Droit

Droit d’auteur

Les subtiles restrictions du « domaine public »

Par Alexis Fournol (Avocat à la cour) · Le Journal des Arts

Le 27 janvier 2015 - 959 mots

PARIS

Chaque année étendu, le domaine public et ses enjeux juridiques sont méconnus. L’utilisation des œuvres dont les droits patrimoniaux se sont éteints exige pourtant une grande prudence.

Aristide Maillol (1861-1944), La Rivière (1938), installée dans les jardin des Tuileries à Paris - Photo FramaKa - Licence CC0 1.0
Aristide Maillol (1861-1944), La Rivière (1938), installée dans les jardin des Tuileries à Paris.
Photo FramaKa

Au 1er janvier 2015, les œuvres de Kandinsky, de Maillol, de Mondrian et de Munch, ainsi que de nombreux autres artistes décédés en 1944, viennent de « tomber dans le domaine public », selon la fameuse – et bien malheureuse – expression consacrée. Nul ne sait pourtant de quel piédestal ces œuvres choient, ni dans quel magma elles s’avèrent précipitées. L’expression même, en ce qu’elle renvoie aux biens appartenant à l’État ou aux collectivités territoriales, est fort confuse. Certains lui préfèrent celle de « fonds commun », qui renvoie elle aussi à une autre réalité, celle des idées brutes de libre parcours.

Quelle que soit la dénomination retenue, se joue en réalité le mécanisme de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle, qui limite la durée d’exploitation des droits patrimoniaux attachés à une œuvre de l’esprit à 70 ans après le décès de l’auteur. L’entrée dans le domaine public, sous réserve des prorogations de guerre, répond alors à une application mathématique de la règle. Au 1er janvier de l’année suivant l’anniversaire des 70 ans du décès de l’auteur, les droits d’exploitation cessent et l’utilisation des œuvres serait alors libre.

Le droit moral limite l’exploitation non conforme
Le conditionnel est ici de mise. S’il est loisible à chacun de reproduire ou de représenter une œuvre du domaine public sans solliciter l’autorisation des ayants droit de l’auteur, ni leur verser une compensation, toute utilisation doit nécessairement s’inscrire dans le respect dû à l’œuvre et aux volontés de son auteur. Le droit moral en raison de son imprescriptibilité ne s’éteint jamais et continue à rayonner et à s’imposer à tous. Ce droit conforte ainsi le pouvoir d’exclusion des ayants droit face à toute utilisation non-conforme de l’œuvre protégée. En ce sens, une œuvre de l’esprit constitue un bien incorporel dont la propriété ne s’éteint pas avec le décès de l’auteur ou encore avec l’entrée dans le domaine public. Seules les utilités de la chose, c’est-à-dire le droit à rémunération et les autres prérogatives attachées aux droits patrimoniaux, cessent en raison d’une limite temporelle imposée par le législateur. En conséquence, les héritiers d’un auteur sont toujours investis de la propriété de ses œuvres, propriété certes originale mais qui n’est nullement temporaire.

Soutenir que la propriété cesse au moment de l’entrée dans le domaine public revient alors à mettre de côté le droit moral au seul profit des droits patrimoniaux, à distinguer deux aspects d’une même réalité. En creux, il s’agit également d’affirmer que la protection qualifiée de temporaire d’une œuvre de l’esprit résulte d’une récompense accordée à l’auteur par la puissance publique, voire d’un privilège. Or, si l’œuvre d’un auteur est protégée c’est en raison du lien intime qui les lie, lien qui n’est autre qu’un droit de propriété résultant de la création artistique.

Dès lors, reproduire demain grâce à une imprimante 3D une sculpture de Maillol, dans un matériau, une qualité et des dimensions autres que ceux de l’originale, exposerait celui qui s’y risquerait à une éventuelle action en contrefaçon pour atteinte au droit au respect dû à l’œuvre. De même pour toute autre utilisation non-conforme à celles souhaitées par l’artiste. Le tribunal de grande instance de Paris dans sa décision du 17 janvier 2014, relative aux photographies à connotation érotique représentant Laetitia Casta sur les statues de l’artiste placées dans le jardin des Tuileries, illustre cette conception. Le jugement, rendu avant l’extinction des prérogatives patrimoniales, prend bien soin de distinguer dans la contrefaçon l’atteinte aux droits patrimoniaux et l’atteinte au droit moral. Si la première ne peut désormais être retenue, la seconde aura toujours vocation à prospérer.

L’atteinte à l’esprit général de l’œuvre
La véritable difficulté peut provenir de la détermination des souhaits de l’auteur quant à son œuvre et à sa postérité. Ainsi, la Cour de cassation avait censuré, le 30 janvier 2007, une décision condamnant la réalisation d’une suite littéraire aux Misérables de Victor Hugo. Mais la cour d’appel de renvoi retenait, le 19 décembre 2008, que l’esprit général de l’œuvre n’était pas dénaturé et qu’il n’existait pas de risque de confusion pour le public. L’affaire de La Vague de Camille Claudel illustre également cette difficulté, la justice ayant dû interpréter le silence éternel de la défunte artiste quant à la possibilité de réaliser à titre posthume des tirages uniquement en bronze et de dimensions différentes. Cette difficulté occasionnelle écartée, le « domaine public » n’est donc nullement absolu, ni même consacré par le code de la propriété intellectuelle.

À cet égard, il convient de relever – non sans malice – les rares tentatives parlementaires de définition, afin de consacrer ce qui n’est toujours qu’une construction doctrinale et jurisprudentielle. À l’initiative d’Isabelle Attard (députée,), une proposition de loi fut enregistrée à l’Assemblée nationale le 21 novembre 2013 visant « à consacrer le domaine public, à élargir son périmètre et à garantir son intégrité ». L’article 1er énonçait sans ciller que « les créations appartiennent en principe au domaine public, sauf lorsqu’elles constituent des œuvres de l’esprit ». Cette rédaction particulièrement intrigante renversait le principe même du domaine public, catégorie juridique déterminée par défaut. Infructueuse, la proposition a été réitérée en novembre 2014 sous la forme d’un amendement, toujours sans succès. Plus séduisant, un autre amendement proposait de créer un registre national recensant les œuvres de l’esprit appartenant au domaine public, sous la responsabilité de la Bibliothèque nationale de France. Avec l’obligation pour cette dernière de procéder « à une publicité visant à faire connaître au public les nouveaux ajouts au registre ». La lisibilité des frontières, tant juridiques que physiques, du mal nommé « domaine public » impose d’être encore améliorée.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°428 du 30 janvier 2015, avec le titre suivant : Les subtiles restrictions du « domaine public »

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