Art contemporain - Prix

Lionel Sabatté, de ciment et de poussière

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 3 août 2025 - 1550 mots

Finaliste du prix Marcel Duchamp, qui sera remis en octobre prochain, Lionel Sabatté se livre sur son parcours et ses œuvres, levant le voile sur leurs processus de création. Sculpteur, peintre, dessinateur, il recherche jusque dans la poussière la matière pour forger et faire naître ses créatures.

Il a fait irruption dans l’arène de l’art contemporain avec une horde de loups. Auparavant, son travail, ses dessins en particulier, lui avait déjà valu d’être repéré et de prendre part à des expositions collectives. Mais c’est La Meute, un groupe de canidés plus vrais que nature, constitués en partie de « moutons de poussière » et présentée en 2011 dans le programme Hors-les-murs de la Foire internationale d’art contemporain (Fiac) au beau milieu de la Grande Galerie de l’évolution du Muséum d’histoire naturelle, qui l’a fait connaître du grand public. Lionel Sabatté (né en 1975) expliquait alors à propos de son œuvre que cette poussière ramassée dans les souterrains du métro représentait une part de notre humanité. Le jour où nous le rencontrons dans le vaste atelier qu’il occupe depuis quelques mois à Noisy-le-Sec (93), 300 mètres carrés au rez-de-chaussée d’un bâtiment quelconque où il travaille sans relâche, volets fermés, il a justement repris le matin même sa collecte à Châtelet, armé d’un balai à manche scié, plus pratique à transporter, d’une balayette et d’un grand sac. L’artiste a en effet en tête de réaliser un neuvième loup, afin de poursuivre cette série de sculptures dans laquelle il ne s’est pas enfermé, loin de là, mais qui cependant ne s’arrêtera, il en forme le vœu, qu’avec son dernier souffle. Depuis cette entrée en scène il y a près de quinze ans, Lionel Sabatté a poursuivi son œuvre de sculpteur, mais aussi de peintre et de dessinateur. Sa palette de matériaux va du ciment à la peinture à l’huile en passant par le bronze, la soie, les tôles oxydées et les peaux mortes. Son parcours, jalonné de récompenses et d’une traversée du désert de quelques années, lui vaut de compter parmi les quatre finalistes du prix Marcel Duchamp 2025. Il vient d’avoir cinquante ans, cette reconnaissance constitue une étape importante et il raconte avec une décontraction enjouée comment est né le premier loup, quand ce prédateur miniature tenait encore dans la paume de sa main.

Dessine-moi un mouton

« Je venais d’arriver de La Réunion, où j’ai grandi, se souvient-il, j’étais étudiant aux Beaux-Arts de Paris depuis à peu près un mois. J’ai vu un mouton de poussière traverser la pièce et je l’ai pris pour un cafard. » Passé le frisson de répulsion, il s’approche du petit amas qui se déplace mollement dans un courant d’air. Se trouve déconcerté par « cette chose à la lisière du vivant » qui a su l’émouvoir et défie en lui l’artiste en herbe. « En le regardant, je me disais qu’en fait ce mouton gris ressemblait à un loup, ce qui devenait beaucoup plus intéressant… Je l’ai façonné et je l’ai posé sur ma table de nuit. » C’est le début d’une longue histoire. Le processus va s’élaborer – avec des étapes de congélation de la poussière, de désinfection à l’alcool, de fixation à la laque… – et il faudra bien dix ans pour que ces loups grandissent, en même temps que leurs carcasses d’acier, jusqu’à former un groupe domestiqué, certes, mais d’une sauvage étrangeté. Il a fallu plus d’une décennie pour que ce qui ressemblait au départ à d’amusantes figurines distribuées par l’artiste prenne la dimension inquiétante de cette Meute, faite de cheveux et de minuscules débris glanés dans une station de métro parisien qui voit passer chaque jour un million d’usagers lancés dans leurs trajectoires, tandis que l’artiste lentement, balaie dans un coin. Tout un symbole. Lionel Sabatté va ensuite non seulement inventer une manière de dessiner avec la poussière, notamment des portraits sensibles qui dialoguent dans le temps avec les gravures de Rembrandt, mais aussi, en référence au vocabulaire des arts plastiques, établir un système d’équivalence inattendu. « Dans un mouton de poussière, explique-t-il, on a les valeurs – les parties compactes dont la gamme varie du gris clair à l’anthracite –, et on a le trait – les cheveux qui leur ont permis de s’agglomérer. Cet ensemble de valeurs et de lignes, de fait, c’est déjà du dessin. » En esquissant, dans une grande économie de gestes, des visages à partir de ces résidus de la ville, il incarne en quelque sorte les multiples identités d’une foule anonyme, saisissant une ligne de vie tendue vers sa propre disparition (« Tu es poussière, et tu retourneras à la poussière… »). La métaphore est loin d’être anecdotique. Toutefois sa portée a longtemps été éclipsée par l’aspect figuratif de ce travail. Sans compter aussi les réactions de rejet.

Le mouvement des formes

Comme la plupart des artistes, enfant, Lionel Sabatté dessinait beaucoup. Mais il se rappelle surtout avec émotion de la période où il se mit fiévreusement en quête du « chaînon manquant », cette créature hypothétique à mi-chemin entre l’homme et le singe dont il modelait les traits dans de la pâte à sel. « J’en mettais partout dans ma chambre », dit-il, regrettant que ces pièces primordiales n’aient pas été conservées. Outre les loups, tout un bestiaire de boucs, d’insectes et d’oiseaux peuple également son travail, aux frontières de mondes où l’humain et l’animal se mélangent et s’hybrident dans un continuum incessant. Lui établit ainsi un lien direct entre la Demeure, une construction sans toit à mi-chemin entre un habitat et un organisme vivant, bâtie en dix jours harassants dans le patio de la Maison Rouge et vouée à sa propre destruction, les personnages émaciés qu’il érige dans la grotte de Bédeilhac, en Ariège, le temps d’une exposition (Les Larmes de l’éléphant, 2019), hommage à nos ancêtres Magdaléniens, et les « chouettes géantes » en formes d’abri ou d’observatoire comme celle, en ciment et fer à béton, qu’il a conçue face à l’étang du domaine lors de sa résidence au château de Chambord (La Dame du lac). Le corps à corps avec la matière est constant et se poursuit jusque dans les peintures, qui l’occupent particulièrement ces derniers temps. Dans ses toiles, Lionel Sabatté a ainsi introduit de la texture, d’abord de la poussière, puis des caillots de pigments, et récemment de la pouzzolane (une roche basaltique) mélangée à des morceaux de soie. Il travaille au sol ces toiles dans lesquelles les fibres naturelles du tissu accueillent la peinture et permettent à la façon d’un pinceau, d’en guider les flux pour faire apparaître des compositions où la maîtrise le dispute au hasard. De cette technique proche de l’art calligraphique, Lionel Sabatté observe qu’elle s’apparente aux mouvements du judo, un art martial qu’il a longtemps pratiqué. Comme ses sculptures, ses peintures expriment en tout cas cette faculté à « transformer des éléments inertes en matériaux vivants », ainsi que le remarque Aurélie Voltz, la directrice du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, qui lui a consacré une exposition en 2021. En fin de parcours, l’artiste avait tendu une membrane translucide, réalisée avec des fragments de peaux récupérés chez des podologues et mis bout à bout.

Donner corps à la vie

Ces peaux « mortes » étaient également utilisées pour faire « refleurir » un arbre mort placé en ouverture de l’exposition. « Auriez-vous imaginé que la corne de vos pieds fatigués serait un jour le frais pétale d’un bonsaï ? », écrit dans un style primesautier le romancier Éric Chevillard, avec lequel Lionel Sabatté a cosigné un livre de dessin (Entre poussin et œuf au plat). Rien n’enthousiasme plus l’artiste que de faire advenir la vie là où on ne l’attend pas. Jusqu’au miracle, parfois. Invité à exposer en 2015 par trois structures culturelles rochelaises, Lionel Sabatté présentait ainsi au Muséum d’histoire naturelle de la ville des souches de chênes têtard ornées de bourgeons d’ongles et de peaux mortes (série « Printemps », 2015-2017). Qu’elle ne fut pas sa surprise et celle de l’entomologiste du musée, le jour du vernissage, de voir apparaître une petite colonie de rosalies des Alpes aux longues antennes bleues, vraisemblablement cachée dans les troncs. On croyait cette espèce rare de coléoptères disparue du marais poitevin. La veille, l’artiste avait rêvé de sa grand-mère, prénommée Rosalie. La coïncidence semble prodigieuse, il tempère : « Je ne suis pas chaman, je suis artiste, je donne forme. » Il est trop tôt en tout cas pour savoir exactement ce qu’il présentera pour le prix Marcel Duchamp, exposé cette année au Musée d’art moderne de Paris. Mais Lionel Sabatté l’aborde avec une gratitude non dissimulée pour les membres de l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français) qui l’ont sélectionné. Lui qui a vécu à Los Angeles voit dans cette association de collectionneurs une exception culturelle très française. « Ce sont de vrais passionnés, pas des spéculateurs qui revendent leurs pièces, et je leur dois beaucoup. Ils ont été là tout du long. » Le lauréat du 25e prix Marcel Duchamp sera annoncé par l’Adiaf le 23 octobre prochain.

 

1975
Naissance à Toulouse
2011
La Meute
, Muséum d’histoire naturelle, dans le cadre de la Fiac Hors-les-murs, Paris
2017
Lauréat du prix des Amis de la Maison Rouge et du prix Drawing Now
2018
« La morsure de l’air » , Galerie Ceysson & Bénétière, Paris
2021
« Éclosion » , Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole
2023
« Pollens clandestins » , Château de Chambord
2025
Un des 4 finalistes du prix Marcel Duchamp
À voir
Exposition des finalistes du prix Marcel Duchamp, Musée d’art moderne, 11, avenue du Président Wilson, Paris-16e, du 26 septembre au 22 février 2026, www.mam.paris.fr + L’artiste est représenté par la galerie Ceysson & Bénétière, 23, rue du Renard,Paris-4e, www.ceyssonbenetiere.com

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°787 du 1 juillet 2025, avec le titre suivant : Lionel Sabatté, de ciment et de poussière

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque