Musée - Nouvelles technologies

Les musées au tournant des visites virtuelles

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 23 septembre 2020 - 2200 mots

Pour conserver un lien avec leurs publics malgré l’épidémie de Covid-19, les musées misent très largement sur les dispositifs de médiation numérique. Parmi eux, les visites virtuelles sont en plein essor.

On s’imagine mal embrasser une exposition dédiée aux trois Bleus de Miró au Centre Georges Pompidou et une autre dédiée à Jean Dubuffet au MuCEM, puis visiter la Petite Galerie du Louvre, la collection Frick à New York, la grotte Chauvet et le château de Versailles, tout cela dans la même journée. Un tel marathon culturel n’a pourtant (plus) rien d’impossible : tous les lieux et événements qui viennent d’être mentionnés, et bien d’autres encore, peuvent se découvrir de chez soi, gratuitement et à toute heure du jour ou de la nuit, au gré de visites virtuelles. Celles-ci offrent une typologie variée, de l’exposition commentée en vidéo, éventuellement publiée en direct sur le live de Facebook, jusqu’à la déambulation dans un espace entièrement modélisé en 3D. Certaines recourent aux caméras à 360° pour restituer tel accrochage permanent ou telle exposition temporaire, d’autres assemblent divers contenus multimédias en s’affranchissant de toute référence spatiale.

L’éventail des dispositifs et des technologies est infiniment vaste : « Cela va des visites virtuelles, individuelles ou collectives, sur écran fixe ou mobile, jusqu’aux visites totalement immersives sur des casques de VR », explique Pierre-Yves Lochon, fondateur du Clic (Club innovation & culture France) et conseiller en innovation auprès des institutions culturelles et patrimoniales. Lancée il y a un an, la Pocket Gallery de Google Arts & Culture présente aussi divers sites et expositions virtuelles en réalité augmentée. L’avantage est double : à une meilleure ergonomie, s’ajoute la sensation d’introduire les plus grands chefs-d’œuvre chez soi.

« L’effet confinement »

L’épidémie de Covid-19 est venue révéler, brutalement, l’ampleur de cette offre en ligne. Ceux qui, à l’instar de l’UMA (Universal Museum of Art), musée entièrement virtuel inauguré en 2017, s’étaient déjà engagés dans cette voie au gré d’expositions thématiques, ont vu leurs courbes de fréquentation s’envoler. « Avant le confinement, nous avions franchi le cap du million de visiteurs, note Jean Vergès, son fondateur. Entre le 17 mars et le 11 mai, nous avons doublé notre trafic, avec un million de visiteurs uniques sur cette seule période. » La crise sanitaire aura aussi achevé de convaincre les plus rétifs. « La Covid-19 a clairement joué un rôle d’accélérateur, dit Pierre-Yves Lochon. Je n’ai jamais été aussi sollicité que depuis le mois de mars, à la fois pour des expositions permanentes et pour des expositions temporaires en ligne. À tous ceux dont la vocation est de montrer des œuvres au public, l’épidémie a démontré que le virtuel était utile. »

Chez Google Arts & Culture, plate-forme créée en 2009 et agrégeant un très large éventail de visites virtuelles et d’applications en partenariat avec diverses institutions, l’effet du confinement est également sensible : « On a constaté une forte accélération sur le numérique des institutions culturelles pendant cette période, explique Sixtine Fabre, responsable des partenariats France et Europe du Sud chez Google. Nous recevons beaucoup de sollicitations de leur part. » Tout suggère que la fermeture des musées et le report massif des pratiques culturelles vers le numérique a achevé de rompre les dernières digues : « De la part des musées, on constate un vrai changement de position et d’a priori, résume Jean Vergès. Celles-ci considèrent désormais qu’un visiteur virtuel est un visiteur comme un autre. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse… »

Les visites virtuelles s’affranchissent des limites

Que le flacon numérique puisse susciter la même ivresse que la contemplation sur site d’une œuvre d’art a longtemps été objet de doutes. La défiance qui a accompagné l’essor des visites virtuelles en France semble pourtant avoir fait long feu. « L’idée qu’elles puissent se substituer à une visite réelle n’est plus le sujet, confirme Paul Mourey, chef du service du numérique au Centre Georges Pompidou. Le numérique ne remplace pas l’expérience physique, mais il rend possible des choses qu’elle ne permet pas. Il offre d’expérimenter des formes de médiation et d’accès, et de dépasser certaines limites temporelles et spatiales. À ce titre, il est un compagnon de route utile et indispensable. »

Selon Sixtine Fabre, la découverte de tel musée ou de tel monument sur Google Arts & Culture jouerait le même rôle qu’une consultation de Google Street View, dont la technologie de capture d’images à 360° a d’ailleurs nourri les premières offres de visites virtuelles, le repérage, voire le teasing. En permettant aux visiteurs, et surtout aux plus jeunes, de se familiariser avec les lieux et les œuvres, le numérique atténuerait ainsi « l’effet de seuil », soit les barrières psychosociales qui tiennent certains publics à distance des institutions.

La gratuité et l’accessibilité des visites virtuelles expliquent d’ailleurs très largement l’intérêt que leur portent un nombre croissant de musées et de sites patrimoniaux français en offrant une réponse possible au délicat pensum de la démocratisation culturelle et de la diversification des publics. « Le contexte des institutions et l’action de s’y déplacer peuvent être intimidants, souligne Jean Vergès. Or, quand on visite un musée en ligne, on est chez soi, dans sa zone de confort. Ce contexte familier permet de s’approprier un peu les œuvres. » Ici et là, les statistiques de consultation viennent d’ailleurs confirmer la capacité du virtuel à toucher des publics plus jeunes, scolaires notamment : « Plus de la moitié de nos visiteurs ont entre 15 et 30 ans, ajoute Jean Vergès. On capte ce groupe d’âge qu’il n’est pas évident d’amener dans les murs. On constate aussi que nos visiteurs viennent de zones périurbaines et rurales, là où il y a peu d’offres culturelles. »

Selon Pierre-Yves Lochon, l’offre numérique aurait aussi des vertus en matière de management : « Les visites en direct sur les réseaux sociaux sont un bon moyen de donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais : conservateurs dans leurs laboratoires, médiateurs, bibliothécaires… Au Musée du Prado, qui diffuse tous les jours, dix minutes avant son ouverture, une visite live, le gardien est devenu une star ! Le dispositif est léger, il ne coûte rien et permet de désacraliser les institutions. »

Une offre low cost

Leur faible coût est l’autre grand atout des visites virtuelles et, au-delà, de la plupart des dispositifs de médiation en ligne. Selon Jean Vergès, une exposition sur le site de l’UMA coûte bien moins cher qu’une exposition physique : autour de 10 000 à 20 000 euros, en comprenant l’éditorialisation, la modélisation 3D et la communication. Sans avancer de chiffres précis, l’équipe en charge de l’exposition virtuelle Miró au Centre Georges Pompidou souligne également l’intérêt financier de ce type d’offre : « La réalisation du projet a pris quatre à cinq semaines, pour un budget extrêmement limité, explique Paul Mourey. Avec ce type d’expérimentation, on se passe de tous les coûts liés à un accrochage classique, des cimaises aux assurances. »

L’investissement est d’autant plus tentant qu’il lève deux contraintes majeures des institutions : le temps et l’espace. « Nous sommes le seul musée qui ne manque pas de mètres carrés ! », s’enthousiasme Jean Vergès. De la même manière, une exposition en ligne ignore les contraintes du calendrier. « La technologie permet de donner une seconde vie à des expositions temporaires qui coûtent une fortune et qui monopolisent une énergie phénoménale alors qu’elles ont une durée de vie très courte, note Pierre-Yves Lochon. L’économie des musées repose sur ce type de proposition, car c’est ce qui fait venir le public. Dans ces conditions, qu’une exposition temporaire emblématique ne soit pas numérisée me semble aberrant ! Quand on investit 400 000 ou 500 000 euros dans un événement de ce genre, on peut tout de même consacrer 3 000 euros à une visite virtuelle ! 3 000 euros, ce n’est même pas le coût du cocktail d’inauguration qui va attirer 150 VIP ! » Les visites virtuelles permettent enfin d’agencer à moindres frais des expositions impossibles à réaliser autrement. L’exposition « A Walk Into Street Art » de l’UMA, qui regroupe en un même espace des œuvres disséminées dans les rues du monde entier, ou « Meet Vermeer », qui agrège sur Google Arts & Culture l’ensemble des œuvres du maître hollandais, sont de cette trempe…

« Le numérique doit être au service d’un propos »

Encore faut-il que les institutions ne sacrifient pas l’exigence scientifique et la qualité éditoriale sur l’autel de la séduction technologique. « Les projets d’expositions virtuelles doivent avoir les mêmes critères d’excellence qu’une exposition physique », souligne à ce titre Perrine Renaud, documentaliste iconographe au Centre Georges Pompidou. Faute de quoi la visite peut vite tourner au survol distrait des œuvres, dont ne restera au mieux qu’une impression fugace, éventuellement teintée de frustration si l’ergonomie du site se révèle peu intuitive. À cet égard, l’approche technologique proposée par Google lors de ses premières visites virtuelles à 360° ne peut aller seule. « Nous ne sommes pas propriétaires des contenus, mais hébergeurs, précise d’ailleurs Sixtine Fabre. Chaque institution partenaire nous fournit les contenus qu’elle souhaite mettre en ligne et en porte la responsabilité éditoriale et juridique. »

La qualité et la diversité des contenus scientifiques sont d’autant plus cruciales que la tentation d’une surenchère dans « l’effet waouh » est bien réelle. « Au début du confinement, nous nous sommes précipités sur le numérique, comme tout le monde, raconte Michel Rouger, directeur du MuséoParc d’Alésia. Quand j’ai vu la multitude de visites virtuelles et d’offres numériques, je me suis dit qu’il fallait arrêter. L’immense majorité des gens ne font pas trois expositions en ligne dans la même journée ! Surtout, je doute qu’on fasse une visite virtuelle en famille, alors que le musée est l’un des rares espaces où l’on peut vivre une expérience en commun. Le numérique n’est qu’un outil parmi d’autres. Il faut qu’il fasse sens et soit au service d’un propos. »

Quand la technologie ressuscite le passé

Devant les vestiges arasés qui composent le site, il est bien difficile de s’imaginer à quoi ressemblait Alésia au Ier siècle après la conquête de l’oppidum gaulois par les armées romaines. Depuis février 2020, une application géolocalisée créée par Ohrizon en offre pourtant une vision à 360° sur les tablettes distribuées à la billetterie. Elles superposent aux fondations de pierre encore visibles diverses élévations : la scène du théâtre, le fronton du sanctuaire, la basilique, les colonnades cernant les boutiques du forum et les rues étroites de l’ancienne ville gallo-romaine. Le commentaire accompagnant les images décrit la vie quotidienne sous l’Antiquité et les campagnes de fouilles menées depuis le règne de Napoléon III, avec toute la prudence qui sied à un exposé scientifique. Divers jeux jalonnent aussi le parcours en guise d’initiation à la culture gallo-romaine et à l’archéologie.« La 3D prend ici du sens, car elle est utile à la compréhension du site », explique Michel Rouger, directeur du MuséoParc d’Alésia et des vestiges d’Alise-Sainte-Reine. S’il est un champ où les technologies de modélisation 3D offrent un supplément d’âme, c’est en effet l’archéologie. Elles y sont d’ailleurs très largement mobilisées, que ce soit pour vivre l’explosion du Vésuve et la destruction de Pompéi au Grand Palais ou pour inviter le public à déambuler dans la Domus Transitoria, l’un des palais de Néron à Rome. De manière plus surprenante, la réalité virtuelle a aussi dans ce domaine un autre intérêt, scientifique cette fois : « La modélisation des vestiges d’Alésia a aidé les archéologues à confronter les hypothèses, alors que ce n’était pas du tout l’objet de sa conception, s’étonne Michel Rouger. C’était une bonne nouvelle que de voir notre approche contenter aussi bien la partie scientifique que la partie médiation. »
 

Le jeu vidéo, un passeport vers l’art ?

L’époque où le jeu vidéo était perçu comme l’envers de pratiques culturelles plus nobles semble révolue. Dans Prisme 7, vous êtes une entité fluide progressant dans un espace dont les couleurs et les formes évoquent tout à la fois l’architecture et les collections du Centre Georges Pompidou. Lancé en 2020 par l’institution parisienne, le jeu plonge les adolescents de manière « ludique et poétique » dans les grands principes de l’art moderne et contemporain. En 2015, l’Institut du monde arabe proposait déjà de faire découvrir le monde méditerranéen au Moyen Âge grâce à Medelia. Son initiateur, Yannis Koïkas, est désormais chef du service des éditions multimédias à la BnF. En janvier 2020, il pilotait le lancement d’un nouveau jeu vidéo gratuit, Le Royaume d’Istyald. Conçu en prolongement de l’exposition « Tolkien, voyage en Terre du Milieu », celui-ci s’inscrit dans un projet plus vaste dédié à la fantasy, genre très prisé des adolescents. « Le jeu était une forme d’appât pour faire découvrir le genre, explique-t-il. On s’adresse à un large public, avec un discours simple qui se complexifie progressivement, comme dans un jeu vidéo. Six mois après le lancement, nous avions réussi notre pari, avec 150 000 visiteurs, dont 40 % en Île-de-France et 60 % en régions. Les statistiques montrent que les professeurs se sont saisis du contenu éditorial du site. Elles révèlent aussi une baisse de l’âge moyen, et un public plus féminin. » Au château de Versailles, la tendance se décline de façon double : sous forme d’un jeu vidéo en ligne, Vivez Versailles, et in situ, via une application proposant aux visiteurs de résoudre une série d’énigmes. L’objectif ? Mobiliser les publics les plus jeunes, chez qui le jeu vidéo devance la visite des musées dans le palmarès des pratiques culturelles.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°737 du 1 octobre 2020, avec le titre suivant : Les musées au tournant des visites virtuelles

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