Art contemporain

Les phares de l’art africain

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 20 octobre 2015 - 2806 mots

L’art contemporain africain est partout. De la Fondation Cartier au Théâtre de Chaillot, de « Picasso.mania » au Louvre, en passant par le Frac Aquitaine, les expositions montrent l’extrême créativité du continent.

Les manifestations institutionnelles et privées le concernant se multiplient et les artistes originaires des quatre coins du continent sont nombreux qui occupent le devant de la scène. Voire dont la cote connaît des courbes ascendantes enviables. Si le phénomène semble connaître un vrai succès, il n’est pas véritablement nouveau. Il est d’abord et avant tout la conséquence de deux expositions majeures qui ont marqué l’histoire de l’art contemporain des trente dernières années. « Les magiciens de la terre », tout d’abord, imaginée en 1989 à Paris par Jean-Hubert Martin, alors directeur du Musée national d’art moderne, dans le contexte des festivités commémoratives du bicentenaire de la Révolution française. Un véritable coup de tonnerre dans le Landerneau du monde de l’art visant à faire valoir l’intérêt esthétique de toute une production artistique volontiers considérée comme exotique et ordinairement reléguée en arrière-plan. Cette exposition, à l’échelle mondialiste avant l’heure, ne réunissait pas moins de dix-sept artistes africains, originaires de 12 pays différents, comptabilisant plus de 17 % des 98 artistes présentés.

La seconde exposition, intitulée « Africa Remix », organisée à Düsseldorf en 2004 par Simon Njami, écrivain et critique d’art d’origine camerounaise, cofondateur de la Revue noire, a été quant à elle successivement présentée à Londres puis au Centre Pompidou en 2005, à Tokyo puis à Stockholm en 2006 et, enfin, à Johannesburg en 2007. « J’ai pris des thématiques universelles pour voir comment les artistes africains pouvaient y répondre : l’histoire, l’identité, la terre, la ville, le corps, l’âme… », expliquait alors le commissaire. Une telle tournée a évidemment contribué à l’internationalisation de l’art africain que la présence par la suite dans les grandes « messes » de l’art contemporain n’a fait que conforter.

Des réalités africaines différentes
Si l’exposition des « Magiciens de la terre » a été déterminante pour dessiller les yeux du public au regard d’une production artistique tenue en marge, « Africa Remix » a non seulement participé à la diffusion dans le monde de la richesse et du potentiel créatif de la scène africaine contemporaine mais a favorisé l’intégration d’un grand nombre d’artistes dans le réseau économique du marché de l’art contemporain. Cette situation nouvelle a conduit à toutes sortes de questionnements esthétiques par rapport, au premier chef, au concept même d’« art africain contemporain ». Peut-on vraiment en parler comme tel ? Si, sur le plan géopolitique, force est de parler d’une entité qui s’appelle l’Afrique, qui se développe sur un territoire de plus de 30 millions de km2, compte cinquante-quatre états souverains et une population d’environ 1,1 milliard d’individus, encore faut-il dire que, du nord au sud et d’est en ouest, les différences géographiques, économiques et culturelles sont considérables. Aussi peut-on vraiment parler d’art africain ? Pour Simon Njami, la chose est claire et il convient de prendre en compte justement cet amalgame : « Impossible de définir un Homo africanus quand, en Afrique, il y a l’Algérie, le Maroc, l’Égypte, l’Afrique du Sud… Même avant l’arrivée des premiers Européens, l’Afrique était déjà un vaste bastringue de circulation et les gens se mélangeaient… Il n’y a pas d’authenticité africaine donc si ce n’est celle du mélange et de l’appropriation. La contemporanéité est là-dedans, elle est dans ce mélange, dans cette espèce de bastringue dont on ne sait plus distinguer les origines. »

En vérité, il n’y a pas d’« art africain », il y a des « artistes africains » et chacun utilise le médium qui lui convient pour s’exprimer au mieux de ses possibilités et de son talent. Pas plus enfermés dans une pratique ou dans une tradition que n’importe quels autres artistes – qu’ils soient occidentaux ou non –, les artistes africains partagent en revanche une histoire coloniale, lourde de mémoire et de conséquences, qui constitue comme un socle commun à leur culture et dépasse largement les limites géographiques d’un seul continent. Et Simon Njami de préciser : « Pour moi, l’art africain contemporain n’existe pas et s’il y avait une définition du point commun de tous les artistes africains, ce serait une définition qui s’appliquerait à l’Amérique latine ou aux Caraïbes. Ce sont des endroits dont on a parlé mais auxquels on n’a pas laissé voix au chapitre. »

L’Afrique doit se prendre en main
Cet éclatement de l’art africain contemporain se retrouve dans la sorte de diaspora qu’il recouvre en même temps que l’une de ses problématiques majeures est qu’à l’origine, sa diffusion n’est pas le fait des Africains eux-mêmes. Du fait de l’absence totale de politique culturelle de leurs dirigeants, c’est hors d’Afrique qu’ont lieu la plupart des expositions africaines et la plupart des débats sur la question de l’identité esthétique ; qui plus est, « pratiquement en l’absence d’artistes africains », souligne encore Simon Njami. Si cette appréciation commence à dater quelque peu, on est encore loin de ce qui devrait être, à savoir que l’Afrique se prenne en main, qu’elle se donne les moyens de révéler elle-même ses propres artistes. C’est la condition sine qua non de son développement. « La découverte de l’Afrique par les Africains est essentielle à la construction de son avenir », insiste Njami.
Comme on pouvait le lire dans un récent supplément du Monde consacré aux Débats du Monde Afrique, qui ont eu lieu à Abidjan les 10 et 11 septembre derniers, « pour transformer son potentiel esthétique en valeur économique, l’Afrique doit encore créer tout un écosystème : musées, écoles, galeries, foires… » À noter qu’en 2014, les investissements étrangers ont été en hausse de 136 % par rapport à l’année précédente et que « 51,8 % des projets ont visé les secteurs des technologies, des médias, des télécommunications, des services financiers et de la distribution des biens de consommation », il faut espérer qu’une partie soit reversée à l’ordre de l’activité culturelle. Ce serait là une façon pleinement prospective pour que l’art africain contemporain émerge et rayonne à partir même de son territoire.

1. Chéri Samba République démocratique du Congo né en 1956
Naïf, l’art de Chéri Samba ? C’est très vite dit et ce n’est pas faire cas du contexte culturel auquel il appartient. L’artiste, originaire du Bas-Zaïre, né en 1956 dans le village de Kinto M’Vuila, Samba wa Mbimba N’zingo Nuni Ndo Mbasi, alias Chéri Samba, a fait son apparition sur la scène artistique internationale au début des années 1980. L’art africain est fondamentalement narratif et s’appuie sur une iconographie le plus souvent narrative, voire symbolique. Sa lecture est à faire à différents degrés. Si la peinture de Samba présente un subtil mélange d’images populaires et d’icônes publicitaires, elle n’en porte pas moins « un regard extrêmement critique sur la vie sociale, les mœurs, les habitudes, la sexualité… », comme l’a écrit André Magnin, commissaire de l’exposition « Beauté Congo » à la Fondation Cartier. Le télescopage qu’il organise à la surface de ses tableaux entre texte et image, opère à la façon d’un manifeste. Quelqu’un qui déclare : « J’aime penser que l’artiste peut changer les mentalités, j’interpelle les consciences » est tout sauf naïf.  Invité de l’exposition « Une brève histoire de l’avenir », tout juste commencée au Musée du Louvre, Chéri Samba y a accroché tout un ensemble de travaux qui couvrent la totalité d’une imposante cimaise. Une gageure pleinement réussie. Interrogé le jour du vernissage sur ce que cela représentait pour lui d’exposer en un tel lieu, il répondait d’une voix humble : « Je n’ai pas de mots pour le dire. Ça devrait être normal que tous les artistes puissent le faire. »

2. Pascale Marthine Tayou  Cameroun né en 1967
On ne le sait pas toujours mais Pascale Marthine Tayou est l’inventeur d’un concept qui fonde tout à la fois sa philosophie et son esthétique : le taudisme. De quoi s’agit-il ? D’un mot que l’artiste emploie comme manifeste : « Le taudis comme lieu d’habitation. Le taudis comme modèle de pensée ambiante. Le taudis comme une obligation d’être. Mais ce n’est qu’un mot. Ce qui compte, c’est de mettre un peu de lumière dans la noirceur opaque du monde. » Tout est dit. Sculptures, performances, installations, etc., la démarche de l’artiste n’a qu’une visée : éclairer la conscience collective aux travers d’une époque et d’une société qui ont perdu leurs repères. S’il se saisit avec empathie des objets et des matériaux parfois les plus triviaux – comme les sacs plastiques – qu’il trouve sur sa route, c’est pour les habiter, leur instiller une âme. Une façon pour lui de pouvoir y insuffler son imaginaire en les déplaçant dans le temps et dans l’espace. Entre sa propre histoire, celle de la mémoire des siens et un autre monde à inventer..

3. Barthélémy Toguo Cameroun né en 1967
À l’image même de sa vie, les concepts de déplacement et de territoire fondent la démarche artistique de Barthélémy Toguo. Son œuvre se nourrit des notions de transversalité, d’hybridation, de migration, de frontière, de réseau. Barques, baluchons, tampons et valises sont parmi les objets récurrents d’une production très prolifique où la figure du corps, même quand elle n’est pas explicite, est omniprésente. Il a ainsi redonné à la pratique de la performance une dimension engagée qu’elle avait quelque peu perdue. Il a réinvesti le mode du mail art pour recréer du lien social. Il a décliné toute une production de petites éditions comme autant de manifestes à faire circuler entre les mains. Il a multiplié la forme de l’installation pour instruire sa pensée à l’ordre d’une vraie dramaturgie. Il n’a de cesse de fabriquer toutes sortes d’images dessinées, estampées ou photographiques qui ne se contentent pas de dire le monde mais qui agissent sur lui. Une façon active, voire militante, d’y être pleinement.

4. Soly CisséSénégal né en 1969
D’aucuns pourraient trouver que la peinture de Soly Cissé est quelque peu brouillée, confuse. Il est vrai qu’il rassemble en surface de ses tableaux toute une population de figures difficilement identifiables dans une manière de graphisme fusant et de jetée picturale qui confèrent à ses images un aspect palimpseste. Il faut s’y attarder pour découvrir les personnages et les animaux étranges et inquiétants, aux visages et aux gueules informes, venus d’on ne sait où, qui envahissent sa peinture. Cissé dit avoir travaillé à élaborer sa propre mythologie : « Des personnages hybrides, complètement issus de mon imaginaire et vivant dans un monde assez fou. J’ai toujours été un grand rêveur… » Quelque chose d’onirique est en effet à l’œuvre dans cette peinture libre, généreuse et colorée qui interroge l’humain, ses origines et son destin. Féru de grands formats – la démesure artistique est pour lui un moyen d’exprimer sa liberté –, il appréhende le monde à l’échelle universelle, comme il l’a fait dans son exposition intitulée Univers-Universe en 2014.

5. Samuel Fosso   Cameroun né en 1962
Seul enfant de son âge rescapé d’une famille décimée lors de la guerre du Biafra, Samuel Fosso a été à son tour victime au début de 2014 du pillage de son studio de photographie à Bangui où il était installé. En façade, on pouvait y lire : « Avec Studio Nationale vous serez beau, chic, délicat et facile à reconnaître. » Un slogan qui s’inscrit partiellement a contrario de ses débuts quand l’artiste pratiquait l’art de l’autoportrait en s’habillant à la façon des vedettes du music-hall de l’époque dans des poses glamour. En se glissant ainsi dans la peau des autres, Fosso finit par s’oublier. La série qu’il a réalisée en 2008, African Spirits, quatorze clichés en noir et blanc qui le montrent notamment sous les traits d’Angela Davis, Malcolm X ou Patrice Lumumba, en est une parfaite illustration. S’il s’y met en scène, il y disparaît. Entre le « Je est un autre » de Rimbaud et l’exemple de Cindy Sherman, l’art de Samuel Fosso s’appuie sur le fait que « le monde n’a pas été construit pour un seul modèle. »

6. Abdoulaye Konaté    Mali né en 1953
C’est dans les plis et les replis des tissus qu’il emploie qu’Abdoulaye Konaté inscrit ce qui fonde la marque de son travail, à savoir les signes et les symboles des sociétés secrètes maliennes ou les figures du monde moderne, de ses tracas et de ses dérives. Passé maître ès variations matiéristes et chromatiques, l’artiste compose ses œuvres à la façon de monumentaux collages, rigoureusement élaborés. Si tout y est livré au regard en surface, il y va de coupes et de découpes de centaines, voire de milliers de morceaux de tissus, de jeux de teinture et de couture les plus variées, de pleins et de déliés, de creux et de bosses, pour constituer au final comme de grandes sculptures-tapisseries en relief. Celles-ci peuvent prendre parfois des dimensions considérables pour faire d’autant plus éclater la cause qu’elles portent, comme celle imaginée pour le sida recouvrant la surface totale d’un stade. Entre tradition et modernité, l’art d’Abdoulaye Konaté tisse des liens tant conceptuels que plastiques, porté qu’il est par un esprit humaniste et universel.

7. Malik Sidibé     Mali né en 1936
Dès les années 1960, Malik Sidibé a effectué de nombreux reportages sur les loisirs des jeunes du nouvel État malien : portraits, soirées, surprises-parties, fêtes, bars, etc. C’était le temps de la post-colonisation, celui des yéyés, du twist, des 45 tours et ses images respirent l’insouciance de toute une nouvelle génération. Les portraits sont pris sur le vif au flash, ils fixent la spontanéité d’une jeunesse euphorique qui cherche sa place au sein d’une société en pleine mutation. Par la suite, Sidibé va développer son travail vers le portrait commercial en studio, tiré en noir et blanc. Il installe alors ses modèles dans des décors aux tissus fortement décoratifs tandis que ceux-ci s’affichent avec leurs costumes ou leurs robes flambant neufs dans des poses très appuyées. À ce point même qu’on
a parfois l’impression qu’ils jouent un rôle. Ce qui fascine dans ses images, c’est la sensibilité et l’humour qui s’en dégage, la conscience du photographe – on le surnomme « l’œil de Bamako » – que tout cela n’est qu’un jeu. 

8. Romuald Hazoumé République du Bénin né en 1962
« Je suis ce qu’on appelle un arè, un itinérant qui possède une connaissance léguée », nous a confié d’emblée l’artiste béninois Romuald Hazoumé, dont les saisissants masques-bidons ont fait le tour du monde pour être exposés dans les plus grands musées. Loin de se complaire dans « l’afro-pessimisme ambiant », celui qui a choisi de continuer à vivre et à créer dans son pays d’origine
n’en demeure pas moins lucide sur les travers du continent noir. « Mes masques, c’est l’histoire d’une histoire perdue. L’histoire d’une identité. Je dénonce une Afrique et un monde gérés par des roitelets corrompus, qui s’enrichissent en surexploitant le peuple. » Élevé au sein d’une famille catholique d’origine yoruba qui a su rester en contact avec le culte de ses ancêtres, Romuald Hazoumé s’est alors lancé dans une réinterprétation plastique des rituels vaudous auxquels il a été secrètement et longuement initié. Car fabriquer des masques – fussent-ils en plastique et en matériaux de récupération – n’est jamais un acte gratuit aux yeux d’un Africain. Cryptées et accessibles tout à la fois, jouant à merveille des différents registres (le cocasse le dispute à l’effroi), ces faces « gorgonéennes » bousculent les frontières entre art traditionnel et art contemporain, célèbrent avec brio
les noces de l’humour et de la transgression. Ce sont aussi des manifestes politiques qui dénoncent avec rage les nouvelles formes d’esclavage engendrées par la mondialisation…  Bérénice Geoffroy-Schneiter

La fondation Zinsou : dix années d’expérimentations artistiques

Promouvoir la vitalité de l’art africain contemporain en plein cœur de Cotonou, la foisonnante et électrique capitale du Bénin, tel est le défi relevé par la Fondation Zinsou depuis une dizaine d’années. Grâce au charisme de Marie-Cécile Zinsou, sa jeune et dynamique directrice, tous les plus grands artistes de la scène internationale y ont exposé leurs travaux. Mieux !
Loin d’être un simple lieu d’exposition, la fondation mène une intense politique d’éducation artistique à l’égard de tous les publics, y compris des plus pauvres. De la création de mini-bibliothèques itinérantes à la mise en place d’ateliers gratuits pour les enfants, en passant par la formation de guides et de professeurs, ses activités vont toutes dans le même sens :
permettre aux jeunes Africains de découvrir l’extraordinaire éclectisme de la création contemporaine pour devenir peut-être, à leur tour, artiste ou collectionneur. Et la directrice de présenter, non sans fierté, sa toute nouvelle création : l’application Wakpon (« Viens voir » en langue fongbé), soit une technologie permettant de diffuser gratuitement des images d’œuvres d’art dans les régions les plus reculées. Le musée à la portée de tous, en quelque sorte… B. G.-S.

« Romuald Hazoumè Arè »

Jusqu’à la fin décembre. Fondation Zinsou, Cotonou (Bénin). Ouvert du mardi au vendredi de 8 h 30 à 19 h, le lundi de 13 h à 19 h et le samedi de 10 h à 19 h. Entrée libre.
Commissaire : Marie-Cécile Zinsou.
www.fondationzinsou.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°684 du 1 novembre 2015, avec le titre suivant : Les phares de l’art africain

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