Italie - Grands sites

PATRIMOINE

Jour historique pour Venise protégée de la crue

Par Olivier Tosseri, correspondant en Italie · Le Journal des Arts

Le 14 octobre 2020 - 1074 mots

VENISE / ITALIE

Près d’un an après une « acqua alta » qui l’avait lourdement endommagée, la cité lacustre a évité une nouvelle inondation le 3 octobre dernier. Elle le doit au Mose, alors que ce système de digues artificielles suscitait jusque-là de forts doutes sur son efficacité.

Venise. Venise est sauvée des eaux. Et elle le doit au Mose (acronyme de MOdulo Sperimentale Elettromeccanico, soit « module expérimental électromécanique » en référence à la figure de Moïse). Si le grand prophète de l’Ancien Testament est entré dans la légende pour avoir ouvert la mer, le barrage chargé de protéger la lagune pourrait bien entrer dans l’Histoire pour l’avoir contenue. C’est ce que veulent croire les Italiens qui ont salué le samedi 3 octobre comme une « journée historique »,à commencer par les Vénitiens. Lorsqu’ils entendent retentir le lugubre cri des sirènes en début de matinée, les souvenirs de la désastreuse « acqua alta » d’il y a presque tout juste un an affleurent immédiatement. Le 12 novembre 2019, celle-ci atteignait 1,87 m au-dessus du niveau de la mer, une des mesures les plus hautes jamais enregistrées, dévastant la ville. Des dizaines d’églises de la ville classée au patrimoine mondial de l’humanité avaient été endommagées et les dégâts se chiffraient en plusieurs dizaines de millions d’euros.

« Le sol de la basilique est sec ! sec ! »

Le 3 octobre, le bulletin météorologique annonçait un fort vent de sirocco doublé d’une mer très agitée. Une « acqua alta » de 135 cm était prévue, supérieure au niveau d’alerte établi à 110 cm. Elle ne dépassera finalement pas les 70 cm, épargnant la place Saint-Marc et sa basilique, mais aussi le palais des Doges, d’une énième inondation dévastatrice. « Il n’y a qu’à Venise que l’on pouvait arrêter la mer, s’enorgueillit son maire, Luigi Brugnaro. Aujourd’hui c’est l’Italie qui gagne. Le Mose prouve qu’avec la technique nous pouvons affronter les changements climatiques. » L’édilevient de recevoir un appel téléphonique du chef de l’État, Sergio Mattarella, pour le féliciter. C’est une véritable vague d’enthousiasme qui se lève dans tout le pays. La veille encore, le scepticisme dominait. Les trois essais menés cet été par temps calme pour contrôler le fonctionnement de l’infrastructure ne pouvaient être significatifs. La journée du 3 octobre représentait en revanche un test grandeur nature pour savoir si la digue était en mesure de remplir la mission qui lui incombe. « Le sol de la basilique est sec !, sec !, répète émerveillé Carlo Alberto Tesserin, l’administrateur de Saint-Marc. C’est la première fois que ça arrive et c’est d’une importance capitale au regard de l’extrême fragilité de l’édifice. »

Il n’en faut pas plus pour que les Vénitiens crient au miracle et se disent prêts à remiser au placard les bottes qu’ils chaussent trop souvent pour affronter les « acque alte » de plus en plus récurrentes. La place Saint-Marc est dix fois plus souvent submergée que dans les années 1930. Si le XIXe siècle n’avait connu que 30 « acque alte », 164 ont été enregistrées au XXe siècle et 146 depuis l’an 2000. Le temps presse puisque la ville s’est enfoncée de 23 centimètres en un siècle.

Un chantier pharaonique

Du temps, la cité lacustre en a déjà perdu beaucoup et pas seulement. « Ce résultat obtenu par le Mose aurait pu et dû arriver bien avant, tient à préciser le patriarche de Venise, Francesco Moraglia, qui préfère saluer un jour d’espérance. Même ceux qui sont heureux, et comment ne pas l’être en tant que Vénitien, n’oublient pas… » Car avant d’entrer dans les livres d’histoire, le Mose est entré dans la chronique des chantiers pharaoniques au temps de réalisation biblique. L’idée de sa réalisation est lancée au lendemain de l’« acqua grande » du 4 novembre 1966, l’une des pires inondations qu’ait subies la ville avec une marée exceptionnelle, haute de 194 cm. Après des débats qui durent deux décennies, le projet est lancé en 1987 mais le chantier ne commence qu’en 2003. Les dates d’inauguration ne cessent d’être repoussées. Au cours de ces dix-sept années de retard, l’eau continue de monter mais aussi les coûts du chantier. Le budget était de 1,5 milliard d’euros à l’origine. À terme, près de 7 milliards d’euros seront engloutis. En 2014, des dizaines d’entrepreneurs locaux et la quasi-totalité des responsables politiques de Vénétie, dont son gouverneur, ont été impliqués dans le scandale financier, les poussant à la démission.

Le Mose est prévu pour prémunir Venise de marées hautes jusqu’à 3 mètres en tenant compte du réchauffement climatique. Au fond des trois passes reliant la lagune à l’Adriatique, sur une largeur totale de 1 600 m, 78 digues flottantes se lèvent en trente minutes, fermant ainsi la lagune dès que le niveau d’alerte est atteint. Des digues qui ne sont qu’une simple partie d’un chantier dont les près de 5 000 ouvriers au moment de sa plus intense activité auront renforcé 45 km de plages, surélevé 100 km de rives habitées et 11 km de quai, et aménagé 8 km de dunes côtières et 12 îlots lagunaires. « Pour la première fois, le Mose a protégé la ville lagunaire. Ce qui s’est passé ne ferait même pas la “une” dans un pays normal », se félicitait le président du Conseil, Giuseppe Conte, sur Facebook le 3 octobre. « En peu de temps, les portes ont été levées et le risque de crue a été évité. Nous sommes convaincus que le Mose fonctionnera toujours. »

Tout n’est pas réglé

Tous les Vénitiens ne partagent pas cet enthousiasme. « D’un côté je suis heureux, mais de l’autre j’attends de voir s’il fonctionnera réellement et combien de temps, lance un restaurateur situé près du pont du Rialto. Il faudrait savoir également combien coûtera son entretien. Beaucoup de doutes demeurent. » Ils sont nombreux à les émettre. Car le chantier ne sera achevé que l’an prochain. Vu le retard accumulé, certaines parties de l’infrastructure sont déjà rouillées. Les coûts d’entretien sont évalués entre 80 et 100 millions d’euros par an. Même le maire de Venise, jamais avare en propos triomphalistes, rappelle qu’il faudra aussi s’occuper de la place Saint-Marc et des nombreux bâtiments situés au-dessous du niveau de la mer qui ont besoin d’interventions urgentes.

Mais à l’issue de cette première mise en fonction du Mose dans des conditions atmosphériques délicates, c’est la satisfaction qui domine. « Cela reste une journée historique, a commenté Luca Zaia, président de la Région Vénétie. Nous avons la certitude que cette digue fonctionne. Elle nous a coûté beaucoup, du point de vue financier et judiciaire. Mais au moins maintenant nous savons qu’elle sert à Venise. »

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°553 du 16 octobre 2020, avec le titre suivant : Jour historique pour Venise protégée de la crue

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque