Architecture

Pei et ses huit musées

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2008 - 1200 mots

Dernier-né, le Musée d’arts islamiques de Doha a été conçu par l’architecte sino-américain de la pyramide du Louvre n Retour sur les réalisations muséales du Pritzker Prize 1983.

Le 22 novembre 2008 était inauguré, en grande pompe et toute mondanité (on y croisait Damien Hirst et Jeff Koons, Robert De Niro et Ronnie Wood, Jack Lang et Dominique de Villepin), le Musée d’art islamique de Doha au Qatar (lire le JdA no 291, 14 novembre 2008, p. 18). L’occasion de revenir sur la trajectoire muséale du célèbre et célébré architecte sino-américain Ieoh Ming Pei. Il y a loin de la coupe aux lèvres…Tout commence le 26 avril 1917 lorsque naît à Canton (Chine) Ieoh Ming Pei. Diplômé du MIT (Massachusetts Institute of Technology, États-Unis) en 1940, il poursuit, de 1945 à 1948, un cursus supérieur à Harvard (Cambridge, Massachusetts), sous le professorat de Marcel Breuer et Walter Gropius. Naturalisé américain en 1955, Pei appartient à la deuxième génération d’architectes « modernes » américains, à l’instar de Cesar Pelli, Kevin Roche ou encore Paul Rudolf. Sa carrière démarre en trombe, son agence grandit et ses réalisations se multiplient. En 1983, il est le cinquième lauréat du Pritzker Prize, considéré comme le Nobel de l’architecture. À cette date, son palmarès ne compte qu’un seul musée et non des moindres : l’aile est (East Wing) de la National Gallery of Art à Washington livrée en 1978. Grand retentissement tant l’époque n’est pas aux réalisations muséales telles que nous les connaissons aujourd’hui. On admire, on cite en exemple… Mais voilà, trente ans plus tard, les avis ont changé. Certes, l’espace et la lumière sont là, mais les effets théâtraux qui masquent l’absence d’une réelle écriture sont alignés comme à la parade. Tout comme, déjà, la pierre, le béton et le verre, traités sans sensibilité. Ce que l’on avait pris pour de la rigueur se révèle être de la froideur, et ce que l’on pensait être une générosité spatiale relève plutôt de l’architecture commerciale. De ce doublé, Pei ne se départira pas pour la plupart des musées qu’il réalisera par la suite. Y pénétrer c’est, d’emblée, avoir la sensation d’entrer dans un hall d’aéroport, un lobby d’hôtel de luxe ou un shopping center. Avec, à chaque fois, la sensation immédiate d’une échelle non maîtrisée, d’une succession d’échelles contradictoires.

Manque d’inspiration
Onze ans plus tard, Pei va diviser la France avec le projet du « Grand Louvre ». Trois camps se forment  : ceux viscéralement opposés à la pyramide  ; ceux qui récusent résolument le choix de Pei      ; ceux, enfin, qui cèdent au charme et à la manière du Sino-Américain. L’idée de la pyramide était bonne. Déjà, en 1809, Bernard François Balssa (le père d’Honoré de Balzac) publiait un fascicule, Mémoires sur deux grandes obligations à remplir par les Français. L’un de ces préceptes consistait en l’érection, au centre de la cour Napoléon, d’une pyramide, hommage à l’Empereur mais surtout emblème maçonnique. Résultat de l’intervention de Pei  : une pyramide de 35 mètres de côté, haute de 20,6 m, composée de 603 losanges et 70 triangles en verre, inaugurée le 4 mars 1989 et ouverte au public le 29 mars, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française. Certes, l’opération « Grand Louvre » réorganisait-elle l’accès et la circulation du plus grand musée du monde. Mais cette pyramide si peu légère, si fortement et inutilement armée, flanquée de trois pyramidions consternants et de bassins-pédiluves pathétiques, donnait la mesure des limites de l’architecte. Quant au sous-sol, aménagé comme un hall commercial (ce qu’il est), il est parfaitement traité avec, clin d’œil superfétatoire, une pyramide inversée censée équilibrer l’ombre et la lumière.
En 1995, Pei livre à Cleveland (Ohio), sur les bords du lac Erie, le Rock and Roll Hall of Fame, curieux assemblage de cubes et de cercles que conclut une demi-pyramide vitrée. Comme un compromis entre l’East Wing et le Grand Louvre. Assemblage flou et déconstruction vague censés évoquer le dynamisme et les heurts du rock’n’ roll.
Puis vient, en 2004 à Berlin, sur Unter den Linden, la Schauhaus, une addition au Deutsches Historisches Museum installé dans un ancien arsenal. Soit un gros « machin » de verre dont les arrondis et les spirales tronquées ne masquent pas le manque d’inspiration. Un manque qui va se retrouver à Luxembourg où, en 2006, Pei édifie entre la ville et le plateau de Kirchberg le Mudam, Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, dédié à l’art contemporain. Encore un gros machin de 10 000 m2 (dont 4 800 sont ouverts au public), qui reprend le tracé du fort Thüngen à l’emplacement duquel il s’élève, habillé de pierre « Magny doré » (comme le sous-sol du Louvre), et qui évoque une caserne. À l’intérieur, au-delà de la vaste entrée, s’égrènent une succession d’espaces petits et malaisés.
C’est sans doute en Asie que Pei retrouve du souffle avec le Musée Miho, perdu dans la montagne, presque inaccessible l’hiver et commandité par l’une de ces sectes comme il en fleurit au Japon. Soit un musée de 10 000 m2 enchâssé au milieu de 100 hectares vierges. Y parvenir relève du parcours initiatique, au cours duquel on emprunte une longue passerelle au-dessus d’un ravin, puis un aussi long tunnel tapissé de matière argentée. D’impeccables collections d’antiquités donnent le ton, celui du désir mystique de beauté que Pei exprime avec des toits de cristal et encore des pyramides inversées. Un travail très soigné, très tenu, tout comme pour le Musée d’histoire de Suzhou à propos duquel Le Monde écrivait à son ouverture, en 2006, « Pei livre son testament chinois ». À Suzhou, berceau de sa famille, capitale de la soie, surnommée « la Venise de l’Est » ou encore « la ville aux mille jardins », Pei réalise un musée très simple, très symétrique. Celui-ci décline les motifs chinois en un enchevêtrement de carrés et de triangles, et exalte le blanc comme toile de fond aux belles collections du musée, comprenant des cloisonnés exceptionnels. Là, l’architecte joue du paysage comme nulle part ailleurs, organisant des trouées ou dressant un mur blanc à l’arrière d’un alignement de pierres étranges, évocation d’une longue peinture sur soie.

Grand magasin
Dernier-né de ses musées, le Musée d’art islamique de Doha, au Qatar. À 91 ans passés, Pei cède à nouveau à ses tropismes : hall monumental, plus propice à l’événementiel qu’à la muséographie ; cubes empilés et déboîtés de façon faussement aléatoire ; pierre blanche et verre très froids en ce pays d’intense chaleur (la fraîcheur est donnée par la fontaine du patio séparant le musée du centre éducatif)  ; escalier à double révolution, trop petit, et évoquant un grand magasin plus qu’un musée majeur. Heureusement pour les dix-huit salles (trop petites) destinées à abriter l’exceptionnelle collection du musée (704 exposées sur 4 000), Jean-Michel Wilmotte a opéré une muséographie de grande qualité, jouant sur l’opposition ombre-lumière et réalisant là une sorte d’anti-Musée du quai Branly, tant tout y est visible, lisible, accessible.
Soit Ieoh Ming Pei, sa longue carrière, sa notoriété, son Pritzker et ses huit musées : sic transit gloria mundi [Ainsi passe la gloire du monde]…

À lire

I. M. Pei : architecte, Ph. Jodidio & alii, Éd. du Chêne, 367 p., ISBN 978-2-84277-917-7

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°293 du 12 décembre 2008, avec le titre suivant : Pei et ses huit musées

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