Art contemporain

Maurizio Cattelan : « L’art n’est pas toujours poli »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 6 juin 2025 - 1494 mots

On connaît l’artiste un brin provocateur, mais pas forcément le commissaire d’expositions qu’il peut être aussi.

Maurizio Cattelan au Centre Pompidou-Metz, en juillet 2024. © Revue Profane / Jonathan LLense / TheLink Mgm
Maurizio Cattelan au Centre Pompidou-Metz, en juillet 2024.
© Revue Profane / Jonathan LLense / TheLink Mgmt

Maurizio Cattelan vient de signer deux expositions, l’une à la Villa Médicis à Rome et l’autre au Centre Pompidou-Metz. L’artiste italien explique ses partis pris et confie son rapport à la photo et aux musées.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans le commissariat d’une exposition ?

Maurizio Cattelan : Assurer le commissariat d’une exposition, c’est comme inviter des gens chez soi, en sachant que certains casseront des objets, que d’autres jaseront sur les meubles, mais qu’un seul – juste un seul – comprendra pourquoi vous avez mis ce vase de travers sur la cheminée. Cela me suffit. Qu’est-ce que j’y gagne ? Rien, si ce n’est la possibilité d’échouer en public ; ce qui, honnêtement, est le seul moyen de rester en vie.

Que vous ont apporté plus précisément les expositions « Chromotherapia. La photographie couleur qui vous fait du bien » et « Dimanche sans fin » ?

M.C. : Elles m’ont rappelé que les expositions ne sont pas seulement des espaces pour montrer, mais aussi des espaces pour prendre des risques. « Chromotherapia » est une façon de se demander jusqu’où l’image et la couleur peuvent aller avant que le sens ne s’effondre – ou n’explose. « Dimanche sans fin » m’a amené au côté humain des collections : comment les œuvres, même les plus silencieuses, peuvent parler de l’absence, de l’attente ou de l’absurdité de la pérennité. Ces deux expositions m’ont permis de sortir du statut d’auteur et d’entrer en dialogue avec l’histoire, les institutions et les angles morts de ma propre pratique.

Maurizio Cattelan, Felix, 2001, Il Bel Paese, 1994 et Joan Mitchell, Sylvie’s Sunday, 1976, vue de l'exposition « Dimanche sans fin » au Centre Pompidou-Metz. © Marc Domage © Maurizio Cattelan’s Archive
Maurizio Cattelan, Felix, 2001, Il Bel Paese, 1994 et Joan Mitchell, Sylvie’s Sunday, 1976, vue de l'exposition « Dimanche sans fin » au Centre Pompidou-Metz.
© Marc Domage
© Maurizio Cattelan’s Archive
Quel a été l’impact sur votre propre création en cours ?

M.C. : Cela a renforcé le silence. Le commissariat d’exposition m’a forcé à affronter le bruit qui entoure les œuvres d’art – les étiquettes, les murs, les attentes – et à me demander ce qui survit lorsque tout cela est supprimé. Après des semaines passées dans les coulisses avec des œuvres traitées comme des reliques sacrées, la démarche la plus audacieuse consiste parfois à prendre du recul, voire à disparaître pendant un certain temps. Il est amusant de constater que l’absence peut finir par être la chose la plus présente dans la pièce.

L’exposition sur la photographie couleur repose sur l’idée de replacer la couleur du magazine Toiletpaper que vous avez fondé en 2010 dans le champ d’application de l’histoire de la photo des années 1930 à nos jours. Pourquoi ce questionnement ?

M.C. : Parce que Toiletpaper est souvent considéré comme une blague, un titre choc. Mais la couleur – surtout la couleur qui dérange – est un langage sérieux. J’ai voulu poser la question suivante : et si l’humour n’était pas le contraire de l’histoire de l’art, mais une autre façon d’y entrer de biais ?

Quel est votre lien avec la photographie ? Quels sont vos auteurs de référence ?

M.C. : La photographie a toujours été à l’arrière-plan de mon travail. Non pas comme un outil, mais comme un miroir qui parfois me répond. En ce qui concerne les références, je citerais la chaleur de Weegee, la brume de Luigi Ghirri, les masques de Cindy Sherman, la violence décontractée de William Eggleston. Mais aussi les images anonymes, les photos trouvées, celles qui n’essaient pas d’être de l’art et qui, peut-être pour cette raison, sont inoubliables.

Maurizio Cattelan, Spermini, 1997, masques en latex peints visibles dans l'exposition  « Dimanche sans fin » du Centre Pompidou Metz. © Maurizio Cattelan’s Archive / Attilio Maranzano
Maurizio Cattelan, Spermini, 1997, masques en latex peints visibles dans l'exposition « Dimanche sans fin » du Centre Pompidou Metz.
© Maurizio Cattelan’s Archive / Attilio Maranzano
À quel besoin a répondu la création du « magazine des magazines » Permanent Food avec Paola Manfrin, en 1995, puis Toiletpaper avec Pierpaolo Ferrari ?

M.C. : Permanent Food a commencé comme un projet secondaire, quelque chose que j’avais besoin de faire sans savoir pourquoi. Avec le temps, j’ai compris qu’il s’agissait de digérer des images en permanence, une forme de métabolisme visuel. Toiletpaper est arrivé plus tard, comme une mauvaise idée qui refusait de disparaître. Un espace où les images n’avaient pas besoin d’être justifiées.

Peut-on dire que Toiletpaper est aussi une histoire d’amitié avec Pierpaolo Ferrari ?

M.C. : Travailler avec lui, c’est comme jouer au ping-pong dans une maison en feu : c’est amusant, rapide et parfois dangereux. Nous ne nous sommes jamais demandé s’il s’agissait d’art, de design ou de publicité. Il s’agissait d’instinct, d’urgence et de ce genre de rire qui n’arrive que lorsque l’on se trouve un peu trop près de quelque chose de sérieux. Aujourd’hui, Toiletpaper est une langue que je parle couramment, mais elle réussit à dire des choses auxquelles je ne m’attends pas.

Pourquoi ce choix de ne pas commercialiser les photographies réalisées et publiées dans Toiletpaper ? Le galeriste Emmanuel Perrotin qui vous représente vous l’a-t-il proposé ?

M.C. : Nous n’avons jamais voulu commercialiser l’image elle-même, car son véritable pouvoir provient de son caractère reproductible, indifférent, et de promiscuité – capable de se poser sur n’importe quelle surface sans avoir à demander la permission. C’est pourquoi nous avons créé des assiettes, des fauteuils, des produits de beauté, des campagnes publicitaires, des fêtes, une chambre d’hôtel, et même une théorie. Il ne s’agit pas de préserver l’image, mais de la laisser s’échapper. Oui, Emmanuel l’a suggéré. Mais nous ne voulions pas enfermer ces images. Elles sont nées pour mal se comporter.

Serait-il envisageable qu’un jour les archives de Toiletpaper rejoignent la collection d’un musée ?

M.C. : Bien sûr, si un musée est assez aventureux pour adopter notre enfant turbulent. Mais il devra l’accepter tout entier : les images bizarres, les poulets en caoutchouc, le faux sang et peut-être même quelques factures impayées. C’est une aventure sauvage, mais n’est-ce pas là la raison d’être de l’art ?

Maurizio Cattelan au Centre Pompidou-Metz, en juillet 2024. © Revue Profane / Jonathan LLense / TheLink Mgmt
Maurizio Cattelan au Centre Pompidou-Metz, en juillet 2024.
© Revue Profane / Jonathan LLense / TheLink Mgmt
Quel est votre rapport aux collections d’un musée de manière générale ?

M.C. : Les musées sont comme des cimetières bien éclairés, préservant ce qui a été vivant. Je les visite, je leur rends hommage, j’y dépose parfois des fleurs, parfois je les « emprunte ». Ils me font réfléchir : l’art, qui distille des concepts primaires, à l’abri des tendances éphémères, devient intemporel. Lorsqu’une image s’approche de l’icône, elle transcende les définitions et devient spirituelle. Les musées jouent leur rôle dans la préservation de l’art, mais ils ne déterminent pas ce qui perdure. Ce sont des forces indépendantes de notre volonté qui le décident, peut-être l’art lui-même.

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans les collections du Centre Pompidou ?

M.C. : Être commissaire au Centre Pompidou, c’est comme être un enfant enfermé pour la nuit dans un magasin de bonbons : c’est une expérience bouleversante et légèrement dangereuse pour ma santé. La collection est un labyrinthe où chaque tournant vous confronte à des fantômes et à des génies. J’ai été particulièrement attiré par les œuvres qui défient l’autorité et embrassent l’absurdité. Ce sont des fauteurs de troubles et des questionneurs qui résonnent en moi. Elles nous rappellent que l’art n’est pas toujours poli. En fin de compte, ce sont ces provocations qui maintiennent le dialogue entre l’art et le spectateur, vivant et imprévisible.

Vous avez sélectionné une centaine d’œuvres et mis aussi vos propres œuvres, dont Comedian. À quelle fin ?

M.C. : Dans l’exposition « Dimanche sans fin » au Centre Pompidou-Metz, conçue par Chiara Parisi et moi-même, nous avons cherché à créer des contrastes et des liens inattendus entre mes œuvres et celles de la collection du musée. En plaçant Comedian – une simple banane scotchée au mur – à côté de diverses œuvres d’art, nous avons cherché à remettre en question les notions traditionnelles d’art et de valeur. Cette juxtaposition encourage les visiteurs à reconsidérer les frontières entre le banal et l’artistique, en soulignant comment le contexte peut transformer la perception.

Maurizio Cattelan, Comedian n°2, éd. 3 + 2 EA, 2019, 20 x 20 x 5 cm. © Sotheby's
Maurizio Cattelan, Comedian n°2, éd. 3 + 2 EA, 2019, 20 x 20 x 5 cm.
© Sotheby's
Le musée n’est-il pas finalement un grand atelier pour vous ?

M.C. : Je n’ai pas eu l’occasion de visiter des musées pendant mon enfance ; ni ma famille ni mon école ne donnaient la priorité à ce genre d’expérience, alors que j’aurais adoré. Ma passion pour l’art s’est développée plus tard, par nécessité personnelle. Avant cela, le cinéma a été mon premier amour : j’ai regardé des films de toutes sortes dès mon plus jeune âge. Lorsque je suis enfin entré dans un musée, j’ai eu l’impression d’entrer sur une nouvelle scène, où les rôles d’observateur et de participant s’estompent, et où le scénario, c’est à vous de l’écrire. Les musées sont devenus des arènes où je pouvais défier l’art et dialoguer avec lui, les transformant en espaces dynamiques d’interaction et d’autoréflexion.

 

1960
Né à Padoue (Italie)
1999
« La Nona Ora, »représentant le pape Jean-Paul II frappé par une météorite à la Kunstalle de Bâle (Suisse)
2006
Co-commissaire de la 4e Biennale d’art contemporain de Berlin
2010
Lancement du magazine « Toiletpaper »
2011
Rétrospective au Musée Solomon R. Guggenheim de New York
2016
Rétrospective « Not afraid of love » , à la Monnaie de Paris
2019
Présentation de « Comedian, » une banane collée au mur à l’aide d’un ruban adhésif, à la foire d’Art Basel Miami.
2021
Exposition « Breath Ghosts Blind » , à la Fondation Pirelli Hangar Bicocca de Milan (Italie)
2024
Co-commissaire de « The Third Hand » , au Moderna Museet, Stockholm (Suède)
2025
Co-Commissaire de « Chromotherapia… » , à la Villa Médicis (Rome)et de « Dimanche sans fin » , au Centre Pompidou-Metz
À voir
« Chromotherapia. La couleur qui vous fait du bien »,
Villa Médicis – Académie de France à Rome, Viale della Trinita dei Monti, 1, Rome (Italie), jusqu’au 9 juin, www.villamedici.it
« Dimanche sans fin. Maurizio Cattelan et la collection du Centre Pompidou »,
Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits de l’Homme, Metz (57), jusqu’au 2 février 2027, www.centrepompidou-metz.fr
À lire
Maurizio Cattelan & Sam Stourdzé, « Chromotherapia. Feel-good color photography »,
catalogue de l’exposition, éd. Damiani, 2025, en anglais, 192 p., 55 €.
Maurizio Cattelan et Chiara Parisi (sous la dir.), « Dimanche sans fin »,
catalogue de l’exposition, éd. du Centre Pompidou-Metz, 2025, 448 p., 39 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Maurizio Cattelan : « L’art n’est pas toujours poli »

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