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Tour de passe-passe pour Jean Dunand

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 3 janvier 2012 - 1242 mots

Chefs-d’œuvre rescapés de la destruction du Normandie, les deux panneaux en laque créés par Jean Dunand en 1931 ont, selon des méthodes peu conventionnelles, quitté la sphère publique du Musée d’art moderne de la ville de Paris pour se retrouver en mains privées. Ils ornent désormais la salle du conseil de la nouvelle tour CMA CGM, signée Zaha Hadid et érigée à Marseille.

MARSEILLE - « Je m’empresse de vous rassurer à leur sujet et de vous dire que je n’envisage pas de réutiliser ces œuvres. Vous pouvez par conséquent, en toute liberté, en disposer ». Le 26 janvier 1961, le président de ce qui était encore la Compagnie générale transatlantique (CGT) se voulait rassurant à l’adresse des conservateurs dépositaires de l’un des chefs-d’œuvre rescapé de la destruction du Normandie. Soit deux des panneaux en laque créés par Jean Dunand (1877-1942), en 1931, pour le fumoir des premières classes du célèbre paquebot. Cinquante ans plus tard, ces mêmes panneaux, La conquête du cheval et La pêche, constituent un élément de la décoration de l’impressionnante salle du conseil située au 31e étage de la toute nouvelle tour CMA CGM, signée Zaha Hadid, qui domine désormais le paysage urbain de Marseille. Seuls les administrateurs de la puissante compagnie de fret maritime mais aussi quelques heureux élus, comme prochainement les membres du conseil d’administration de l’Institut du monde arabe (IMA), présidé par le Marseillais Renaud Muselier, pourront donc désormais les admirer.

En dépôt au MAMVP
Et lorsqu’ils parlent de ces panneaux, les responsables de la CMA CGM ne cachent pas leur fierté : « Cela a été une bataille pour les récupérer ! Ils étaient conservés au Musée des arts décoratifs, à Paris, derrière un panneau de Placoplatre ». La réalité est pourtant quelque peu différente. Depuis les années 1960, les panneaux, alors propriété de la CGT, se trouvaient en dépôt au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (MAMVP). En 1991 – Suzanne Pagé en était alors directrice –, ils avaient toutefois été décrochés suite à des travaux de réaménagement des salles du musée. Ils n’en constituaient pas moins un ensemble phare des collections, restauré et fixé sur une structure spécifique, aux frais du musée. Un troisième panneau du même ensemble, Les sports, avait même été acquis pour compléter l’ensemble (Le Journal des Arts n° 198). « Il n’y a pas véritablement eu de bataille » rectifie aujourd’hui un conservateur du MAMVP. En novembre 2003, le musée reçoit une lettre de la CMA CGM pour réclamer les panneaux. Car en 1996, l’ancienne CGT, devenue entre-temps CGM (Compagnie générale maritime) a été privatisée au profit de la CMA (Compagnie maritime d’affrètement) – les conditions de cette privatisation susciteront plus tard l’ouverture d’une information judiciaire. Jacques Saadé, son nouveau propriétaire, estime donc que les œuvres d’art de Dunand lui reviennent de droit, au titre des actifs de la compagnie. Son chargé d’affaires, Henri Roux-Alezais – qui préside aujourd’hui l’Institut de la Méditerranée – se serait alors montré assez ferme auprès des responsables du musée : « vous savez, quand Monsieur Saadé veut quelque chose… ». De fait, dès juillet 2004, la directrice des Affaires culturelles de la Ville de Paris, Hélène Font, donne son accord, moyennant un modeste dédommagement pour les structures des panneaux.

Le service juridique de la municipalité a toutefois déroulé une argumentation assez primaire, transmise par note à Suzanne Pagé, toujours directrice du MAMVP : il y a bien eu dépôt mais cela ne signifie pas que le musée soit propriétaire des panneaux. Sachant pourtant que, « en matière de meuble, possession vaut titre », le raisonnement aurait pu être renversé. D’autant qu’aucun titre de propriété n’est exigé de la compagnie par la Ville de Paris, tutelle du musée qui fait alors preuve d’une rare mansuétude. Pourtant à l’époque, la CMA CGM n’en a guère. Effectivement, en 1996, au moment de la privatisation, tout le monde a oublié ces panneaux.

French Lines
Un an auparavant, le président de la CGM, Éric Giuily, prenait des mesures pour préserver le patrimoine de l’ancienne compagnie publique maritime, témoin des grandes heures des traversées transatlantiques. « Le trésor historique de la Transat ne passera pas dans le sas de la privatisation » déclarait-il alors à la presse havraise. Une association, baptisée French Lines est alors mise sur pied pour « la mise en valeur du patrimoine des compagnies maritimes françaises », c’est-à-dire de la CGM et la SNCM (Société nationale maritime Corse Méditerranée). Les deux entreprises publiques apportent alors à French Lines « la totalité de leurs collections historiques en pleine propriété, afin d’éviter leur dispersion, de les restaurer et de les rendre accessibles au public le plus large. » Soit un demi-siècle d’histoire maritime et des collections provenant des célèbres navires comme le France, le Normandie ou l’Île-de-France, constituée d’archives mais aussi d’objets et œuvres d’art.

Pourquoi les laques de Dunand n’entrent-elles pas alors dans le patrimoine de l’association ? « Quand nous avons créé French Lines, nous avons dû mener assez rapidement un inventaire raconte aujourd’hui Éric Giuily, qui préside toujours l’association. Tout était entreposé et mal classé dans des caisses, au Havre. Nous savions alors que nous allions oublier un certain nombre de choses. Les statuts de l’association ont donc prévu de pouvoir procéder à des additions ou des soustractions des inventaires ». Au fur à mesure des travaux, l’association redécouvre donc l’existence des panneaux de Dunand. « De 1999 à 2002, j’ai entrepris de les récupérer auprès du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, mais je n’ai jamais obtenu de réponse » soutient Éric Giuily. Mais lorsque leur inscription sur les inventaires est présentée en conseil d’administration de French Lines, les représentants de la CMA CGM, qui y siègent, y mettent catégoriquement leur veto. Et réclament les panneaux, dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. « Ils ne figuraient pas dans la liste des actifs lors de la privatisation, la CMA ne détenait donc pas d’acte de propriété déplore Éric Giuily. L’enfer est pavé de bonnes intentions car c’est nous qui leur avions révélé l’existence des laques. Mais juridiquement, nous ne pouvions rien faire » La société procédera de la même manière pour une autre œuvre phare : Le Génie de la mer de Carlo Sarrabezolles, figure de proue jamais mise en place du Normandie – elle était trop lourde –. Longtemps installée sur le port du Havre, elle se trouve aujourd’hui elle aussi à Marseille, au pied de la tour de la CMA CGM.

Rien ne se refuse en effet à Jacques Saadé à qui le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, aurait promis : « tant que je serai maire de cette ville, aucune tour ne dépassera celle de la CMA CGM ». L’armateur est en effet le second employeur privé de la cité phocéenne. Il n’empêche, chez les défenseurs de ce patrimoine maritime, choqués par le procédé, c’est l’inquiétude qui prime désormais quant à l’avenir des panneaux mais aussi leur état de conservation. En 2006, la direction des Musées de France s’était voulue rassurante, arguant que leur restauration était suivie par Danièle Giraudy, ancienne directrice des Musées de Marseille mais alors… déléguée générale de la fondation CMA CGM. Cependant les laques ont été assez lourdement redorées, alors que « Dunand privilégiait les nuances » comme le confirme un expert. Quant aux conditions d’hygrométrie, de température et d’exposition aux UV, rien n’indique que la salle dans laquelle les panneaux sont désormais accrochés, une pièce vitrée orientée nord-ouest, présente toutes les garanties.

Légende photo

Les laques de Jean Dunand, présentées dans la salle du conseil de la tour CMA CGM, Marseille.
© Photo : James Reeve.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°360 du 6 janvier 2012, avec le titre suivant : Tour de passe-passe pour Jean Dunand

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