Une saison italienne

La fortune critique de la peinture vénitienne et romaine ne cesse de s’étoffer - Parmi les dernières publications, une remarquable monographie du Tintoret et les fresques de la galerie Farnèse révélées dans toute leur splendeur

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 30 novembre 2010 - 1493 mots

Prévu à l’origine pour accompagner l’exposition organisée au Louvre sur la Venise maniériste à l’automne 2009, l’ouvrage que le jeune historien de l’art Guillaume Cassegrain a consacré à Jacopo Robusti(1519-1594), dit Tintoret, est enfin disponible en librairie.

« Tintoret n’a jamais été à sa place […]. Comparé à ses illustres contemporains ou même à des peintres moins célèbres, Tintoret attire peu les historiens de l’art », résume l’auteur. Longtemps, la monographie d’Éric Newton (1952) est restée l’ouvrage de référence sur le maître vénitien, jusqu’aux publications du catalogue raisonné de Rudolfo Pallucchini et Paola Rossi en 1982, des différents travaux des Allemands Roland Krischel et Erasmus Weddigen, et de l’imposante étude de Tom Nichols en 1999.

Le constat est le même dans le domaine des expositions : à l’inverse de Titien, Véronèse, Lotto ou Bassano, aucune manifestation monographique depuis 1937 n’avait mis à l’honneur Tintoret jusqu’à celle du Prado, à Madrid, en 2007. Quant à l’ouvrage de Guillaume Cassegrain, il est le premier en français depuis le texte de François Fosca remontant à 1929 ! Pour l’auteur, « la plus épineuse des difficultés à laquelle se heurte d’emblée celui qui cherche à comprendre l’art de Tintoret est l’imprécision, toujours plus grande, du corpus lui-même ». Mais c’est avant tout la « marginalité » du Tintoret qui a rendu complexe la saisie de son œuvre, obligeant l’historien à revoir son approche méthodologique, qui ne peut être ni chronologique, ni monographique, ni relever d’un point de vue critique en particulier. Définir un « style Tintoret » demeure une tâche ardue face aux diverses caractéristiques de sa peinture et sa capacité à les modifier pour satisfaire ses commanditaires.

Dans une première partie, l’auteur relativise l’importance des débuts dans l’atelier du maître Titien, soulignant le profond « désaccord esthétique » entre les deux artistes, tout comme les nombreuses références à Michel-Ange, ce dernier étant un modèle incontournable pour tout artiste de cette époque, même à Venise où les peintres avaient choisi la voie du colorito (en opposition au disegno florentin). Le chapitre suivant témoigne des partis pris originaux de Tintoret à travers une analyse picturale de son œuvre, marqué par sa rapidité d’exécution, le détournement plastique des grands thèmes mythologiques, l’usage de la couleur et de ses artifices qui lui permet de jouer avec la perception du spectateur. Guillaume Cassegrain s’attaque ensuite à l’approche trop iconographique qui a été faite de sa peinture, afin de tordre le cou, comme l’avait fait Tom Nichols, au lieu commun du « peintre religieux travaillant plus aux affects qu’aux concepts ». Les choix, souvent inédits, de ses compositions pour aborder de grands thèmes mythologiques ou religieux, l’invention d’un langage dramatique complexe, sa manière d’impliquer le spectateur dans la lecture de l’image et de perturber le regard pour en éviter une lecture univoque, sont autant d’éléments qui soulignent la dimension littéraire de son œuvre. L’étude des cycles peints réalisés pour les chapelles privées ou le chœur des églises vénitiennes met en exergue les procédés du Tintoret pour impliquer le spectateur, avec ce traitement si particulier de la lumière et l’ouverture de sa composition vers l’extérieur.

Enfin, l’auteur revient sur les notions de « vision » et de « visionnaire », de « spiritualisation » et de « force mystique » si souvent associées à l’artiste, en s’interrogeant sur la réception critique de son œuvre au XXe siècle. Il évoque notamment le portrait de Tintoret par Jean-Paul Sartre au début des années 1950. Soulignant ses inventions formelles, le philosophe français voyait dans le conflit esthétique propre au peintre une volonté « révolutionnaire et critique ». À n’en pas douter, comme le souligne Guillaume Cassegrain, « Tintoret aura su, au-delà de l’horizon d’attente qu’il a pu susciter en son temps, offrir pendant des siècles une «matière” propre à la réflexion ». 

Reproductions de qualité
Tintoret retrouve ses pairs dans le nouvel opus des éditions Actes Sud, dévolu aux peintres de la cité des Doges. Enrico Maria Dal Pozzolo y propose une synthèse de la peinture vénitienne du début du XIVe siècle à 1797, date historique qui marque la fin de l’indépendance de la République de Venise. L’auteur a pris pour point de départ les travaux de Rodolfo Pallucchini, directeur de la grande exposition de 1945 « Cinq siècles de peinture à Venise » et fondateur de la revue Arte Veneta, et ceux de Roberto Longhi, notamment sa synthèse sur la peinture vénitienne (1945) dans laquelle il met en exergue les liens stylistiques des peintres de la Sérénissime. Il en résulte, selon les propres mots de l’auteur, « une somptueuse exposition virtuelle » réunissant des œuvres qui ne pourraient l’être aujourd’hui. L’ouvrage se propose ainsi d’accompagner le lecteur « en lui donnant, au cours d’une visite autrement impossible, quelques informations sur des artistes et des œuvres mais aussi et surtout en essayant de dégager les liens, les divergences et les évolutions que dessine l’ensemble ». Une somme venant s’ajouter à celles déjà réalisées sur le sujet où l’on retrouve, au fil des pages, quelques-uns des plus grands noms de l’histoire de l’art : Paolo Veneziano, Giovanni Bellini, Antonello de Messine, Giorgione, Titien, Véronèse, Tintoret… Servi par de nombreuses illustrations, le livre s’organise de manière chronologique. Après une introduction mentionnant l’importance de Byzance et la naissance d’une ville qui n’a cessé d’être partagée entre Occident et Orient, cinq chapitres, un par siècle, se succèdent, du trecento au settecento.

Dans le même ordre d’idée, mais en prenant Rome comme foyer artistique, les éditions Citadelles & Mazenod retracent l’histoire de la Ville éternelle à travers les figures des peintres qui y ont vécu ou séjourné. L’ouvrage de la maison, atteinte semble-t-il par la folie des grandeurs, tente de dépasser, en volume du moins, tous les livres déjà réalisés sur le sujet avec pas moins d’un demi-mètre de hauteur ! On y retrouve, à travers des reproductions de qualité, les artistes qui, de l’Antiquité à l’époque moderne, se sont frottés à l’histoire romaine, en quête d’expérience plastique et de savoir. Les créateurs anonymes de la Rome antique et médiévale, puis les grandes figures de la peinture occidentale, tels Cimabue, Giotto, Botticelli, Raphaël, Michel-Ange, le Caravage, Guido Reni, Titien, Vasari, Vélasquez, Le Nain, Poussin, Giraudet, Hubert Robert, Ingres, Turner, Corot ou encore De Chirico, se retrouvent ici réunis à en avoir le tournis. L’ouvrage réunit, sous la houlette de Maria Teresa Caracciolo, chercheuse au CNRS et professeur à Lille-III, une brochette de spécialistes : Jacqueline Champeaux, professeur à l’université Paris-Sorbonne, Serena Romano et Ivan Foletti, professeurs à l’université de Lausanne, Luciano Arangeli, surintendant du patrimoine à Rome, Andrea Zanelli, professeur à l’université de Lecce, et Micol Forti, conservateur d’art contemporain aux musées du Vatican, sans que ces textes ne bouleversent l’histoire de l’art. 

Un chef-d’œuvre monumental
La richesse artistique de la Ville éternelle est aussi à l’honneur aux éditions Gallimard. Silvia Ginzburg, enseignante d’histoire de l’art à l’université de Rome, auteur de différents textes sur Annibale Carrache, s’est vue confier la rédaction d’un ouvrage sur les fresques de la galerie Farnèse. Réalisées de 1598 à 1600 par Annibale Carrache et son frère Agostino, à l’occasion du mariage de Ranuccio Farnese avec Margherita Aldobrandini, celles-ci ne sont quasiment jamais accessibles au public (exceptionnellement, elles seront visibles à partir du 17 décembre et jusqu’en avril 2011), le palais Farnèse abritant l’ambassade de France à Rome. Le chef-d’œuvre monumental connu pour ses différentes représentations des amours des dieux tirés des Métamorphoses d’Ovide, se révèle aujourd’hui dans toute sa splendeur grâce aux photographies que Zeno Colantoni a prises juste après la campagne de restauration du palais, menée de 1998 à 2002.

Après une introduction retraçant la genèse de l’œuvre et faisant la synthèse des différents travaux menés sur le sujet, la galerie est passée au crible par l’historienne d’art. Chaque chapitre est consacré à l’une des compositions qui forment cet ensemble : le triomphe de l’Amour céleste et de l’Amour terrestre ; Pan et Diane, Mercure et Pâris ; Hercule et Iole ; Jupiter et Junon, Polyphème et Galatée, Persée et Andromède… Le morceau choisi est d’abord abordé de manière générale, puis on pénètre au cœur de la fresque en s’attardant sur quelques détails significatifs : le traitement très religieux du mythe de Diane et Endymion, une tête d’Hermès signée Annibale qui semble sculptée, une néréide référence explicite au modèle de Raphaël, un Jupiter totalement sous le charme de Junon, un cupidon qui, à lui seul, révèle un moment clé du récit. L’ouvrage constitue une visite de la galerie Farnèse à la fois savoureuse et érudite, fidèle au génie des frères Carrache.

Guillaume Cassegrain, Tintoret, éd. Hazan, 2010, 320 p., 79 euros, ISBN 978-2-7541-0286-5

Enrico Maria Dal Pozzolo, Les Peintres de Venise, éd. Actes Sud, Arles, 2010, 384 p., 120 euros jusqu’au 31 janvier 2011 puis 140 euros, ISBN 978-2-7427-9245-0

Sous la direction de Maria Teresa Caracciolo, L’Histoire de Rome par la peinture, éd. Citadelles & Mazenod, 2010, 496 p., 475 euros, ISBN 978-2-8508-8325-5

Silvia Ginzburg, La Galerie Farnèse, éd. Gallimard, 2010, 300 p., 79 euros, ISBN 978-2-0701-3084-9

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°336 du 3 décembre 2010, avec le titre suivant : Une saison italienne

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