Histoire

Chronique

Gerhard Richter, plus intelligent que l’Allemagne

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 15 septembre 2019 - 585 mots

Mondialement reconnu, Gerhard Richter, 87 ans, veut que sa postérité se joue dans ce contexte et pas seulement dans la gloire de son seul pays. Mais, un film succédant à une enquête sur l’ambivalence de son passé familial rappelle qu’il est aussi, singulièrement, un citoyen, un peintre d’Allemagne, de son histoire au XXe siècle.

Gerhard Richter dans son atelier
Gerhard Richter dans son atelier
Courtesy Zero One film

L’artiste vient de refuser l’offre de Cologne, ville où il réside depuis près de quarante ans, d’un musée qui lui soit entièrement voué. Il veut que son œuvre soit amplement présentée, mais comme chez lui raison l’emporte sur ego, il demande qu’elle le soit en compagnie de celles d’autres artistes. À Dresde, sa ville natale, l’Albertinum lui consacre déjà deux salles. À Berlin, où, en 1961, peu de mois avant la construction du Mur, il avait pu miraculeusement fuir la République démocratique allemande (RDA), il disposera d’une salle « dédiée » dans le musée que conçoivent les architectes Herzog & de Meuron. Une donation est en cours.

Richter a traversé toute l’histoire de la récente Allemagne : enfant sous le nazisme, adolescent pendant la guerre et le bombardement de Dresde, étudiant sous l’occupation soviétique puis le régime communiste, avant de s’installer à l’Ouest capitaliste… Actuellement sur les écrans, le film de Florian Henckel von Donnersmarck, L’Œuvre sans auteur, inspiré de la vie de l’artiste, nous le rappelle. S’appuyant sur les recherches du journaliste Jürgen Schreiber, il souligne aussi comment le peintre a partagé le sort de nombre de ses concitoyens dans l’après-guerre, où, à l’Est comme à l’Ouest, victimes et complices des nazis vivaient parfois sous le même toit, tous devant reconstruire ensemble les deux Allemagnes. À travers sa célèbre série de tableaux des années 1960 inspirés de photos de famille qu’il reproduisait et floutait, Richter nous l’avait discrètement signifié, comme avec Oncle Rudi (1965), son parrain portant un lourd manteau de la Wehrmacht. Mais l’enquête fouillée de Schreiber (1) avait levé le voile sur l’ambivalence de la famille Richter. Célèbre gynécologue, le père de la première épouse de Richter a été aussi un SS fanatique, ayant stérilisé, au nom de la pureté raciale, près de mille jeunes femmes avant qu’elles ne soient envoyées dans des camps de la mort. Retenu prisonnier trois ans par les Soviétiques, ce chef de clinique a pu reprendre sa carrière florissante sous les communistes et l’achever brillamment à l’Ouest, sans être davantage inquiété. C’est ce beau-père que l’artiste figure dans la célèbre toile Famille à la mer (1964) et sous le toit duquel il habitait lorsqu’il était fiancé. Dans le même temps, une tante de Gerhard Richter, déclarée schizophrène, a été victime de l’eugénisme auquel collaborait ardemment ce beau-père. Tante Marianne (1965), qu’il peint d’après une photographie de 1932 où la future martyre, souriante, se tient derrière un bébé de 4 mois, Richter lui-même.

Richter a été peu disert sur la représentation de son passé familial, aimant répéter que ses tableaux sont plus intelligents que lui-même, souhaitant que le public s’intéresse aux œuvres et non à leurs seules références, ne voulant pas être étiqueté lors de son début de carrière. Mais avec cet ouvrage (1), « c’est sa production de tableaux du milieu des années soixante qui se voit reprise, obligeant salutairement à revoir l’approche de la totalité d’un travail qui n’est sûrement pas réductible à un discours conceptuel sur les styles ou à la seule délectation formelle, avait écrit Xavier Douroux dans sa postface. […] voilà Richter rattrapé aussi par l’histoire ».

(1) Jürgen Schreiber, Richter, peintre d’Allemagne. Le drame d’une famille, édition française, Les Presses du réel, 2012.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°528 du 6 septembre 2019, avec le titre suivant : Gerhard Richter, plus intelligent que l’Allemagne

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