Le tribunal judiciaire de Blois affirme que le manuscrit de Cheverny n’a jamais été incorporé au domaine de la Couronne et seule s’applique la règle selon laquelle en matière de meubles possession vaut titre.
Blois (41). « Qui a plumé l’oie du roi, cent ans après en rend la plume. » L’adage formulé par le juriste Antoine Loysel trouve ces dernières années un retentissant écho dans la croisade menée par l’État pour obtenir la restitution de biens culturels qui appartiendraient au domaine public et qui se seraient retrouvés, suite aux aléas du temps, en mains privées. Cependant, ces affaires traînent dans leur sillage une odeur de soufre historico-juridique comme le rappelle un jugement du tribunal judiciaire de Blois du 13 mars 2025.
En 2012, M. de Vibraye – propriétaire du château de Cheverny – a décidé de se séparer d’un manuscrit Mémoires pour servir à l’Histoire des Maisons Royales et Bastimens de France (voir ill.), dit manuscrit de Cheverny, rédigé en 1681 par André Félibien sur une commande de Jean-Baptiste Colbert. Mais le certificat d’exportation lui a été refusé par le ministère de la Culture au motif que ce manuscrit appartiendrait au domaine public. Saisi par le propriétaire, le Conseil d’État a considéré le 28 juillet 2017 qu’il n’était pas en mesure d’identifier clairement le bien en cause et a ordonné une expertise. Toutefois, celle-ci n’a pu avoir lieu puisque M. de Vibraye s’est désisté de son action.
L’affaire aurait pu en rester là, mais cela aurait été faire abstraction de la ténacité du ministère de la Culture pour récupérer à tout prix ce bien. En 2021, l’État engage une action en revendication devant le tribunal judiciaire de Blois afin de solliciter la restitution du manuscrit de Cheverny en raison de sa domanialité publique.
Depuis l’édit de Moulins de février 1566, le principe de l’inaliénabilité a été généralisé, et consacré, pour les biens appartenant au domaine de la Couronne. La Révolution française modifie ce domaine en un domaine de la Nation qui a été incorporé au domaine public avant d’être inscrit dans l’article L. 2112-1 du Code général de la propriété des personnes publiques. C’est ainsi que les articles II et III de l’édit de Moulins considèrent un bien comme ayant intégré le domaine de la Couronne sous la réunion de trois conditions cumulatives : le bien a été transmis au Roi par son prédécesseur, il a été expressément consacré comme incorporé au domaine de la Couronne, et a été acquis par le Roi depuis plus de dix ans.
Pour trancher la propriété, les juges blésois ont désigné un expert pour répondre à deux questions préalables : le manuscrit de Cheverny est-il le manuscrit original commandé par Colbert à André Félibien ou seulement la copie ? A-t-il appartenu ou non aux collections de la Bibliothèque royale ? À la première question, l’expert a répondu que l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale de France (BNF) est celui qui répond à la commande de Colbert pour la Surintendance des bâtiments de France, tandis que l’exemplaire conservé à Cheverny est l’exemplaire personnel de Colbert. À la seconde, l’expert a indiqué que les deux manuscrits ont appartenu à la Bibliotheca Regia : le manuscrit de la BNF depuis 1719, celui de Cheverny peut-être à partir de 1728 ou 1732 avant de ressortir en 1734 à l’occasion de la « vente des doubles ».

Or l’État n’ayant pu produire aucune preuve permettant de remettre en cause cette analyse circonstanciée, le couperet des juges est ferme : « La durée de présence dans les collections de la Bibliothèque royale, et donc de possession par le Roi, étant inférieure à dix années, le manuscrit de Cheverny n’a pas intégré le domaine de la Couronne à cette époque. » Aussi « il n’a donc jamais été incorporé au domaine de la Couronne devenu le domaine public. Il n’a donc jamais acquis le caractère d’inaliénabilité allégué par l’État ». En dehors de toute appartenance au domaine de la Couronne – et donc au domaine public –, seule doit s’appliquer la règle de l’article 2276 du Code civil selon laquelle « en fait de meuble, la possession vaut titre ». M. de Vibraye était donc bien le légitime propriétaire du manuscrit de Cheverny et l’action en revendication de l’État ne pouvait prospérer.
L’État français ayant fait appel à la dernière minute, cette affaire va être rejugée. Pourtant une autre solution est difficilement envisageable, sauf nouvelle preuve contraire apportée par l’État. À terme, M. de Vibraye devrait être bel et bien reconnu dans sa juste propriété et se retrouverait libre de disposer de son « manuscrit de Cheverny »… sauf à ce que l’État le classe comme « trésor national » sous réserve de pouvoir l’acquérir dans un délai de trente mois. Passé ce délai, l’administration ne pourrait plus refuser la délivrance du certificat sauf à classer d’office le manuscrit moyennant une indemnité qui constitue un véritable fardeau financier comme l’a révélé l’affaire « Walter » en 1996.
Par une démonstration implacable, ce jugement apporte une nouvelle pièce à l’édifice des revendications en offrant une illustration temporelle bienvenue pour les biens relevant du domaine de la Couronne et démontre toute l’utilité de recourir à des experts pour éclairer l’histoire des biens culturels dont l’État a perdu la trace depuis des décennies ou des siècles. Une vision plus équilibrée que celle concernant les biens soustraits pendant la période révolutionnaire (fragment du jubé de la cathédrale de Chartres ou Pleurant n° 17), bien que les cartes aient été légèrement rebattues par le Conseil d’État en reconnaissant le 22 juillet 2022 que la perte d’un intérêt patrimonial à jouir d’un bien culturel relevant du domaine public mobilier constitue un préjudice réparable.
En revanche, il est normal d’indiquer que l’État a le droit – et le devoir – de revendiquer des objets ayant disparu de ses monuments, bibliothèques ou musées depuis le XIXe siècle, lorsque la preuve incontestable qu’ils appartiennent au domaine public est apportée. En s’inspirant des mots de Colbert, l’État éviterait ainsi d’entretenir un art de la revendication qui consisterait à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris !
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L’État échoue à récupérer un manuscrit notable
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°658 du 20 juin 2025, avec le titre suivant : L’État échoue à récupérer un manuscrit









