Un faussaire du XXe siècle a produit de nombreuses peintures imitant l’art aragonais du XVe siècle, aujourd’hui conservées dans des musées français.

France. Lorsqu’on évoque les faux en art, on pense à des faussaires de génie tels que Han van Meegeren et ses faux Vermeer, ou Joseph Van der Veken, célèbre pour ses imitations saisissantes de primitifs flamands. Dans l’imaginaire collectif, un faux réussi est un « beau » faux, imitant à la perfection le style des plus grands maîtres. Cependant, tous les faussaires ne cherchent pas à imiter des artistes célèbres ni à reproduire des œuvres d’exception. Certains privilégient des styles moins valorisés, jouant sur des codes esthétiques spécifiques pour donner à leurs créations une apparence d’authenticité.
C’est dans cette catégorie que s’inscrit le faussaire dit aragonais dont les œuvres imitent la peinture du XVe siècle en Aragon. Moins spectaculaires, ces œuvres ont pourtant été prises pour des originaux et intégrées dans des collections publiques françaises. Peut-on alors parler d’un faussaire sans envergure ? Au-delà de la qualité d’exécution, qu’est-ce qui définit un faux ? Est-ce une simple question de technique et de ressemblance, ou avant tout une intention trompeuse ?

Les créations du Faussaire aragonais se retrouvent dans les collections muséales françaises et sur le marché de l’art. Parmi elles, Le Mariage d’un prince, conservé au Musée des Augustins de Toulouse, était initialement considéré comme une œuvre aragonaise du XVe siècle. Exposée au Musée des beaux-arts de Pau, lors de l’événement « Les Primitifs aragonais XIVe-XVe siècles » en 1971, l’œuvre est jugée maladroite, relevant d’une « production rurale ». Le Musée des beaux-arts de Lyon possède deux panneaux représentant des scènes de cour attribuables au même faussaire. Le musée palois conserve également deux autres panneaux : l’un représentant un roi et l’autre un évêque. D’autres œuvres sont récemment passées sur le marché, comme une Scène religieuse vendue en 2021 à Autun, et deux panneaux en vente à Marseille en 2023 : Scène d’investiture royale et Scène d’exécution (voir ill.).
La même gaucherie caractérise l’ensemble de ces œuvres, avec des figures aux proportions allongées, des visages naïfs et des décors excessifs de stucs dorés. L’artiste a aussi utilisé des panneaux de bois ancien, simulant ainsi des fragments de retables démantelés. Cependant, aucun des fragments connus ne permet de reconstituer un ensemble cohérent. Plus surprenant encore, l’artiste ne s’est pas contenté de copier des œuvres existantes. Ses productions ne semblent même pas correspondre à une iconographie précise. La plupart de ces scènes sont totalement inventées, donnant ainsi une liberté d’interprétation quasi illimitée. Par exemple, Le Mariage d’un prince de Toulouse fut un temps considéré comme une représentation des noces d’Isabelle de Castille et de Ferdinand II d’Aragon !
Bien que les œuvres de ce faussaire puissent être perçues comme des créations de second ordre, elles tirent leur ingéniosité de l’imitation d’une production peu considérée. La peinture aragonaise du XVe siècle a longtemps été perçue comme le parent pauvre de la peinture hispanique, elle-même sous-estimée hors de la péninsule. Avec ses stucs dorés imitant l’orfèvrerie, son excès décoratif et son adoption tardive des innovations picturales contemporaines, elle a souffert de la comparaison avec des écoles artistiques plus prestigieuses, comme celle de Flandre. Jugé trop « rustique », l’art aragonais a longtemps véhiculé une image dévalorisante – un biais dont le faussaire a su tirer parti. Il a ainsi pu diffuser ses œuvres sans éveiller les soupçons, les experts ignorant souvent une production jugée marginale. Le génie de ces faux ne réside donc pas dans leurs qualités esthétiques, mais dans leur capacité à jouer avec les attentes et perceptions de leur époque.

À l’instar de nombreux faussaires, le Faussaire aragonais devait être au fait de l’actualité de l’histoire de l’art de son époque. Une lettre, conservée dans le dossier d’œuvre du musée de Pau, indique que les panneaux avaient été achetés, par un particulier, au début du XXe siècle. Il est probable que leur production se situe dans cette période, marquée par un regain d’intérêt pour l’art ancien en Europe, comme en témoignent de nombreuses expositions réalisées autour de 1900. Parmi celles-ci, figure notamment l’exposition franco-espagnole de Saragosse en 1908, où de nombreuses peintures médiévales ibériques et aragonaises étaient présentées. Il est donc raisonnable de dater la production du faussaire entre 1908 et 1929, date d’achat des panneaux de Pau.
Si la question de la chronologie semble résolue, celle de l’identité du faussaire demeure complexe. Le faussaire est celui à l’origine de l’œuvre frauduleuse, pourtant celui-ci n’est pas toujours celui qu’on croit. Il peut être celui qui commet le faux – c’est-à-dire une œuvre qui se présente comme ce qu’elle n’est pas – comme celui qui altère la vérité sans pour être celui à l’origine de l’œuvre concernée. Ainsi comment savoir si les faux qui nous intéressent sont l’œuvre d’un artiste-faussaire ou la conséquence d’une vente frauduleuse par un marchand peu scrupuleux ? En l’absence de certitudes, il faut faire preuve de prudence. « Il existe de nombreux exemples d’œuvres produites sans intention de tromper à l’origine », comme le souligne Rafael Cornudella, professeur à l’Université autonome de Barcelone et spécialiste de la peinture médiévale ibérique. Pour ce dernier « ce fut notamment le cas, suite à l’exposition d’art ancien de Barcelone de 1902 : de nombreuses copies furent réalisées sans intention de tromper qui que ce soit et ont pu se vendre ultérieurement comme des originaux à l’instar de panneaux figurant des prophètes copiant ceux du retable de Saint-Étienne de Granollers par les Vergós, passés par la Hispanic Society of America, à New York ». Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que ces œuvres ne datent pas du XVe siècle, mais sont bien postérieures.
Le faussaire, qu’il soit artiste ou marchand, semblait avoir conscience du caractère médiocre de ses œuvres. C’est probablement pour cette raison qu’il a cherché à les vendre à des particuliers plutôt qu’à des institutions muséales. Ainsi, toutes les œuvres identifiées dans les collections publiques ont d’abord été en main privée avant d’être données aux musées. Le Mariage d’un prince entre au Musée des Augustins de Toulouse en 1968, puis les Scènes de cour sont offertes au Musée des beaux-arts de Lyon en 1972. En 1990, le roi et l’évêque sont donnés au Musée des beaux-arts de Pau.
Ce n’est qu’en 1991, lors de la rédaction du catalogue des peintures du musée lyonnais, que la supercherie fut mise en lumière. Consultée à cette occasion, Maria del Carmen Lacarra Ducay, alors professeure à l’Université de Saragosse, écrivait qu’il s’agissait pour elle d’« un clair exemple de falsification par un peintre peu scrupuleux, de la fin du XIXe siècle- début du XXe siècle ». À Toulouse, la fraude n’a été découverte qu’en 2010, lors d’une restauration et seulement en 2023 à Pau, lorsque les panneaux ont été expertisés dans le cadre du programme de recensement des tableaux ibériques dans les collections publiques françaises (RETIB), mené par le Musée du Louvre en collaboration avec l’Institut national d’histoire de l’art (INHA).
Il ne serait pas surprenant que, dans les années à venir, de nouvelles œuvres de ce faussaire apparaissent dans les collections publiques françaises, particulièrement à la lumière de futurs travaux du RETIB. Comme le rappelle Ludmila Virassamynaïken, conservatrice au Musée des beaux-arts de Lyon, « les œuvres appartenant aux collections publiques, qu’il s’agisse de faux ou non, reçoivent le même traitement, c’est-à-dire qu’elles requièrent de notre part les mêmes soins en termes de conservation, d’étude et de publication ». Il reste donc à continuer d’améliorer le travail de recoupement des informations entre les différentes institutions.
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Primitifs aragonais un faussaire démasqué 100 ans après
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°654 du 25 avril 2025, avec le titre suivant : Primitifs aragonais un faussaire démasqué 100 ans après







