Photographie

PORTRAIT

Denis Brihat un pionnier oublié

Par Christine Coste · Le Journal des Arts

Le 17 novembre 2019 - 1080 mots

PARIS

Éloigné de Paris depuis plus d’un demi-siècle, le photographe de la nature bénéficie enfin d’une grande exposition à la Bibliothèque nationale de France. L’occasion de le (re)découvrir.

Denis Brihat. © D.R.
Denis Brihat
© Photo D.R.

Paris. À 91 ans, Denis Brihat n’avait sans doute jamais enchaîné quatre jours de vernissages et de signatures de livres aussi intenses à Paris, entre l’ouverture de « Denis Brihat : Inde, 1955 » à la galerie L’Œil vert et celle de sa rétrospective à la BNF (Bibliothèque nationale de France), sans oublier une séance de dédicaces à la galerie Camera Obscura, qui le représente depuis 2004 et l’expose à Paris Photo. Le photographe a fait le voyage depuis Bonnieux (Vaucluse) avec son épouse Solange, enchaîné maintes bribes de conversations, autant que le brouhaha constant le lui permettait, et retrouvé bien du monde qu’il n’avait pas revu depuis des années. À la BNF, il a peut-être également remarqué ces photographes trentenaires ou quadragénaires qui regardaient atten­tivement ses études, sur plus de quarante ans, d’oignon, de citron, de coquelicot, de tulipe ou de brin de chiendent confondantes de vie, d’épure, d’élégance et de légèreté. Denis Brihat est une référence pour nombre d’entre eux.

Sur l’un des murs de la BNF, on retrouve les quatre premiers vers d’Auguries of Innocence de William Blake, qui l’accompagnent depuis tant d’années : « Voir le monde dans un grain de sable/Et le paradis dans une fleur sauvage/Tenir l’infini dans le creux de la main/Et l’éternité dans une heure. » Ils résument ce qui a guidé et guide toujours le photographe, même si depuis peu ses laboratoires mis en sommeil dans sa demeure-atelier ne le voient plus fabriquer ses couleurs, tirer et explorer inlassablement la chimie des pro­cédés photo­graphiques qu’il a su si généreusement transmettre.

Le choix précoce et décisif du Midi

« Je ne me sens à l’aise que dans la nature », répète-t-il souvent quand on l’interroge sur les raisons de sa décision de quitter Paris à 24 ans pour s’installer à Biot (Alpes-Maritimes) puis sur les hauteurs de Bonnieux, en pleine campagne, encouragé par Robert Doisneau à ne pratiquer que « la photographie qu’il avait envie de faire », c’est-à-dire proche de la nature, dans la lignée d’Edward Weston, son maître avec Emmanuel Sougez. On sait que son choix fut pendant longtemps synonyme d’un grand dénuement. Cette exposition à la BNF le fait enfin revenir sur le devant d’une scène institutionnelle parisienne qui n’a jamais consacré une seule monographie à son travail depuis celle du Musée des arts décoratifs en 1965.

Les Rencontres d’Arles n’ont pas plus songé à lui à l’occasion de la célébration des cinquante ans du festival… Il a pourtant fait partie de l’équipe fondatrice en 1970, comme le rappelle une photographie de groupe de cette année-là. Denis Brihat était alors un photographe de 42 ans référencé par ses pairs, tant en France qu’aux États-Unis. Ses photographies sur l’Inde réalisées en 1955-1956 lui ont valu le prix Niepce 1957, puis une monographie dix ans plus tard au Musée des arts décoratifs, dans laquelle font aussi leur apparition ses premières études d’herbacées et de fleurs. L’approche et le traitement du sujet lors du tirage marquaient une rupture totale avec ses travaux sur l’Inde, réalisés dans la pure tradition de la photographie humaniste. « En 1970, lors de cette première édition des Rencontres d’Arles, il est également l’un des rares photographes français à avoir fait l’objet trois ans plus tôt d’une exposition commune avec Jean-Pierre Sudre et Pierre Cordier au Museum of Modern Art de New York », rappelle Solange Brihat. Leur approche de la nature et leur maîtrise des procédés photographiques anciens, que chacun revisite à sa façon, aboutissent à une matérialité de l’image d’une grande finesse qui renouvelle le genre et enthousiasme John Szarkowski, directeur du département photo du MoMA. Les itinéraires de ces trois comparses sont d’ailleurs intimement liés, tant dans la mise en lumière de leurs travaux que dans leur disparation progressive des radars parisiens, alors qu’en régions, Denis Brihat comme Jean-Pierre Sudre ont fait l’objet de différentes expositions au cours de ces dernières décennies.

Ce désintérêt de toute une génération de conservateur et d’historiens de la photo, de responsable d’institutions ou de festivals, Héloïse Conesa, la jeune conservatrice en charge de la photographie contemporaine à la BNF qui est à l’origine de l’exposition sur le site François-Mitterrand, l’explique par « un concours de circonstances » : « Denis Brihat a pour vivre organisé beaucoup de stages dans sa maison-atelier de Bonnieux. Ce qui a fait qu’on l’a considéré davantage comme un photographe qui formait d’autres photographes. Ensuite, son choix de vivre à Bonnieux et non à Paris lui a certainement porté institutionnellement préjudice. » C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de Camille Bonnefoi, jeune photographe et ancienne stagiaire chez Denis Brihat, qu’Héloïse Conesa, alors responsable de la photo du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, a découvert son travail. « Il se trouve que par un heureux concours de circonstances, Solange Brihat m’avait contactée pour voir les possibilités d’exposer son travail peu de temps avant que j’aille à la BNF, raconte-t-elle. Dans la reconnaissance ou la redécouverte d’un artiste, il y a des données contextuelles. Cette exposition à la BNF, je la fais certes pour Denis, mais aussi pour toute une génération de photographes qui peuvent se reconnaître dans sa démarche, son exigence et son choix de vie. Je voudrais que l’on relise son héritage à l’aune des jalons qu’il a posé intellectuellement et conceptuellement pour la photographie, que l’on aille au-delà de l’alchimiste, de l’artisan. Car Denis Brihat a contribué à l’histoire de la photographie française et a été précurseur dans bien des domaines. »

En effet, Denis Brihat a été le premier à expliquer que la photographie devait sortir de l’espace du livre pour intégrer l’espace du mur, à parler de la dimension picturale de l’image et à affirmer que chaque image devait « avoir son format propre, porteur d’une émotion ». « C’est Denis Brihat qui introduit en France la notion du format tableau, dont certains de ses élèves feront usage par la suite, tel Jean-Marc Bustamante », rappelle Héloïse Conesa. Il a également été un acteur prépondérant de l’accession de la photographie au rang d’art et de son accessibilité au plus grand nombre, à Biot d’abord, aux côtés de Fernand Léger et du groupe Espace, puis à Arles et à Toulouse, au côté de Jean Dieuzaide lors de la création du Château d’eau. Pour l’heure, une relecture de la dimension matiériste de l’œuvre s’amorce. L’entrée de ses archives à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, à Charenton-le-Pont (Val-de Marne), devrait sans doute donner lieu à d’autres expositions.

Denis Brihat, photographies – De la nature des choses,
jusqu’au 8 décembre, BNF François-Mitterrand, galerie des donateurs, quai François-Mauriac, 75013 Paris
Denis Brihat : Inde, 1955,
jusqu’au 16 novembre 2020, atelier L’Œil vert, 12, rue Léopold Bellan, 75002 Paris, www.loeilvert.fr

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : Denis Brihat un pionnier oublié

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