011, au Guggenheim de New York puis, normalement, à Versailles. Une double perspective qui l’excite et l’effraie à la fois.

MAURIZIO CATTELAN EN DATES

1960 Naissance à Padoue

1992 Déménage à New York

1995 Exposition « Errotin le vrai lapin », galerie Emmanuel Perrotin à Paris

1999 Organise la Biennale des Caraïbes. Exposition « Abracadabra » à la Tate Modern de Londres

2001 Installe l’enseigne d’Hollywood dans une décharge à Palerme

2005 Co-commissaire de la Biennale d’art contemporain de Berlin

2010 Exposition à la Menil Collection, à Houston (Texas), jusqu’au 15 août. Co-commissaire du festival « No Soul For Sale », du 14 au 16 mai, à la Tate Modern de Londres

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°323 du 16 avril 2010, avec le titre suivant : Portrait - Maurizio Cattelan

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