Photographie

ENTRETIEN

Michel Poivert : « Le problème de la photographie française, c’est la France »

Historien de la photographie, commissaire d’exposition et professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 17 février 2020 - 808 mots

PARIS

Dans son ouvrage « 50 ans de photographie française, de 1970 à nos jours », Michel Poivert explore les spécificités des pratiques et usages de photographes, avec leurs ambitions et états d’esprit qui peuvent être contre-productifs.

Michel Poivert. © Textuel.
Michel Poivert.
© Textuel.
Qu’est-ce qui vous a frappé dans l’exploration de ces cinquante dernières années de photographie française ?

Je savais que la photographie française était un archipel, avec ses métiers, ses statuts, ses choix esthétiques parfois très opposés, ses générations aussi. Ce qui m’a frappé, c’est justement que dans ce domaine a priori atomisé, il existe des concordances profondes entre des photographies que l’on ne relie pas habituellement entre elles. Prenons pour exemple le lien entre l’agence Viva, typique du reportage engagé des années 1970, et la commande publique avant-gardiste sur le paysage de la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale), au milieu des années 1980. Non seulement elles sont animées par la même personnalité (François Hers), mais elles constituent dans les deux cas un projet collectif – Viva lance l’enquête « Famille en France » avec tous ses membres – et, enfin, les deux aventures se veulent en rupture avec les photographes aînés dits « humanistes » (Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Willy Ronis), en posant un autre regard sur le quotidien, un regard sans concession, c’est-à-dire sans séduction pittoresque : des familles recomposées saisies dans la banalité du quotidien, des campagnes remembrées et des zones industrialisées. Bref, la France que l’on ne veut pas voir au sortir de l’époque des Trente Glorieuses…

Vous dites dans votre introduction que « le problème de la photographie française, c’est la France ». Que voulez-vous dire ?

C’est une formule qui résume la situation ; notre esprit universaliste s’est écrasé contre le mur de la mondialisation, et les photographes, comme l’art français en général, le paient très cher. Les photographes en France – car nombre de photographes étrangers ont choisi d’y vivre, à commencer par William Klein –, qu’ils observent leur pays ou le monde, le font avec une profonde et légitime ambition d’en donner une vision qui soit un propos sur le monde. Je crois que cette ambition universaliste qui peut apparaître prétentieuse est très française et qu’elle a coûté très cher à ces générations.

Paradoxalement, l’esprit français est aussi particulièrement masochiste ; le french bashing [le dénigrement de la France] n’est nulle part mieux pratiqué qu’en France où il est souvent mieux vu de proposer, dans les commissions et les programmations, des photographes aux profils « mondialisés ».

Lorsque j’emploie cette formule, c’est moins pour critiquer la position de l’État français, qui est plutôt favorable à la « cause » photographique, qu’un état d’esprit quelque peu contradictoire qui est difficilement compatible avec les formes de reconnaissance de la photographie indexée sur le marché de l’art contemporain.

Paris Photo et les Rencontres d’Arles sont les deux grands rendez-vous internationaux de la photographie. Pourtant à l’international, la réception des artistes français demeure très limitée par rapport à celle des Américains ou des Allemands. Pourquoi ?

Cela pose justement la question du marché et d’une forme de dissymétrie entre la France « pays de la photo », avec son offre incomparable dans le domaine artistique et culturel, et la diffusion de ses photographes. Le marché est la voie principale pour acquérir de la visibilité ; une exposition en musée sera toujours précédée d’étapes, comme les découvertes en galerie, la valorisation par les collections privées qui peuvent prendre plus de risques que les collections muséales. En somme, une présence sur le marché entre dans le cheminement de la reconnaissance des photographes aujourd’hui, comme pour les artistes – le modèle de la reconnaissance par la presse et le reportage ayant disparu.

Et, en France, ce marché repose en grande partie sur les acquisitions publiques, même s’il existe des collectionneurs bien sûr. D’une certaine manière, c’est l’État ou les collectivités territoriales qui font le marché depuis les années 1980, en fixant les prix en tant que principaux acquéreurs ou commanditaires (collections des musées, des Frac durant toute une époque, mais aussi du Cnap, etc.). Le grand avantage est que ce n’est pas le « vrai » marché qui fait la loi, et la photographie française bénéficie de cette liberté au sens où nombre de travaux très loin des standards du marché entrent dans les collections, alors qu’ils n’ont aucune chance face à une demande du marché assez stéréotypée (tout le monde veut le même style de photo au même moment, les mêmes noms, etc.).

Si l’on pense justement à la photo allemande, sur le marché, elle a été caricaturée à travers « l’école » (on appréciera l’anachronisme de ce genre de critère attributionniste) dite de Düsseldorf, avec ses grands formats et sa froideur légendaire, alors que la photographie allemande est d’une richesse incroyable.

Je ne veux pas dire que les photographes français ont raison contre le marché, mais je pense que c’est une des raisons de la difficulté de la diffusion de leurs travaux.

Michel Poivert, 50 ans de photographie française, de 1970 à nos jours,
éditions Textuel, 2019, 416 pages, 59 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°538 du 31 janvier 2020, avec le titre suivant : Michel Poivert, historien de la photographie, commissaire d’exposition et professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : « Le problème de la photographie française, c’est la France »

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