On connaît l’artiste un brin provocateur, mais pas forcément le commissaire d’expositions qu’il peut être aussi.

Maurizio Cattelan vient de signer deux expositions, l’une à la Villa Médicis à Rome et l’autre au Centre Pompidou-Metz. L’artiste italien explique ses partis pris et confie son rapport à la photo et aux musées.
Maurizio Cattelan : Assurer le commissariat d’une exposition, c’est comme inviter des gens chez soi, en sachant que certains casseront des objets, que d’autres jaseront sur les meubles, mais qu’un seul – juste un seul – comprendra pourquoi vous avez mis ce vase de travers sur la cheminée. Cela me suffit. Qu’est-ce que j’y gagne ? Rien, si ce n’est la possibilité d’échouer en public ; ce qui, honnêtement, est le seul moyen de rester en vie.
M.C. : Elles m’ont rappelé que les expositions ne sont pas seulement des espaces pour montrer, mais aussi des espaces pour prendre des risques. « Chromotherapia » est une façon de se demander jusqu’où l’image et la couleur peuvent aller avant que le sens ne s’effondre – ou n’explose. « Dimanche sans fin » m’a amené au côté humain des collections : comment les œuvres, même les plus silencieuses, peuvent parler de l’absence, de l’attente ou de l’absurdité de la pérennité. Ces deux expositions m’ont permis de sortir du statut d’auteur et d’entrer en dialogue avec l’histoire, les institutions et les angles morts de ma propre pratique.

© Maurizio Cattelan’s Archive
M.C. : Cela a renforcé le silence. Le commissariat d’exposition m’a forcé à affronter le bruit qui entoure les œuvres d’art – les étiquettes, les murs, les attentes – et à me demander ce qui survit lorsque tout cela est supprimé. Après des semaines passées dans les coulisses avec des œuvres traitées comme des reliques sacrées, la démarche la plus audacieuse consiste parfois à prendre du recul, voire à disparaître pendant un certain temps. Il est amusant de constater que l’absence peut finir par être la chose la plus présente dans la pièce.
M.C. : Parce que Toiletpaper est souvent considéré comme une blague, un titre choc. Mais la couleur – surtout la couleur qui dérange – est un langage sérieux. J’ai voulu poser la question suivante : et si l’humour n’était pas le contraire de l’histoire de l’art, mais une autre façon d’y entrer de biais ?
M.C. : La photographie a toujours été à l’arrière-plan de mon travail. Non pas comme un outil, mais comme un miroir qui parfois me répond. En ce qui concerne les références, je citerais la chaleur de Weegee, la brume de Luigi Ghirri, les masques de Cindy Sherman, la violence décontractée de William Eggleston. Mais aussi les images anonymes, les photos trouvées, celles qui n’essaient pas d’être de l’art et qui, peut-être pour cette raison, sont inoubliables.

M.C. : Permanent Food a commencé comme un projet secondaire, quelque chose que j’avais besoin de faire sans savoir pourquoi. Avec le temps, j’ai compris qu’il s’agissait de digérer des images en permanence, une forme de métabolisme visuel. Toiletpaper est arrivé plus tard, comme une mauvaise idée qui refusait de disparaître. Un espace où les images n’avaient pas besoin d’être justifiées.
M.C. : Travailler avec lui, c’est comme jouer au ping-pong dans une maison en feu : c’est amusant, rapide et parfois dangereux. Nous ne nous sommes jamais demandé s’il s’agissait d’art, de design ou de publicité. Il s’agissait d’instinct, d’urgence et de ce genre de rire qui n’arrive que lorsque l’on se trouve un peu trop près de quelque chose de sérieux. Aujourd’hui, Toiletpaper est une langue que je parle couramment, mais elle réussit à dire des choses auxquelles je ne m’attends pas.
M.C. : Nous n’avons jamais voulu commercialiser l’image elle-même, car son véritable pouvoir provient de son caractère reproductible, indifférent, et de promiscuité – capable de se poser sur n’importe quelle surface sans avoir à demander la permission. C’est pourquoi nous avons créé des assiettes, des fauteuils, des produits de beauté, des campagnes publicitaires, des fêtes, une chambre d’hôtel, et même une théorie. Il ne s’agit pas de préserver l’image, mais de la laisser s’échapper. Oui, Emmanuel l’a suggéré. Mais nous ne voulions pas enfermer ces images. Elles sont nées pour mal se comporter.
M.C. : Bien sûr, si un musée est assez aventureux pour adopter notre enfant turbulent. Mais il devra l’accepter tout entier : les images bizarres, les poulets en caoutchouc, le faux sang et peut-être même quelques factures impayées. C’est une aventure sauvage, mais n’est-ce pas là la raison d’être de l’art ?

M.C. : Les musées sont comme des cimetières bien éclairés, préservant ce qui a été vivant. Je les visite, je leur rends hommage, j’y dépose parfois des fleurs, parfois je les « emprunte ». Ils me font réfléchir : l’art, qui distille des concepts primaires, à l’abri des tendances éphémères, devient intemporel. Lorsqu’une image s’approche de l’icône, elle transcende les définitions et devient spirituelle. Les musées jouent leur rôle dans la préservation de l’art, mais ils ne déterminent pas ce qui perdure. Ce sont des forces indépendantes de notre volonté qui le décident, peut-être l’art lui-même.
M.C. : Être commissaire au Centre Pompidou, c’est comme être un enfant enfermé pour la nuit dans un magasin de bonbons : c’est une expérience bouleversante et légèrement dangereuse pour ma santé. La collection est un labyrinthe où chaque tournant vous confronte à des fantômes et à des génies. J’ai été particulièrement attiré par les œuvres qui défient l’autorité et embrassent l’absurdité. Ce sont des fauteurs de troubles et des questionneurs qui résonnent en moi. Elles nous rappellent que l’art n’est pas toujours poli. En fin de compte, ce sont ces provocations qui maintiennent le dialogue entre l’art et le spectateur, vivant et imprévisible.
M.C. : Dans l’exposition « Dimanche sans fin » au Centre Pompidou-Metz, conçue par Chiara Parisi et moi-même, nous avons cherché à créer des contrastes et des liens inattendus entre mes œuvres et celles de la collection du musée. En plaçant Comedian – une simple banane scotchée au mur – à côté de diverses œuvres d’art, nous avons cherché à remettre en question les notions traditionnelles d’art et de valeur. Cette juxtaposition encourage les visiteurs à reconsidérer les frontières entre le banal et l’artistique, en soulignant comment le contexte peut transformer la perception.

M.C. : Je n’ai pas eu l’occasion de visiter des musées pendant mon enfance ; ni ma famille ni mon école ne donnaient la priorité à ce genre d’expérience, alors que j’aurais adoré. Ma passion pour l’art s’est développée plus tard, par nécessité personnelle. Avant cela, le cinéma a été mon premier amour : j’ai regardé des films de toutes sortes dès mon plus jeune âge. Lorsque je suis enfin entré dans un musée, j’ai eu l’impression d’entrer sur une nouvelle scène, où les rôles d’observateur et de participant s’estompent, et où le scénario, c’est à vous de l’écrire. Les musées sont devenus des arènes où je pouvais défier l’art et dialoguer avec lui, les transformant en espaces dynamiques d’interaction et d’autoréflexion.
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Maurizio Cattelan : « L’art n’est pas toujours poli »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Maurizio Cattelan : « L’art n’est pas toujours poli »