Des faux dans la collection Gachet ?

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 22 janvier 1999 - 1662 mots

Entre 1949 et 1954, Paul et Marguerite Gachet – les enfants du médecin qui a soigné Van Gogh durant son tragique séjour à Auvers-sur-Oise – font une série de donations surprenantes aux musées français. Des tableaux parfois presque inconnus de Van Gogh, Cézanne, Pissarro, Guillaumin, Renoir et Sisley gagnent ainsi les collections publiques. Cependant, dès 1954, des soupçons se forment autour des personnalités énigmatiques du docteur Gachet et de son fils, tous deux peintres sous les noms de Paul Van Ryssel et Louis Van Ryssel : certains prétendent qu’une partie des Cézanne et des Van Gogh serait des faux. Une rumeur renforcée par les récentes controverses d’attribution concernant Vincent. Réunissant l’ensemble de la donation Gachet, l’exposition qui ouvre le 30 janvier à Paris, au Grand Palais, relance un débat auquel le Journal des Arts a largement contribué (lire les JdA n° 65, 62, 57, 52 et 39).

Né à Lille en 1828, le docteur Paul Gachet se spécialise dans les problèmes de dépression nerveuse – sa thèse de doctorat portait sur “l’étude de la mélancolie” – et s’est fait rapidement connaître en proposant une nouvelle approche des traitements. En 1872, tout en conservant sa clientèle parisienne, il s’installe à Auvers-sur-Oise, à vingt-cinq kilomètres au nord de la capitale. Le paysage vallonné environnant y a attiré de nombreux artistes, et le Dr. Gachet ne tarde pas à faire la connaissance de Daubigny, Guillaumin, Pissarro et Cézanne, dont il collectionne les œuvres, devenant lui-même peintre amateur.

C’est Pissarro qui, quelques années plus tard, suggère à Van Gogh de s’installer à Auvers, où son ami médecin veillerait amicalement sur lui. Le 20 mai 1890, l’artiste emménage donc à l’auberge Ravoux, non loin de la clinique de Paul Gachet. Veuf, celui-ci vit alors avec sa fille Marguerite et son fils Paul, âgés respectivement de vingt et seize ans, et Vincent prend souvent ses repas chez eux, peignant leur maison et leur jardin. Lorsque le 27 juillet, il se tire une balle dans la poitrine, c’est le Dr Gachet qui soignera ses blessures pendant les deux derniers jours de sa vie.

À la mort du médecin, en 1909, les tableaux qu’il avait rassemblés reviennent à ses deux enfants. Secrètement préservée derrière les portes de la maison paternelle, leur magnifique collection, dont tout le monde ignore le contenu exact, attise les curiosités. Puis coup de théâtre, en 1949, Paul et Marguerite offrent au Louvre deux chefs-d’œuvre de Van Gogh – le magnifique Autoportrait de Saint-Rémy-de-Provence et un Portrait du Dr Gachet –, accompagnés d’un Autoportrait de Guillaumin. Marguerite meurt un peu plus tard cette année-là. En 1951, son frère fait deux donations : l’une au Louvre de trois Cézanne, deux Pissarro, deux Guillaumin, un Renoir, un Sisley, et d’une toile de l’artiste portoricain Francisco Oller ; l’autre au Palais des beaux-arts de Lille d’une reproduction à l’huile par Van Gogh d’un tableau de Jordaens. Par ailleurs, le Louvre lui achète l’Église d’Auvers pour la moitié de sa valeur. Enfin, en 1954, Paul Gachet offre à nouveau quatre Cézanne, trois Guillaumin, un Pissarro, une esquisse à l’huile attribuée à Constantin Guys et quatre Van Gogh : Marguerite Gachet au jardin, Dans le jardin du Dr Gachet, Chaumes à Cordeville, Deux fillettes et Roses et anémones.

Imputations de faux
Jamais montrées pendant plusieurs décennies, ces œuvres étaient pour la plupart peu connues. Aussi, lorsque le Musée de l’Orangerie présente la presque totalité des donations Gachet dans sa spectaculaire exposition de 1954, quelques critiques comme Louis Anfray émettent des doutes sur leur authenticité. On fait remarquer que le docteur Gachet et son fils étaient des artistes amateurs, qu’ils avaient donc très bien pu produire des faux et les ajouter aux œuvres authentiques de leur collection. Ces incertitudes s’expliquaient surtout par le nombre incroyable de toiles – environ quatre-vingts – que Van Gogh aurait exécutées durant ses soixante-dix derniers jours à Auvers.

Le fils de Théo van Gogh, Vincent Willem van Gogh, leur ayant ajouté foi, les arguments avancés par Anfray gagnent en crédibilité. En effet, en 1954, Paul Gachet avait offert le Jardin de l’asile à l’hôpital Saint-Paul (actuellement au Musée Van Gogh, Amsterdam, sous le numéro H1850) à Willem van Gogh. Or, ce dernier l’a dénoncé plus tard comme un faux, jetant ainsi un doute sur l’œuvre. Dans son New Complete Van Gogh, publié en 1996, Jan Hulsker, doyen des études sur Van Gogh, la présente comme une copie d’un tableau original conservé à Essen, et le professeur Mark Roskill, spécialiste américain des postimpressionnistes, ne la considère pas comme de la main de Vincent. Absente du Grand Palais pour des raisons de conservation, elle sera exposée à l’étape du Musée Van Gogh, à Amsterdam, où l’on déclare qu’”il n’y aucune raison de douter de son authenticité”.

Hulsker remet également en question deux autres tableaux de la collection Gachet, et notamment le Portrait du Dr Gachet du Musée d’Orsay. Il s’agirait d’après lui d’une seconde version du portrait original vendu en 1990 à l’homme d’affaires japonais Ryoei Saito, pour le prix record de 82 millions de dollars. Mais “le problème, c’est que les lettres de Van Gogh ne contiennent aucune allusion à l’exécution d’une seconde version”. La confrontation des deux œuvres serait sans doute fructueuse, mais Ryoei Saito étant décédé et son tableau à nouveau sur le marché, cela ne sera pas possible à Paris.

Hulsker conteste enfin Les Vaches, la copie par Van Gogh de la toile de Jordaens offerte au Palais des beaux-arts de Lille. “Nous n’avons pour ce tableau que le témoignage donné en 1954 par Paul Gachet qu’il était bien de la main de Vincent”, explique Hulsker, qui décrit par ailleurs le donateur comme “absolument pas fiable”. L’œuvre est cependant acceptée par le Palais des beaux-arts de Lille dont le conservateur général, Arnauld Brejon de Lavergnée, affirme qu’un récent examen confirme son authenticité. Benoît Landais partage les doutes de Jan Hulsker sur ces trois tableaux. Les recherches du Français établi aux Pays-Bas ont suscité un grand intérêt lorsqu’elles ont été publiées dans Connaissance des Arts, en septembre 1997, et il devrait en révéler davantage à l’occasion de l’exposition qui ouvre au Grand Palais le 30 janvier.

Cézanne sur la sellette
Outre les Van Gogh, certains Cézanne sont contestés. Dans l’introduction du catalogue raisonné Les tableaux de Paul Cézanne (publié en 1996 chez Abrams), le spécialiste et marchand suisse Walter Feilchenfeldt demande que certains tableaux de l’artiste provenant de la collection Gachet soient étudiés de plus près.

Paul Gachet connaissait bien Cézanne. Il l’a beaucoup fréquenté dans les années 1870, quand l’artiste demeurait à Auvers et Pontoise, et il lui a acheté en tout 24 toiles. Dix-sept sont reproduites dans les archives photographiques du marchand Ambroise Vollard, ce qui semble un gage d’authenticité. Mais dans son introduction, Feilchenfeldt remet en cause l’une de ces œuvres – les Trois baigneuses (Elliott Wolk, Scarsdale, New York) –, qui serait une “copie” d’un dessin de Cézanne. Puis, dans le corps même du catalogue raisonné, deux autres tableaux reproduits par Vollard sont contestés : La faïence italienne (collection privée, Japon) et les Oiseaux morts (Fogg Art Museum, Cambridge, Mass.). Du premier, Feilchenfeldt écrit que “quiconque ne partage pas la haute idée que Rewald [premier auteur du catalogue] se faisait de l’honnêteté de Paul Gachet fils sera sans doute fort réticent à accepter l’attribution de cette toile à Cézanne”.

Il faut noter d’ailleurs qu’une œuvre de la collection Gachet figurant dans les archives Vollard a déjà été déclassée et figurera au Grand Palais comme “anciennement attribué” à Cézanne”. Il s’agit de Nature morte, poires et pommes vertes, vendue par Paul Gachet comme étant un original dans les années cinquante. Très peu de temps après, le tableau a été acheté par Jean Walter-Paul Guillaume, puis offert avec le reste de sa collection au Musée de l’Orangerie.

Reste enfin, selon l’auteur, les sept Cézanne non répertoriés par Vollard “qu’il serait nécessaire d’examiner de plus près” : Nature morte au vase dit d’Urbino (galerie Yoshii, Tokyo), Pommes et verre (collection privée, Japon), Pêche et poire (M. et Mme Philippe Huisman, Paris), Paysage : Guillaumin assis sous un arbre (Michael Werner, Cologne), Hamlet et Horatio, d’après Delacroix (Sydney Rothberg, Philadelphie) et Trois pommes (collection privée, Japon) et Nature morte au médaillon de Solari (Musée d’Orsay). Rappelons que Feilchenfeldt ne se prononce nullement contre leur authenticité mais demande simplement à ce qu’elle soit plus sérieusement établie.

Seule la Nature morte au médaillon de Solari, l’unique tableau de cette série appartenant aux collections publiques françaises, sera exposée au Grand Palais. Le marchand suisse la décrit de façon très péjorative dans son catalogue raisonné : “On aurait tendance à nier que Cézanne ait pu peindre une œuvre aussi insignifiante si le témoignage du fils du docteur Gachet n’était formel et si d’autres natures mortes exécutées à Auvers n’étaient tout aussi médiocres”. Feilchenfeldt conclut son analyse en formulant l’espoir que le catalogue personnel de Paul Gachet fils, toujours pas publié, “apportera quelques lumières. Mais il est sous embargo jusqu’en 2011”. Cependant, les organisateurs de l’exposition du Grand Palais ont obtenu la permission de le consulter. Espérons que ce document clé aidera à résoudre quelques-unes des questions soulevées dans le catalogue raisonné de Cézanne.

D’une manière générale, les commissaires de l’exposition chercheront à démontrer que ni le Dr Gachet ni son fils (qui peignaient sous les pseudonymes de Paul Van Ryssel et de Louis Van Ryssel) n’étaient assez bons artistes pour forger des faux convaincants de Cézanne ou de Van Gogh. Pour preuve, plusieurs copies de leur main seront présentées à côté des originaux de leur collection. Mais l’attribution des toiles n’est pas le seul propos de cette manifestation, qui cherche à faire apparaître la personnalité réelle du Dr Paul Gachet dans son rôle de collectionneur et de compagnon des postimpressionnistes.

A voir

UN AMI DE CÉZANNE ET VAN GOGH : LE DOCTEUR GACHET, 30 janvier-26 avril, Grand Palais, entrée Clemenceau, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h, réservation obligatoire jusqu’à 13h au 08 03 80 88 03.

UN AMI DE VAN GOGH et de CÉZANNE, le Dr Gachet, “Les tableaux d’une exposition�?, hors série publié par le Journal des Arts, 20 pages en couleurs, 30 F

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°75 du 22 janvier 1999, avec le titre suivant : Des faux dans la collection Gachet ?

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