Art contemporain

L’actualité vue par Anish Kapoor, artiste

« Le Grand Palais pose le problème de la monumentalité »

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 10 mai 2011 - 1349 mots

Pour la 4e édition de Monumenta, l’artiste britannique d’origine indienne Anish Kapoor crée un « Léviathan » au Grand Palais.

L’artiste britannique Anish Kapoor expose jusqu’au 23 juin une forme matricielle gonflée dans la nef du Grand Palais, dans le cadre de « Monumenta ». Il revient sur la genèse de son travail rapportée à la monumentalité du lieu, et évoque ses origines indiennes. 

Roxana Azimi :
Pourquoi avez-vous choisi pour votre exposition dans le cadre de Monumenta un titre biblique, « Léviathan », un nom inspirant la peur du cataclysme ?
Anish Kapoor : J’ai voulu créer le ventre du monstre. Il y a une manière de penser la sculpture qui serait muette, inexpressive. La forme du Léviathan est donnée par le bâtiment, elle en sort tout droit, il y a quelque chose qui insiste sur ce côté muet. Je suis intéressé par l’idée qu’une chose non expressive puisse dans le même temps être profondément expressive, et qu’il s’y trouve quelque chose proche d’une tragédie d’opéra, proche du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók.

R.A. : Cette forme utérine peut engendrer chez le visiteur un malaise, raviver des sentiments de peur archaïque…
A.K : J’aime les formes qui se tiennent sur un seuil, à la lisière de l’abstraction, à la lisière du monde, les formes qui vont vers quelque chose de très primaire. L’abstraction et le monochrome peuvent susciter ce sentiment d’incertitude. Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la blessure. J’aurais pu appeler cette pièce « Vénus » ou « Lilith », mais cela aurait été trop explicite. La forme en trèfle est proche de la Vénus de Willendorf. Mais si j’avais choisi ce titre, les choses auraient été jouées d’avance. Je préfère qu’on pense à une bête qui déclare sa sexualité quelque part en chemin, quand on commence à l’expérimenter, plutôt qu’elle ne s’annonce d’emblée. La question, c’est l’émergence du sens et aussi des sensations. Quand vous pénétrez le volume, vous expérimentez quelque chose de particulier ; à l’extérieur, l’expérience est totalement différente et les deux ne sont pas immédiatement reliées.

R.A. : C’est la première fois que vous créez une sculpture dans laquelle on peut pénétrer. Jusque-là, le visiteur est toujours resté en dehors, avec un sentiment de vertige et de mystère.
A.K. : Oui, effectivement. Mais vous ne rentrez que dans une petite portion de la structure, la plus grande partie restant inaccessible. C’est un jeu avec l’architecture, un jeu avec la profondeur, la distance, l’obscurité.

R.A. : Le Léviathan semble être un monstre engendré par le Grand Palais lui-même, une sorte de protubérance ou de cancer.
A.K. : Plusieurs niveaux de lecture peuvent émerger. Ce que j’ai voulu faire est d’ordre formel, j’ai voulu créer un objet qui ait des trous. Les volumes sont dictés par le bâtiment, qui est très particulier dans sa construction. La première impulsion peut être d’installer dans ce bâtiment quelque chose de grand, lourd, matériel – j’ai fait tout l’opposé de cela. La pièce est grande, mais elle est plutôt constituée d’air. Quand on va à l’intérieur, on a des expériences particulières de forme et de couleur. Cela modifie votre perception à la fois du bâtiment et de l’œuvre. Tout a une implication, à commencer par la couleur. J’ai choisi un rouge violacé qui rappelle le sang séché, qui a un côté très organique.

R.A. : Vous avez abordé la monumentalité il y a près de dix ans, tout particulièrement dans le Turbine Hall de la Tate Modern avec votre pièce Marsyas (2002). Quelles sont les différences dans votre approche de l’espace à la Tate et au Grand Palais ? Lequel des deux lieux est-il le plus intimidant ?
A.K. : Les deux espaces sont très difficiles. À la Turbine Hall, l’espace est coupé en deux par un pont. Beaucoup d’artistes ont fait des choses au-delà du pont, ou sous le pont ; de toutes les manières, c’est une donnée architecturale qu’il faut prendre en compte. Le Grand Palais comme la Tate posent le problème de la monumentalité. C’est une situation dans laquelle il est difficile d’être subtil. Or, ce que l’on cherche avec l’art, c’est capter quelque chose qui dépasse le physique, le matériel. Dans un espace comme celui du Grand Palais, c’est très délicat. Le plus grand problème ici, c’est la lumière, qui est rude. La lumière est plus dure à l’intérieur qu’à l’extérieur, elle tue tout. L’autre difficulté tient au fait que, même lorsque j’ai une clarté conceptuelle, je ne peux vraiment savoir quel sera le résultat qu’à l’heure du vernissage. Dans un projet comme celui-là, ou comme celui de la Tate, il faut se dire que ce ne sera pas juste une nouvelle version d’une œuvre ancienne. C’est un risque qu’on doit vouloir prendre, sinon à quoi cela servirait-il d’être artiste ?

R.A. : Qu’avez-vous pensé des précédentes Monumenta ?
A.K. : Je les ai toutes vues sauf la présentation d’Anselm Kiefer. C’est intéressant de travailler là où des collègues sont intervenus. Deux de ces artistes ont utilisé l’espace comme un canevas pour exposer une série d’idées. Richard Serra n’a pas fait cela. Il a tenté de traiter avec la réalité de l’espace de manière formelle.

R.A. : Vous n’avez jamais vraiment insisté sur vos origines indiennes, même si celles-ci sourdaient dans certaines de vos œuvres. Qu’a représenté pour vous le fait d’exposer dans votre pays natal, au terme de dix ans de discussion avec le ministère indien de la Culture ?
A.K. : J’ai adoré le faire, c’était comme un retour au bercail. Je n’ai pas insisté sur ma « psycho-biographie ». Mon langage ne se situe pas sur ce plan-là. Je suis certes indien, certaines choses relevant de mes racines m’intéressent. Mais dans le monde actuel de l’art, on souligne de manière très stupide les origines. Je suis tourné vers l’avenir. La poétique ne vient pas juste de révélations que je ferais sur ma naissance. Qui s’en soucie ? Cela n’a aucun intérêt. Je préfère élaborer une relation autrement plus compliquée avec un langage qui pourrait correspondre à ce que les gens connaissent ou ressentent. Les narrations linéaires n’ont aucun intérêt. En tant qu’exilé, je porte en moi mes origines, cela fait partie de mon œuvre, mais cela ne doit pas être tout le temps souligné. L’Inde est un pays en mouvement ; une croissance de 10 %, c’est un vrai phénomène. Il y a une éclosion des consciences sur les voies possibles, et l’art contemporain doit y figurer. J’ai essayé de faire l’exposition de manière à ce que le grand public vienne et non pas seulement le milieu de l’art. C’est un processus lent, mais les Indiens ont une forte conscience visuelle.

R.A. : Vous travaillez aussi sur un projet de tour à l’occasion des Jeux olympiques à Londres en 2012. Aï Weiwei fut l’un des premiers créateurs à être associé à un grand raout sportif. Pourquoi le sport ferait-il appel à des artistes ?
A.K. : On peut reprocher beaucoup de choses aux Chinois, mais ils ont fait mouche avec les Jeux olympiques de Pékin, en comprenant qu’un projet esthétique, architectural, pourrait donner à la Chine un profil international. Londres l’a compris très tard et a lancé le concours pour une tour. Quelque part, c’est une idée absurde. Mais nous avons gagné cette compétition. Ce sera comme un observatoire. C’est quelque chose que j’ai toujours voulu faire, un objet très instable, dont on pense qu’il va tomber à tout moment, mais qui comporte des éléments très discrets que je ne décrirai pas.

R.A. : Quelle exposition vous a-t-elle récemment marqué ?
A.K. : J’ai vu « Odilon Redon » au Grand Palais (1), c’est époustouflant. Il y a en lui un aspect kitsch, mais aussi un aspect visionnaire fait de formes antédiluviennes, de lumière et d’obscurité, une vision pré-surréaliste de votre être intérieur.

ANISH KAPOOR, LÉVIATHAN

Jusqu’au 23 juin, nef du Grand Palis, av. Winston-Churchill, 75008 Paris, tlj sauf mardi, lundi et mercredi 10h-19h, du jeudi au dimanche 11h-minuit, www.monumenta.com. L’artiste est présenté parallèlement à la chapelle de l’École nationale de beaux-arts de Paris (jusqu’au 11 juin) et à la galerie Kamel Mennour à Paris (jusqu’au 25 juillet).

Note

(1) lire le JdA no 345, 15 avril 2011.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°347 du 13 mai 2011, avec le titre suivant : L’actualité vue par Anish Kapoor, artiste

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