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VISITES CULTURELLES EN LIGNE

Visites virtuelles, une nouvelle ère dans les musées et monuments

Par Lorraine Lebrun · Le Journal des Arts

Le 22 juin 2021 - 1628 mots

FRANCE

Le confinement et la fermeture des musées et monuments a accéléré l’offre et la consommation d’expositions virtuelles et de visites en ligne. Si ce marché tâtonne encore, il commence à se structurer, ouvrant des perspectives immenses.

Visite virtuelle de l’exposition « Wisigoths – Rois de Toulouse » au Musée Saint-Raymond - Musée des Antiques de Toulouse. © IMA Solutions
Visite virtuelle de l’exposition « Wisigoths – Rois de Toulouse » au Musée Saint-Raymond - Musée des Antiques de Toulouse.
© IMA Solutions

Les visites virtuelles ne datent pas d’hier – celle du Musée d’Orsay (sur CD-Rom), par exemple, remonte à 1996. Mais depuis mars 2020 et le premier confinement, l’offre s’intensifie. Pour certains musées, le virtuel fut un amer pis-aller, faute de pouvoir ouvrir les portes de leur exposition temporaire. Le contexte pousse en tout cas les institutions culturelles à s’emparer de ce champ jusqu’alors peu exploité. « On estime que 7% de Français ont visité virtuellement une exposition ou un musée lors du premier confinement (étude Gece/Universcience). Ce taux monte à 14 % sur l’année 2020 », détaille Antoine Roland, fondateur de l’agence d’ingénierie culturelle Correspondances digitales. Des chiffres qui s’expliquent selon lui par « la disponibilité des audiences lors du premier confinement, l’engouement pour des propositions culturelles numériques de substitution pour des habitués des lieux culturels », mais aussi par « l’intérêt des médias et le rôle de plateformisation du ministère via “Culture chez nous”, qui ont relayé ces propositions, et par la communication des établissements eux-mêmes ».

Si la crise a été un catalyseur, une convergence de facteurs est à l’œuvre, à commencer par une maturité technique. « Les verrous technologiques ont sauté, d’une part avec les derniers logiciels qui permettent de créer des visites de qualité, enrichies d’énormément de contenus, d’autre part avec l’avènement d’Internet chez quasiment tout le monde », souligne Benjamin Moreno, fondateur d’IMA Solutions, entreprise spécialisée dans la numérisation 3D. Ce contexte d’émulation entre les institutions culturelles a contribué « à une transformation rapide du marché » , relève Guillaume Jacquemart, cofondateur d’Explor Visit, une start-up spécialisée dans la conception et la diffusion de modèles 3D. Pour ces deux prestataires, les demandes de création de visites virtuelles se sont multipliées au cours des derniers mois.

Différents modes de visite en ligne

Mais qu’entend-on par « visite virtuelle » ? « Il y a une difficulté terminologique, puisqu’à la faveur de la pandémie on s’est mis à utiliser “visite virtuelle” pour désigner différentes modalités de visites en ligne », explique Omer Pesquer, consultant indépendant spécialiste du numérique pour le secteur culturel. Sous cette appellation se retrouvent ainsi différentes technologies. La visite guidée à distance, pratiquée depuis 2014 au Musée de la Grande Guerre de Meaux (Seine-et-Marne), permet au visiteur de suivre en direct les déambulations d’un guide sur place, muni d’un appareil ou d’une caméra 360°. Ce qui requiert une certaine logistique et une connectivité suffisante in situ . La visite 360° permet quant à elle de se déplacer dans un modèle 3D de l’espace, numérisé au préalable, en autonomie ou avec un guide-conférencier qui n’est pas nécessairement sur site. À l’origine utilisée dans l’immobilier, elle peut être enrichie par des audioguides, des vidéos, des photos haute définition…

« C’est un fantasme de croire que les visites virtuelles permettent de “visiter depuis notre canapé”, tempère Omer Pesquer, mais ce sont des objets qui peuvent être intéressants. » Pour les professionnels, l’enjeu est désormais de distinguer entre ce qui était de l’ordre de la pratique de substitution et les usages qui vont perdurer. Si, à court terme, la réouverture des lieux culturels va recentrer les priorités, les institutions identifient déjà le potentiel pour les scolaires, les publics éloignés géographiquement (et notamment le public étranger), mais aussi les publics dits « empêchés » pour des raisons de handicap.

Visite virtuelle du château de Chenonceau. © Timographie 360°
Visite virtuelle du château de Chenonceau.
© Timographie 360°

Entre novembre 2020 et mars 2021, le Centre des monuments nationaux (CMN) s’est livré à des expérimentations afin de tirer le meilleur parti des possibilités ce nouvel outil. « Nous avons délibérément testé différentes options. La conclusion, c’est qu’il n’y a pas de différences entre le live streaming [diffusion en temps réel sur Internet d’une vidéo]) et la visite 360°. Ce qui importe, c’est la capacité du médiateur à embarquer le visiteur », souligne Abla Benmiloud-Faucher, cheffe de la mission stratégie, prospective et numérique au CMN. La médiation humaine, plébiscitée par les visiteurs et les institutions, permet ainsi de répondre aux principales critiques faites aux visites en ligne (manque d’interactivité, de contact, lassitude…).

L’accent est surtout mis sur les scolaires, car cette offre permet à des classes qui n’auraient pas pu faire le déplacement de découvrir des lieux et des expositions temporaires. La crise a poussé certains opérateurs comme le CMN à se saisir de cet enjeu, affichant même une complémentarité avec le « physique ». « Certains enseignants nous disent que les élèves sont plus attentifs pendant la visite virtuelle, ce qui peut être intéressant en amont de la visite sur place », explique Abla Benmiloud-Faucher.

Un même profil de visiteur

Côté grand public, pendant le premier confinement le visiteur en ligne était déjà consommateur de culture et présentait les mêmes caractéristiques (plutôt féminin, plutôt âgé, CSP+ [catégories socio-professionnelles les plus favorisées]) que le visiteur physique. « Le numérique ne fait pas forcément mieux sur le plan de la démocratisation culturelle, constate Antoine Roland, même si 2020 semblerait avoir permis d’élargir les pratiques culturelles numériques à 28 % de nouveaux pratiquants. » Un public qui s’est progressivement acclimaté à cette nouvelle offre d’après Guillaume Jacquemart. « On a vu une évolution progressive : il y a un an, les gens restaient cinq-six minutes ; aujourd’hui, sur certaines visites, on atteint des durées d’une trentaine de minutes en moyenne. »

Mais pas de quoi craindre une « cannibalisation » de l’offre physique d’après Aurélie Perreten, directrice du Musée de la Grande Guerre : « Notre expérience depuis 2014 nous permet de l’affirmer clairement : les visites à distance ne sont pas un frein à, ou un remplacement de la visite physique. Au contraire, elles y incitent !» Roei Amit, directeur du numérique et du multimédia à la Réunion des musées nationaux (RMN)-Grand Palais, qui identifie les enjeux propres au numérique, confirme : « Ce n’est pas du tout la même démarche. Les visites en ligne sont plus en concurrence avec une série Netflix. » Ajoutant : « Sur Internet, l’offre est tellement hyperbolique qu’il y a un enjeu à continuer de faire vivre une visite en ligne. C’est très net dans les chiffres : dès qu’on ne communique plus, la fréquentation tombe. »

Un modèle économique à construire

Créer une visite virtuelle a un coût, bien que celui-ci soit marginal dans le budget total de production d’une exposition. Il est en moyenne de 3 000 à 15 000 euros, selon la surface à numériser et l’ajout de contenus. Mais cela ne peut aller sans un investissement pérenne du musée en matériels et logiciels.

Reste la question de la monétisation. Ici, « la visibilité est assez limitée, relève Antoine Roland. Les 47 % des Français qui, en janvier, se disaient intéressés par une visite virtuelle et étaient prêts à payer entre 2 et 9 euros le seront-ils toujours quand nos vies retrouveront un cours normal ? ». Si la RMN a d’emblée choisi de commercialiser ses expositions en ligne avec deux tarifs (4 € en autonomie, 9 € pour une conférence), d’autres optent pour la gratuité. « À moins de proposer quelque chose de très innovant et exclusif, il est compliqué de demander aux internautes de payer pour une expérience virtuelle, ce n’est pas dans les habitudes d’un public qui consomme beaucoup de contenu gratuitement sur Internet », estime Aurélie Perreten.

Des musées ont cependant compris l’utilité de la numérisation de l’espace au-delà de l’outil de médiation. « Contrairement au catalogue, le jumeau numérique d’une exposition permet de garder une trace de la scénographie », explique Benjamin Moreno. Une valeur d’archives précieuse pour les expositions temporaires, qui permet également de les faire connaître pour les vendre à des institutions. Mais aussi de garder une trace avant travaux, ou d’ouvrir des espaces peu accessibles… Pour certains musées, la captation d’un parcours pourrait devenir systématique, avec, point à anticiper, la négociation des droits de diffusion avec les prêteurs. « Pour certaines expositions temporaires, les clients n’avaient plus le droit de diffuser [l’image des] œuvres une fois passée la date de fin de l’exposition. Nous avons donc dû les couper numériquement », témoigne Guillaume Jacquemart.

Côté prestataires, le marché est aussi en train de se structurer. La solution de numérisation la plus courante, Matterport, est américaine. Facile d’utilisation, peu coûteuse et offrant un rendu de qualité, son emploi n’est pourtant pas idéal – jusqu’à peu, il était impossible de récupérer les données. « Depuis février, on peut exporter les fichiers et ne pas les avoir toujours sur leurs serveurs. Mais il faut leur logiciel pour les lire », explique Guillaume Jacquemart, dont la société Explor Visit a recours à la technologie Matterport. Pour Omer Pesquer, « le ministère de la Culture doit s’emparer de ces sujets ».

Des liens à inventer entre la visite physique et celle virtuelle

Pour l’heure s’ouvre une période déterminante. « Nous allons laisser la visite de l’exposition “Peintres femmes” en ligne, parallèlement à l’exposition désormais visible au Palais du Luxembourg. Les chiffres seront instructifs », explique Roei Amit. Ils permettront d’analyser les possibilités de cohabitation entre ces deux modes de visite et de mesurer la capacité du virtuel à se positionner comme un « produit d’appel ». Lors de ses expérimentations, le CMN a recueilli les intentions de visites : 85 % des scolaires et 84 % du grand public interrogés avaient eu envie de se rendre sur place après une visite à distance. Quel sera dès lors le taux de transformation ?

Mais d’autres relations peuvent être imaginées, comme un système de billet couplé où la visite virtuelle viendrait prolonger la visite sur place, à moins qu’elle ne soit incluse au parcours permanent, comme l’exposition « Wisigoths », écourtée, au Musée Saint-Raymond à Toulouse, qui devrait être visible sur une borne multimédia dans les collections. Pour Omer Pesquer, « on est resté sur une conception du numérique envisagé comme secondaire, et souvent comme un décalque de l’expérience physique ». Visites purement virtuelles, rendues ludiques ou enrichies de réalités augmentées… : les possibilités sont infinies. C’est aujourd’hui aux musées d’exprimer leur créativité.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°569 du 11 juin 2021, avec le titre suivant : Visites virtuelles, une nouvelle ère dans les musées et monuments

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