Roumanie

Quelle protection du patrimoine ?

Le Journal des Arts

Le 2 avril 2004 - 1345 mots

Une affaire récente de pièces de monnaies anciennes sorties illégalement du pays relance cette question, alors que le pays doit adhérer à l’UE.

BUCAREST - Le 24 novembre 2003, un scandale a éclaté en Roumanie : des pièces de monnaie roumaine datant du Moyen Âge ont été vendues aux enchères à Genève. Et les autorités du pays n’ont aucune idée de la façon dont elles ont quitté le territoire. Vol ? exportation illicite ? L’État roumain a débloqué 7,2 milliards de lei (184 219 euros) pour en acquérir deux des plus beaux spécimens. Cette décision a suscité un tollé, d’autant que le ministère de la Culture et des Cultes a adopté une attitude pour le moins étrange : Interpol n’a pas été averti de la disparition de ces pièces et l’État lui-même n’est pas intervenu pour faire annuler cette vente. « Ce n’est pas l’affaire du ministère de la Culture de savoir comment ces pièces uniques du patrimoine sont sorties du pays », a simplement déclaré le secrétaire d’État Ion Opris. Le mystère sur cette exportation illicite reste entier, jetant un doute sur l’efficacité du système de protection du patrimoine culturel roumain, surtout dans la perspective de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne (UE) en 2007.

« Flou artistique »
Et pourtant, ce pays compte parmi les premiers en Europe à avoir adopté un cadre juridique spécial pour la protection de son patrimoine culturel. Dès 1892, l’État roumain avait en effet pris des mesures dans ce sens avec une loi relative à la découverte des monuments historiques et des objets antiques. Entre 1946 et 1990, les changements de régime politique et notamment le système constitutionnel de 1948 (déclaration de la République populaire roumaine et application de la nouvelle constitution) ont influencé les réglementations visant le patrimoine culturel. Durant cette période, même si la plupart des dispositions s’inspirent en grande partie des lois étrangères (principalement de la France), les textes de lois roumains sont profondément marqués par l’idéologie communiste (non-respect de la propriété privée et de l’initiative individuelle). La loi de 1974 pour la protection du patrimoine culturel national en est une parfaite illustration, niant totalement la qualité de propriétaire aux détenteurs d’œuvres d’art d’intérêt national. Loi qui fut d’ailleurs l’une des premières abolies, 48 jours seulement après la chute du régime de Nicolae Ceausescu, en décembre 1989. Cependant, il a fallu attendre plus de dix ans après la chute du communisme pour que soit enfin adopté un nouveau cadre juridique de protection du patrimoine culturel roumain. Cette nouvelle conception répond-elle aux attentes de l’UE en la matière ?
La protection du patrimoine culturel à l’échelle communautaire repose sur une harmonisation des procédures de contrôle aux frontières externes de l’UE (1) et sur une coopération renforcée entre autorités des États membres. De la théorie à la pratique, ces objectifs sont actuellement loin d’avoir été atteints…
Qu’en est-il de l’approche retenue par la Roumanie ? Trois lois adoptées en 2000 et 2001 constituent la clé de voûte du nouveau système : la loi du 25 octobre 2000 qui organise la protection du patrimoine culturel mobilier, la loi sur la protection des monuments historiques et celle sur la protection du patrimoine archéologique, ces deux dernières adoptées le 18 juillet 2001.
Ce système est-il conforme à l’esprit européen, à l’heure où la Roumanie s’apprête à rejoindre l’UE ? Il se dégage de l’ensemble du texte de la loi de 2000 organisant la protection du patrimoine mobilier une impression de « flou artistique » : étaient à la fois protégés le tezaur (trésor) regroupant les biens ayant une valeur « exceptionnelle », et le fond (fonds) qui, lui, rassemblait les biens ayant une valeur « spéciale ». La distinction entre les deux catégories était ténue. Elle résidait principalement dans la protection plus importante conférée au tezaur. Mais comment distinguer entre les biens du trésor à valeur « exceptionnelle » et les biens du fonds à valeur « spéciale » ? La loi restait muette sur ce point.

Conception trop extensive de la protection
Par cette conception un tant soit peu extensive du « patrimoine culturel national », le législateur a cherché à protéger tout objet – et pas seulement tout objet d’art – ayant un intérêt pour la Roumanie, son histoire, sa culture. Le risque n’est-il pas de déclencher l’effet inverse : trop de protection, pas de protection ? D’autant plus que, sur ce point, la Roumanie irait plutôt à l’encontre de la position communautaire. Pour l’UE en effet, seuls les « trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique » bénéficient de la protection. Libre circulation oblige ! La Roumanie devrait donc préciser quels seront les biens à valeur de « trésor national ».
Les biens qualifiés de patrimoine national sont inventoriés par le Cimec (Institut de mémoire
culturelle), un organisme indépendant. À ce jour, 760 000 objets ont été répertoriés. De ce classement découlent des obligations pour le propriétaire du bien. Ce dernier devra, entre autres, s’assurer des meilleures conditions de conservation de l’objet. De même, en cas de vente, il devra en informer le ministère de la Culture et des Cultes dans les trente jours. Ce délai permettra ainsi à l’État roumain d’exercer son droit de préemption. Pour le bien culturel, le classement a deux conséquences essentielles :
– toute exportation, qu’elle soit temporaire ou définitive, n’est autorisée qu’en cas d’obtention d’un certificat d’exportation, délivré après autorisation du ministère de la Culture et des Cultes et avis de la Commission nationale des musées et des collections (sur ce point, les principes posés par le règlement européen semblent respectés). De plus, la demande de certificat d’exportation va permettre aux autorités roumaines de classer certains biens dont l’existence ne leur avait pas encore été révélée.
– tous les biens classés patrimoine culturel mobilier pourront faire l’objet d’une exportation seulement temporaire, à des fins d’exposition ou de restauration, que le propriétaire du bien soit une personne de droit privé ou de droit public.
Par une ordonnance du 27 mars 2003 (2), le gouvernement a voulu simplifier le système en supprimant la catégorie de « fond ». Dommage qu’il n’en ait pas profité pour préciser le sens de « valeur exceptionnelle »… Sur ce point, toutes les interprétations sont possibles, laissant le maximum de marge de manœuvre aux autorités pour décider, au moment voulu, quels seront les biens appartenant au patrimoine national.

Prendre les mesures nécessaires sur le terrain
Le contenu de la notion de patrimoine culturel mobilier mérite donc d’être précisé. Ce domaine devra encore être revu avant 2007. De plus, le système prévu est loin d’être satisfaisant comme l’a révélé l’affaire des pièces de monnaie. On attend avec impatience que l’ordonnance du gouvernement précitée soit approuvée par le Parlement. Elle prévoit en effet, en plus de la simplification de la procédure de classement, la transposition de la directive européenne du 15 mars 1993 sur la restitution des biens culturels illicitement exportés.
Sur ces questions, la Roumanie a déjà signé et ratifié les conventions de l’Unesco de 1954 sur la protection des biens culturels en cas de conflits armés et de 1970 sur l’interdiction d’importation, d’exportation et de transfert illicite des biens culturels ainsi que la convention Unidroit de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés. La transposition de la directive pourrait non seulement être une étape indispensable en vue de l’adhésion de la Roumanie à l’Union Européenne mais également permettre de mettre un terme aux pratiques douteuses régnant dans le domaine du patrimoine.
Quant à la protection dans la pratique, la Roumanie devrait rapidement prendre les mesures indispensables à une action efficace sur le terrain : création d’une unité spéciale au sein de la police nationale tel l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) en France ou les fameux Carabiniers italiens ; créer un service des douanes spécialisé dans la lutte contre le vol d’objets d’art… Le temps est venu pour la Roumanie de prendre conscience de l’importance du patrimoine national dans une Europe élargie et sans frontières.

(1) Règlement n°3911/92/CEE concernant l’exportation des biens culturels.
(2) « Ordonnance d’urgence » n°16 du gouvernement.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°190 du 2 avril 2004, avec le titre suivant : Quelle protection du patrimoine ?

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque