Manuel Valls : « Je ne crois pas au divorce entre la gauche et la culture »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 13 avril 2015 - 4779 mots

Dans un grand entretien accordé au magazine L'Œil, le Premier ministre Manuel Valls rejette la responsabilité de la fragilisation de certains équipements culturels sur les collectivités territoriales. Il appelle également les artistes à réfléchir à notre société et à ouvrir « des pistes ».

Mardi, nous avons rendez-vous en fin d’après-midi à l’hôtel de Matignon. S’il paraît tendu au sortir de sa précédente entrevue, le Premier ministre nous reçoit à l’heure dans son bureau décoré en style rococo. Manuel Valls a accepté notre proposition d’interview et de s’exprimer, pour la première fois dans un magazine, sur la politique culturelle qu’il mène avec son gouvernement et sur les relations devenues de plus en plus délicates entre les milieux culturels, qui ne cachent plus leur déception, et une gauche gouvernementale, qui peine à montrer son attachement à la culture dans un contexte de crises exceptionnelles. Si les premières minutes de l’entretien sont pesantes, le Premier ministre se détend peu à peu sous le regard des quatre saisons peintes par Fragonard, pour finir par parler avec passion des artistes qu’il aime : Goya, Van Gogh, Bonnard et, bien sûr, son père, le peintre catalan Xavier Valls.

1 - LE BUDGET
L’œil : « Je veux être le Premier ministre qui remet la culture comme la grande priorité du quinquennat de François Hollande », déclariez-vous en juin 2014 en garantissant le budget de la Culture sur trois ans. Pourquoi, après avoir été absente des discours et des mesures du président de la République, mais aussi de votre prédécesseur Jean-Marc Ayrault, la culture est-elle redevenue une priorité de votre gouvernement ?
MANUEL VALLS C’est un mauvais procès fait au président de la République et à Jean-Marc Ayrault. La culture a toujours été une priorité, même s’il a fallu faire face à des contraintes budgétaires, et personne ne peut contester que depuis 2012 des avancées importantes ont eu lieu. Nous avons d’abord redonné toute son indépendance au CSA, pour nommer les dirigeants de l’audiovisuel public. Nous avons également inscrit les arts et la culture dans la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école. On en parlait depuis longtemps… Nous l’avons fait !
Lorsque j’ai pris mes fonctions à Matignon, en mars 2014, je savais qu’il fallait aller encore plus loin. L’inquiétude des intermittents m’a conforté dans ce choix, mais c’est avant tout un choix de société, un choix politique. Au-delà des liens personnels qui me lient à la culture, j’ai la conviction profonde que l’art et l’accès à l’art nous apprennent beaucoup sur notre époque et sur nous-mêmes. Une société sans culture est une société morte, et une société qui n’affirme pas sa priorité à la culture est une société qui décline. J’ai donc tenu à dégager immédiatement des moyens supplémentaires afin d’envoyer un signe positif, de confiance, à nos créateurs et à nos artistes.

Le premier gouvernement de François Hollande a tout de même diminué les crédits à la culture, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Cela a été très mal vécu venant d’un gouvernement de gauche. En dépit des économies budgétaires que doit poursuivre le pays, qu’est-ce qui vous a convaincu de préserver le budget, voire de l’augmenter en 2016 ?
Les hommes et les femmes qui font vivre la culture dans notre pays doivent être soutenus et accompagnés. Les créateurs, les artistes ont besoin de considération. La gauche n’a jamais dévié de cette ligne. À un moment où certaines collectivités territoriales coupent dans les budgets de la culture, il est important que l’État réponde présent. Ce qui m’importe, c’est d’affirmer aujourd’hui cette priorité.

Madame Aurélie Filippetti a-t-elle eu l’appui de Matignon dont elle avait besoin ?
Je ne reviens pas sur le passé et sur les choix budgétaires qui ont été faits. Je veux me concentrer sur l’action que nous menons aujourd’hui. Quand j’ai pris mes fonctions, Aurélie Filippetti a eu mon plein et entier soutien, comme je le donne aujourd’hui à Fleur Pellerin.

Que dites-vous aux responsables d’institutions qui, comme à Grenoble, Montpellier, Brétigny-sur-Orge, Toulouse, Chelles ou Quimper, voient leur budget diminué ou, pire, leurs structures menacées ?
D’abord, de regarder la réalité de notre pays : nous avons en France l’une des politiques culturelles les plus riches du monde, avec 1 200 musées de France, 16 000 bibliothèques, 35 000 lieux de patrimoine, 5 600 écrans de cinéma, plus de 1 000 théâtres, 460 conservatoires, de nombreux festivals… Ces chiffres, bien sûr, ne doivent pas être avancés comme des arguments d’autosatisfaction, mais soyons tout de même conscients de notre chance de posséder un tissu culturel exceptionnel qui irrigue le territoire. Ensuite, des améliorations sont bien entendu possibles. Nous devons être capables de veiller à la bonne gestion des équipements, ceux qui appartiennent à l’État comme ceux qui dépendent des collectivités territoriales. Ce sont autant d’économies que nous pourrons consacrer à la création. En ce qui concerne les centres d’art que vous citez, une évaluation de leur situation est opérée actuellement par le ministère de la Culture. Alors oui, des collectivités territoriales font le choix de diminuer leur budget à la culture, voire de remettre en cause des équipements ou des orchestres, comme celui des Musiciens du Louvre de Marc Minkowski, à Grenoble. Je le regrette profondément ! Mais on ne peut pas le justifier par les seules baisses de dotations de l’État, c’est trop facile.

C’est pourtant ce que disent les acteurs de terrain…
C’est mal connaître la réalité. Chaque collectivité est en mesure de faire des choix d’investissements. Beaucoup de régions, de départements, de villes et d’intercommunalités maintiennent leurs efforts en matière de culture. Par exemple, la communauté d’agglomération Évry Centre Essonne, que j’ai présidée jusqu’en 2012, a fait le choix d’augmenter les budgets qui y sont consacrés. J’invite toutes les collectivités territoriales à en faire de même ! Pour les y aider, Fleur Pellerin a créé le Pacte culturel par lequel l’État garantit la stabilité de ses subventions à condition que la collectivité s’engage à préserver les crédits alloués à la culture.

Vous êtes arrivé à Matignon au moment d’une nouvelle crise des intermittents du spectacle. Après vous être emparé de ce dossier, notamment en dégelant des crédits, vous avez travaillé à modifier la loi qui sera présentée au Parlement dans quelques jours. Le dossier des intermittents va-t-il être enfin réglé ?
Une société sans artistes et techniciens au service de la création est une société vide de sens. C’est pour cela que je me suis impliqué personnellement dans la résolution du conflit des intermittents. Cette crise de juin dernier, c’était la crise de trop. J’ai souhaité créer les conditions d’un dialogue sain, sans tabou, en confiant une mission à Hortense Archambault, une femme de culture et de terrain, à Jean-Patrick Gille, un député particulièrement impliqué dans les questions d’emploi artistique, et à Jean-Denis Combrexelle, indiscutable sur les questions de dialogue social. Ils m’ont remis leur rapport sur le régime des intermittents le 7 janvier. D’ailleurs, j’y vois, avec le recul, un signe : le jour où la France était frappée au cœur, contestée pour sa liberté d’expression, nous travaillions à la pérennisation du régime de ceux qui créent et contribuent à la création…
Nous inscrirons dans la loi les annexes 8 et 10 et nous modifierons la gouvernance du régime. Dans un cadre fixé par les partenaires sociaux interprofessionnels, les partenaires sociaux du spectacle et de l’audiovisuel devront définir les règles et les paramètres du recours au CDD d’usage dans un souci de justice et de maîtrise des dépenses dans ce secteur atypique dont la fragilité est plus grande encore que dans d’autres secteurs de l’économie.

La dimension budgétaire ne saurait être, pour vous, le seul pivot du raisonnement d’une politique culturelle. C’est pourquoi vous appelez notamment à dépasser le clivage public-privé. L’inauguration par le président Hollande de la Fondation Louis Vuitton de Bernard Arnault à Paris participe-t-elle de ce dépassement ?
En France, il y a un débat à gauche, mais pas seulement, qui consiste à considérer que les seuls curseurs qui marquent une priorité à la culture sont le budget et les grands travaux. Et puis notre pays vit toujours avec la nostalgie d’un président qui décide des grands choix culturels de la nation, de grands ministres de la culture pour lesquels on ne peut qu’avoir de l’admiration : André Malraux, superbe par le verbe, et Jack Lang qui, en plus du verbe, a eu les moyens d’accomplir sa politique. Mais le pays a beaucoup changé en trente ans, grâce notamment à la décentralisation et à l’apport du mécénat. Il y a eu une semaine quasi magique, et très symbolique, à Paris, à l’automne dernier : l’ouverture du Musée Picasso par la puissance publique, puis de la Fiac et de la Fondation Louis Vuitton par des acteurs privés. Le choix de Bernard Arnault d’ouvrir une fondation doit être salué, et je regrette encore que l’on ait laissé partir François Pinault à Venise. Je regrette aussi qu’il n’y ait pas davantage de mécènes et de fortunes qui investissent dans notre pays. Bien sûr, il y a toujours beaucoup de projets portés par la puissance publique. Grâce à elle, nous venons d’inaugurer la Philharmonie qui dote Paris d’une salle de musique exceptionnelle. Mais je pense que, dans de nombreux domaines, il faut davantage aller chercher le mécénat et l’engagement du privé. Les banques, par exemple, pourraient s’engager plus, comme elles le font dans d’autres pays.

2 - LA RÉFORME TERRITORIALE
La réforme territoriale aura un impact sur la décentralisation culturelle. Frac, Drac, musées départementaux… sont concernés par des fusions, des transferts de collections, de tutelles et de financements. Les professionnels sont inquiets. Comment le gouvernement va-t-il accompagner ces modifications ?
Il faut rassurer les professionnels : la réforme territoriale n’a pas pour vocation de fragiliser ni les Drac, ni les Frac. Au contraire ! La preuve : l’association Platform qui regroupe les Frac travaille actuellement, avec le ministère de la Culture, à leur organisation future afin de dynamiser l’action culturelle locale. Nous avons volontairement laissé une très grande souplesse, une liberté, aux différentes collectivités pour que la culture continue d’irriguer le territoire.
J’ai récemment visité le MUDO, le très beau Musée départemental de l’Oise qui a rouvert à Beauvais, avec une collection XIXe siècle très intéressante : des Corot, Sisley… et une charpente incroyable avec une œuvre vidéo projetée de l’artiste Charles Sandison. Les départements aussi jouent un rôle important en matière de culture.

3 - LA LOI CRÉATION,  ARCHITECTURE ET PATRIMOINE

Les deux projets de loi sur le patrimoine et la création du début du quinquennat ont été finalement refondus en une seule loi qui intégrera par ailleurs l’architecture. Son examen a été reporté à septembre 2015. Pourquoi cette loi, dont l’ambition semble réduite, tarde-t-elle tant à venir ?
Durant la campagne présidentielle, le candidat François Hollande avait, en effet, promis une loi sur la création dans le spectacle vivant. Aurélie Filippetti et Fleur Pellerin ont souhaité l’élargir à la création, l’architecture et le patrimoine. Je sais l’inquiétude des professionnels concernant la réunion de ces disciplines dans une seule loi, doublée d’une appréhension sur le calendrier. Je veux la dissiper. La loi arrivera au second semestre 2015, après un calendrier parlementaire extrêmement chargé pour le premier semestre. Mais, le plus important est que cette loi sera débattue et adoptée cette année.

Concernant la réunion des disciplines, l’objectif est clair : concilier la création d’hier et celle d’aujourd’hui. La création d’aujourd’hui n’est-elle pas le patrimoine de demain ?
L’avant-projet de loi fait peu de place aux arts plastiques. En France, les arts plastiques ne sont-ils pas le parent pauvre de la culture, derrière le cinéma et le spectacle vivant ?
Non. Cette loi rappellera dans son article premier le principe fondamental de la liberté de création, qui est plus que jamais indispensable, et ce dans tous les champs artistiques. Les institutions de beaux-arts reconnues par le ministère de la Culture, comme les Frac, disposeront également avec cette future loi d’un véritable statut. Ce sera l’assurance pour elles de voir leurs collections protégées. Les centres d’art contemporain de Brétigny-sur-Orge, que je connais bien, mais aussi de Quimper, de Toulouse ou de Chelles sont regardés de près par le ministère de la Culture, chacun dans sa singularité. La loi repensera aussi l’enseignement supérieur artistique ; la recherche fera partie des missions des écoles supérieures d’art, et la loi instaurera un Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche artistique et culturelle, ce qui me semble là aussi répondre à la demande des professionnels. En ce qui concerne le volet patrimoine, l’objectif sera de mieux protéger en simplifiant les procédures de protection. Nous nous attacherons à mieux protéger le patrimoine plus récent de moins de 100 ans. Notre regard évolue. Ce qui, hier, n’avait à nos yeux que peu d’intérêt peut en revêtir aujourd’hui ou demain. Nous nous emploierons aussi à promouvoir l’architecture contemporaine en encourageant par l’assouplissement des règles les projets architecturaux innovants. Maintenant, la loi n’est pas encore passée en Conseil des ministres. Elle sera donc encore probablement améliorée. Le Parlement lui aussi, j’en suis convaincu, souhaitera l’enrichir.

4 - L’ÉDUCATION ARTISTIQUE  ET CULTURELLE
L’éducation artistique et culturelle, pourtant priorité du précédent ministère de madame Aurélie Filippetti, ne voit toujours pas le jour. Pourquoi les gouvernements qui se succèdent, de droite ou de gauche, ne parviennent-ils pas à faire aboutir
ce dossier ?

Quel que soit le gouvernement en place, faire travailler ensemble le ministère de la Culture et celui de l’Éducation nationale est un défi. On peut le regretter, mais c’est ainsi.
Ce sont deux « cultures » administratives qui n’arrivent pas suffisamment à bâtir des politiques publiques communes, alors que le sujet de l’éducation artistique et culturelle a bien été inscrit dans la loi de refondation de l’école. Mais je crois qu’avec Fleur Pellerin et Najat Vallaud-Belkacem nous avons la chance d’avoir deux jeunes ministres qui savent faire bouger les choses.
Il faut faire confiance au terrain, qui doit faire confiance aux ministres. Il y a une vraie dynamique à faire vivre dans les écoles. Beaucoup de projets de pratiques artistiques se développent déjà sur le temps scolaire dans les écoles, les collèges et les lycées, qui sont souvent aussi portés par les collectivités territoriales et les deux ministères à travers leurs directions régionales, les associations, les artistes, etc. Nous avons de beaux exemples à Perpignan, Lyon, Aix-en-Provence… Mais je suis convaincu qu’il faut aller plus loin. Nous devons être encore plus volontaires et parvenir à faire travailler ensemble les différentes « cultures » d’enseignement. Une étude est actuellement menée pour connaître les actions existant dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle. Cet état des lieux devrait nous permettre aussi d’intervenir là où aucune action culturelle n’aura été mise en place.
La réforme des rythmes éducatifs est une réelle opportunité dont il faut se saisir. En avril, nous lançons également un appel à projets national que le ministère de la Culture portera dans les 60 quartiers les plus prioritaires. Les deux volets de cet appel sont, d’une part, l’apprentissage de la langue française (à travers la lecture de romans, de pièces de théâtre, en s’appuyant sur le réseau des bibliothèques), et, d’autre part, le renforcement de la pratique artistique collective (orchestre, chorale, théâtre, danse…) pour encourager le partage et la connaissance de l’autre. Il faut casser les murs qui existent parfois entre les institutions, et aussi souvent dans les esprits. Pourquoi ne pas intégrer, dans nos écoles, l’art de l’improvisation que porte Jamel Debbouze ?

La modification des rythmes scolaires n’a-t-elle pas été une occasion ratée pour faire davantage entrer la culture dans les écoles ?
Il est normal qu’il y ait de l’impatience ! Certaines villes ont une année et demie d’expérience des nouveaux rythmes scolaires, d’autres quelques mois seulement. Il faut donc se donner un peu de temps pour analyser et améliorer ce qui se fait sur le terrain. C’est un travail de dentelle. Nous devons veiller, par exemple, à la qualité des ateliers. L’art à l’école, c’est permettre de développer la concentration, la patience dans un monde d’immédiateté ; c’est aussi apprendre le calme de la lecture ou du chant dans un monde assourdissant. L’art à l’école, c’est éveiller les émotions, développer les capacités d’esprit critique ou d’analyse qui font tant défaut aujourd’hui.

Les attentats du mois de janvier ont remis la culture et l’éducation au centre des enjeux de société.
La culture peut-elle vraiment être une réponse aux crises que nous traversons ?

La culture est un élément fondamental de nos sociétés. Regardez l’indignation causée par la destruction du patrimoine par les fanatiques de Daech à Mossoul ou sur le site de Nimroud. N’oublions pas aussi les dégâts considérables et irréparables qui ont été commis en Afghanistan et à Tombouctou au Mali. Évidemment, la culture, quand il y a un moment de tension ou de mise en cause de nos valeurs, apparaît comme une formidable réponse. Quel est le regard le plus beau, le plus poétique, mais aussi le plus acéré sur le fanatisme si ce n’est celui porté par Abderrahmane Sissako dans son film Timbuktu ?
Oui la culture est une réponse ! Maintenant, je ne crois pas qu’elle soit la seule réponse. Je me méfie de tout ce qui consisterait à faire de la culture le remède à tous les maux de notre société. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la France ne serait pas la France si nous n’étions pas capables de mettre la culture au centre de la crise d’identité que nous traversons. La culture n’est pas un supplément d’âme pour nous sentir français, elle est une part de ce que nous sommes.

5 - LE MINISTÈRE DE LA CULTURE
On constate depuis plusieurs années une volatilité dans la durée des ministres qui se sont succédé à la Culture. Regrettez-vous le départ de madame Aurélie Filippetti ?
C’est son choix. Il m’a surpris et déçu, car nous étions en train de lui donner les moyens de réussir. Fleur Pellerin a pris le relais avec beaucoup de professionnalisme, une très grande sensibilité à la culture, à la création, et une très grande ouverture au monde. Je sais qu’elle portera avec conviction la loi que je viens d’évoquer. Elle s’est également attachée à construire un plan de lutte contre le piratage et de défense du droit d’auteur au sein de l’Europe, qui est aussi l’une de mes priorités. Elle lancera également très prochainement les assises de la jeune création.

Une partie du milieu culturel reproche pourtant à madame Fleur Pellerin son parachutage et son manque de connaissance des milieux culturels. Que leur dites-vous ?
Que la culture ne doit pas appartenir à un milieu, et qu’il faut savoir juger les personnes sur ce qu’elles font. Avec le président de la République, nous avons choisi Fleur Pellerin parce que nous savions qu’elle avait toutes les qualités pour réussir dans sa mission.

Le président François Hollande s’était engagé à rendre transparentes les nominations. Celle de Serge Lasvignes au Centre Pompidou crée, une fois de plus, la polémique. Faut-il ne voir dans cette nomination qu’un jeu de « chaises musicales » ? Et êtes-vous intervenu dans sa nomination ?
La plupart des nominations sont une décision conjointe prise entre le président de la République, le Premier ministre et le ministre concerné. J’ai beaucoup d’estime pour Alain Seban qui a dirigé le Centre Pompidou pendant deux mandats, mais personne n’est propriétaire de son poste. Serge Lasvignes est l’un des plus hauts fonctionnaires de l’État, d’abord comme numéro deux du secrétaire général du gouvernement de 1997 à 2006, puis comme secrétaire général du gouvernement à partir de 2006. Il est agrégé de lettres modernes et c’est un vrai manager d’équipes. Il réussira pleinement dans ses nouvelles fonctions au Centre Pompidou, qui est marqué par l’aspect pluridisciplinaire de ses activités : le Musée national d’art moderne, la BPI, l’Ircam. C’est Serge Lasvignes lui-même qui a souhaité prendre la tête du Centre, par envie, par goût aussi. Il est déterminé à réussir, et je ne doute pas qu’il sera une bonne surprise pour ceux qui en doutent.

Le gouvernement a affiché sa volonté de transparence dans la nomination, par le CSA, des présidents de chaînes de télévision publiques. Pourquoi ne pas vouloir la même chose pour les grands établissements culturels : le Louvre, le Mnam, Orsay… ?
La comparaison de l’audiovisuel public à une grande institution culturelle ne me paraît pas pertinente. L’audiovisuel public, c’est la neutralité et l’information, en même temps que la qualité des programmes ; il y a toujours un risque de confusion entre le pouvoir politique et celui des médias. Cela est vrai aussi pour les grandes institutions juridiques ou judiciaires. Je fais partie de ceux qui considèrent qu’il faut des hautes autorités pour garantir l’indépendance des institutions, parfois sous contrôle du Parlement. Pour toute une série d’autres postes, c’est le pouvoir politique qui, en revanche, doit assumer les nominations. Les commissions culturelles de l’Assemblée nationale ou du Sénat peuvent parfaitement, si elles le souhaitent, auditionner ceux qui sont nommés à la tête des institutions.

Aucune des mesures proposées par la mission Lescure, qui a été unanimement saluée pour sa qualité, n’a été mise en place. Cette mission aura-t-elle encore été une nouvelle mission pour rien ?
Le rapport Lescure fait date dans la réflexion sur la culture et le numérique, non seulement par la qualité et le nombre de ses propositions, mais aussi par la finesse et l’équilibre de ses analyses. Il a inspiré de nombreuses mesures et continue d’irriguer notre réflexion, qu’il s’agisse de la numérisation des œuvres, des outils de financement, de la chronologie des médias ou des outils européens de régulation de l’audiovisuel… Certaines propositions ont été écartées, d’autres s’intègrent dans des négociations de moyen terme qui n’ont pas encore abouti. Donc non, ce n’est pas un rapport pour rien !

Vous êtes le fils du peintre Xavier Valls et marié aujourd’hui à la violoniste Anne Gravoin. Compte tenu de votre histoire personnelle, auriez-vous aimé hériter un jour du portefeuille de la Culture ?
Le journal Le Monde a fait paraître un article peu avant la nomination de Jean-Marc Ayrault à Matignon qui me donnait favori à l’Intérieur, mais qui évoquait aussi la possibilité que je sois nommé à la Culture. Servir la République, à la tête de ce grand ministère, aurait bien évidemment été un honneur. Cela n’a jamais été envisagé. Dommage (sourire)…

6 - LE PARTI SOCIALISTE ET LA CULTURE

Le milieu culturel dit haut et fort avoir été déçu par la gauche. Le Parti socialiste n’a-t-il pas déserté le champ de la culture ? N’assiste-t-on pas à un divorce historique entre la gauche et la culture ?
Je ne crois pas à ce divorce. Le milieu culturel, comme vous dites, est divers. Il y a des déçus, c’est vrai, mais d’autres artistes voient bien que nous agissons dans un contexte difficile, qui demande des efforts à tous. Mon ambition, c’est de travailler en confiance et de répondre aux enjeux sociétaux qui nous attendent et auxquels la Culture doit et souhaite contribuer. Il faut bien voir aussi que notre société a changé. Le public passe très vite à autre chose. Il demande toujours de nouvelles sensations, toujours plus d’interactivité. Notre société est aussi bouleversée par la montée des extrêmes, par le chômage persistant ; notre jeunesse doute de son avenir, et manque parfois de repères sur cette planète devenue village. Les artistes doivent répondre à ces défis ; eux-mêmes ont beaucoup changé, notamment dans leur rapport à l’engagement : il n’est plus
le même qu’au moment de la lutte contre le colonialisme ou en mai 1968. Leur environnement aussi a évolué, avec l’apparition de nouveaux acteurs tels que Google ou Amazon. Face à tous ces changements, la gauche doit réinventer sa politique culturelle, elle doit repenser le rôle et la place de la culture dans la société, qui ne peut plus se traduire par de grands gestes architecturaux et des augmentations de subventions. Les lieux sont là désormais, le public doit les considérer comme une maison qui leur appartient. C’est un changement de paradigme. Et les réformes que nous engageons doivent renouveler le rapport très émouvant entre l’art et le public. Il faut réfléchir enfin à ce que doit être la démocratisation culturelle dont on parle depuis trente ans. Nous avons beaucoup bâti : comment peut-on désormais davantage attirer et fidéliser les publics, notamment ceux qui n’ont pas la chance d’être immergés dans la culture, ceux qui sont intimidés, qui pensent que l’art n’est pas pour eux ? Pour cela, il y a des choix ou des réformes à faire sur les jours et horaires d’ouverture des musées, des bibliothèques et de nos lieux de patrimoine, sur les prix des tickets d’entrée, sur les conditions d’accueil et de transmission. Les médiateurs et les associations supprimés sous la présidence de Nicolas Sarkozy doivent reprendre leur droit et leur place dans la cité, les artistes aussi. Car la culture est un formidable levier de réduction des inégalités, et les établissements culturels doivent être pleinement mobilisés autour de cet objectif.

Vous avez récemment lancé un débat sur la place des artistes et des intellectuels dans notre société, en regrettant que ces forces vives ne s’engagent pas davantage contre la montée du Front national. Ces mêmes intellectuels vous ont répondu que ce sont les politiques qui ne savent plus les écouter. Qui a raison ?
Sans doute un peu tout le monde. Mais je ne demande pas aux artistes et aux intellectuels de signer des pétitions, de s’engager dans les manifestations contre la montée du Front national. Je n’instrumentalise ni les hommes ni les femmes de culture. Mais les combats ont changé. On est passé du monde de Yalta, dans lequel la critique du stalinisme ou de l’hégémonie américaine était plus facile, à un monde qui voit monter de nouvelles menaces : l’islamisme radical bien sûr, mais aussi la résurgence de l’antisémitisme, du racisme, de l’intolérance. Je me suis retrouvé bien seul lors des débats sur la liberté d’expression, avec même des intellectuels opposés à mon combat contre Dieudonné M’Bala M’Bala. Ce que je demande aux intellectuels et aux artistes, c’est de réfléchir à notre société, aux réponses qu’il faut apporter, qu’ils ouvrent des pistes. Ils ont raison de demander à être écoutés et à être entendus, ils le seront.

Les polémiques autour de la sculpture de Paul McCarthy, de la pièce Exhibit B de Brett Bailey, et
la tuerie de Charlie Hebdo débouchent sur une forme d’autocensure. Les artistes doivent-ils avoir peur pour l’avenir ?

Ils ne doivent pas avoir peur de l’avenir ni s’autocensurer : l’attentat de Charlie Hebdo nous a montré combien la liberté d’expression, la liberté de critiquer, la liberté de caricaturer sont menacées et précieuses ! Et les polémiques sont saines, elles sont la preuve d’une société démocratique, car le propre des artistes, c’est de déranger. C’est parce qu’ils bousculent les habitudes qu’ils nous font réfléchir.

Le monde de la culture doit-il craindre la montée en France de l’extrême droite ?
Le Front national n’a pas de politique culturelle, et dans les villes gérées par l’extrême droite, la culture est littéralement laissée en jachère. L’extrême droite est en outre la négation de l’idée même de ce que doit être la culture, ouverte sur le monde, sur la diversité et l’altérité.

Xavier Valls

Le père de Manuel Valls est né en 1923 à Horta, devenu aujourd’hui un quartier de Barcelone. Formé au dessin à l’école des arts et métiers durant la guerre civile espagnole, il intègre ensuite le milieu artistique barcelonais. Arrivé à Paris en 1949 grâce à une bourse de l’Institut français de Barcelone, Xavier Valls décide de rester en France. À Paris, le peintre fréquente Léger, Giacometti, Pougny, Apel, etc. En 1958, il épouse Luisangela Galfetti.

Il expose pour la première fois chez Henriette Gomès (qui s’occupe aussi de Balthus) en 1963, puis chez Claude Bernard (qui deviendra son galeriste) en 1991. Peintre à la figuration douce, Xavier Valls a réalisé des natures mortes, des paysages et des portraits de ses proches. De son fils Manuel Valls, il a réalisé deux portraits, dont celui reproduit ci-contre, une huile sur toile peinte en 1976, et qui avait été présenté dans l’exposition « Les enfants modèles » à l’Orangerie en 2009-2010. Le peintre est décédé en 2006.

Repères

1962
Naissance le 13 août de Manuel Valls à Barcelone. Il est le fils du peintre catalan Xavier Valls et de Luisangela Galfetti, sœur de l’architecte suisse Aurelio Galfetti

1980
Adhère au Mouvement des jeunes socialistes

1982
Naturalisé français

1998
Intègre le cabinet de Michel Rocard

1997-2002
Chargé de la communication et de la presse au cabinet de Lionel Jospin, Premier ministre

2001
Est élu maire d’Évry

2012
Est nommé ministre de l’Intérieur

2014
À la suite des élections municipales, le président François Hollande nomme Manuel Valls au poste de Premier ministre

Légendes photos

Manuel Valls, portrait réalisé pendant son entretien avec Fabien Simode, rédacteur en chef de L'oeil © Photo Frédéric Marigaux pour L'oeil - 2015

Xavier Valls, Manuel Valls (1976), huile sur toile présentée dans l’exposition « Les enfants modèles » à l’Orangerie en 2009-2010

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : Manuel Valls : « Je ne crois pas au divorce entre la gauche et la culture »

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