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Yves Ubelmann : « Il faut pouvoir inventorier le patrimoine dans l’urgence »

Cofondateur de la société Iconem

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 17 janvier 2017 - 1325 mots

La société Iconem, dirigée par l’archéologue Yves Ubelmann, numérise les sites et monuments en péril au Moyen-Orient.

Architecte spécialisé dans le patrimoine et l’archéologie, Yves Ubelmann est cofondateur en 2013 de la société Iconem, basée à Paris. Iconem a fourni les images des monuments du Moyen-Orient en péril pour la brève exposition qui s’est tenue au Grand Palais à Paris, « Sites éternels. De Bâmiyân à Palmyre, voyage au cœur des sites du patrimoine universel » (14 déc. 2016-9 janv. 2017). Grâce à des photographies prises par des drones, la société dresse des relevés numérisés des sites en 3D.

Comment en êtes-vous venu à inventorier des sites en Irak ou en Syrie ?
Au cours de mes études d’architecture, j’ai voyagé au Proche-Orient et en Asie centrale, d’où je suis revenu choqué de voir à quel train allait la disparition des sites. Nombre d’entre eux sont en terre crue et leur dégradation était visible d’une année sur l’autre. En Iran, on voit des monuments se transformer en montagnes, comme s’ils avaient fondu sur eux-mêmes. J’ai été aussi très étonné de constater, en l’espace de quelques années, les disparitions accélérées par les facteurs humains. L’urbanisation ainsi que la surexploitation des sols se révèlent encore plus destructrices… Or, aucune organisation internationale ne s’occupe véritablement de l’information sur ces sites.

Pas même les organisations d’archéologues associées à l’Unesco ?
Elles ont pour mission de labelliser les monuments candidats au patrimoine mondial. Or, souvent, ces pays bénéficient d’un tissu très dense de sites, sur lesquels il n’y a pas ou peu d’information et qui disparaissent dans l’indifférence générale. Cette absence de connaissances est un problème brutal. Si l’on ne peut pas toujours les protéger, essayons au moins de les identifier. Depuis 2006, je travaille sur cette question. Plutôt que d’entrer dans une logique de fonctionnement international, nous avons préféré penser à l’échelle de territoires. Nous avons d’abord utilisé les moyens traditionnels du relevé topographique. Mais c’était très lent ; il faudrait consacrer une vie entière à l’inventaire d’un seul pays.

M’étant intéressé à la photogrammétrie, j’ai pris contact avec Jean Pons, qui a créé l’un des premiers algorithmes faisant ressortir un nuage de points à partir d’une image, restituant la forme et la couleur d’un objet. En 2010, à partir d’un forum Internet sur le bricolage des drones, j’ai réussi à en mettre un au point. En combinant le drone aux algorithmes, nous avons obtenu un outil très efficace permettant de reproduire l’enveloppe des sites archéologiques. Nous avons testé l’appareil au sud de Kaboul, à Mes Aynak, sur un site bouddhique du IIe siècle, de la période kouchane, dans une région favorable aux talibans, où se trouvent des dizaines de monastères et des centaines de sculptures. Nous avons commencé à éditer des répliques numériques, avec les archéologues, afghans et français. Des relevés ont ensuite été conduits en Bactriane, dans le Nord. Le drone a survolé un désert, dans lequel apparaissent des dunes rougies par les dépôts de la céramique. Du ciel, on peut déceler ainsi des présences dont il reste très peu de traces visibles. Il a été possible de suivre un mur de plusieurs kilomètres, comme un aqueduc. Comme l’a souligné Roland Besenval, le directeur de l’archéologie française en Afghanistan, aujourd’hui décédé, c’était un élément complètement nouveau de la recherche.

Vous rejoignez ainsi un courant encore marginal qui critique une archéologie focalisée sur les monuments religieux et du pouvoir, en proposant notamment d’étudier davantage les cités.
Cela correspond en effet à des sensibilités nouvelles, qui cherchent un regard plus global et s’intéressent davantage à l’architecture domestique, aux indices souvent très discrets qui témoignent de la vie des gens. Il y a ainsi très peu d’informations sur les civilisations nomades, fussent-elles aussi puissantes que les Parthes. Grâce à ces technologies, il est possible de recueillir des indices sur des sujets moins visibles. Nous avons commencé à collecter beaucoup de données. Le photographe Raphaël Dallaporta a exposé son travail, à Arles en particulier. En collaboration avec un pilote, Philippe Barthélémy, nous avons monté une start-up. Depuis, nous avons exploité des sites dans une dizaine de pays, dans des contextes de travail compliqués – qui vont des coupures de courant aux situations de conflit–, dans lesquels il nous faut constamment anticiper les bons réflexes. On a voulu nous pousser dans un sens plus industriel et commercial, mais nous avons fait foi de garder la mémoire des sites archéologiques menacés. Notre logique n’est pas celle du marché, nous avons voulu garder notre philosophie humaniste.

Les monastères de Mes Aynak sont menacés par une mine de cuivre exploitée par la Chine. N’y a-t-il pas un risque de voir les États justifier la destruction des témoignages du passé, sous prétexte d’en avoir préservé l’image ou même une réplique ?
Le gisement, qui rapporterait des milliards de dollars à l’Afghanistan, est l’un des plus riches au monde. L’exploitation est reportée d’année en année, en raison de l’insécurité. Cela nous laisse le temps de poursuivre les relevés. L’État a pris ses responsabilités en engageant une ambitieuse campagne de fouilles, mobilisant 300 ouvriers. Il a joué le jeu, et la Banque mondiale aussi. Face à de tels enjeux économiques, le patrimoine peut apparaître comme secondaire, mais tout notre travail est d’éveiller la conscience de son importance.

Ces images ne risquent-elles pas de relancer le pillage ?
C’est un cas de conscience, naturellement. Les trafiquants opèrent déjà beaucoup à partir des images obtenues par satellite. 95 % de nos inventaires portent sur des sites connus, et hélas déjà pillés. Parfois, en publiant les informations scientifiques, nous omettons les références GPS. Les avancées technologiques ont aussi leur face sombre. Les détecteurs de métaux font énormément de ravages. Il faut réfléchir aux techniques d’imagerie en se posant la question de la diffusion et de la protection des données.

Que vous inspire la reprise de Palmyre par Daech [acronyme de l’organisation État islamique] ?
Je l’ai apprise en Syrie, ce fut un choc. J’espérais bien y retourner. Nous avions été, en avril, parmi les premiers à nous y rendre. Au moins avons-nous pu procéder à un état des lieux en collectant des informations inédites. Il faut ainsi pouvoir agir en urgence, pendant les événements, sinon on perd beaucoup d’informations. Le drone peut prendre des milliers de photographies en quelques heures, permettant d’intervenir très rapidement. En Irak, nous avons pu faire un relevé de Ninive et de Nimroud encore occupés par Daech. Quelques mois plus tard, la ziggourat de Nimroud a été rasée au bulldozer. Nos données permettent de savoir exactement d’où est tombée une pierre d’un monument. Cela pourra servir tout aussi bien à la reconstruction qu’à documenter des pillages et nouvelles destructions.

Le drone a aussi servi aux Italiens pour les premiers relevés des églises après les séismes.
Cela correspond à notre démarche : inventorier les sites les plus menacés, dans les zones les plus reculées. Depuis 2012, nous avons été en Italie, en Albanie, en Haïti, en Syrie ou en Irak. Pour développer ce projet à l’international, il nous fallait lever des fonds, ce que nous parvenons à faire depuis un an et demi grâce à un partenariat avec Parrot, le plus grand fabricant européen de drones, qui a injecté 1,4 million d’euros dans la formation d’un réseau international et le développement de la base de données. C’était aussi notre principe : mettre ces données à la disposition de la communauté scientifique.

En Syrie, un réseau rassemble des documents sur les lieux endommagés. Des sociétés savantes font parfois appel à des témoignages d’amateurs… Pourrait-on concevoir une participation citoyenne planétaire à la documentation du patrimoine ?
C’est le sens de la plate-forme collaborative que nous sommes sur le point de lancer. On n’a pas toujours besoin de drones. Nous espérons bien collecter des photos de touristes du Krak des chevaliers ou de Palmyre. N’importe quelle image peut être absorbée dans un contexte scientifique et acquérir une valeur documentaire. C’est aussi un moyen de faire du patrimoine le sujet d’une réconciliation.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°471 du 20 janvier 2017, avec le titre suivant : Yves Ubelmann : « Il faut pouvoir inventorier le patrimoine dans l’urgence »

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