Canada - Société

Ne les appelez plus jamais « Indiens »

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 22 novembre 2017 - 1709 mots

MONTREAL / CANADA

L’art et la culture des Premières Nations n’échappent pas au mouvement de fond de relecture de l’histoire de la colonisation du Canada, démontant un à un les stéréotypes et les fantasmes occidentaux.

Le mouvement s’est accéléré ces derniers temps dans la plupart des grandes institutions canadiennes pour reconnaître la place des artefacts des Premières Nations à valeur égale avec des œuvres d’art d’origine européenne, et ne plus les cantonner à un rôle subsidiaire. Deux musées des beaux-arts se distinguent dans ce processus, puisqu’à Ottawa et à Montréal, chacun à leur façon, ils ont entrepris de réviser une histoire de l’art jusque-là plus que parcellaire et partisane ; pour le premier, en remaniant la présentation de sa collection permanente, pour le second, en s’attaquant au genre du western et à sa cohorte de stéréotypes.

Alors que la confédération fête les 150 ans d’existence du Canada, elle a traversé l’année en enchaînant les mea culpa avec la Commission de vérité et réconciliation, en officialisant le génocide comme son voisin américain, mais aussi les exactions des autorités à l’encontre des Premières Nations durant le XXe siècle (acculturation par assimilation forcée, internement en pensionnat, sévices sexuels et psychologiques). Quant à Montréal, elle a fait ajouter récemment sur son drapeau un cinquième emblème pour reconnaître la contribution des nations autochtones à l’identité de la ville. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir débuter une allocution officielle par des remerciements aux Premières Nations pour héberger cette société occidentale sur des territoires non cédés. Manière de reconnaître que la colonisation n’est pas réglée dans ce pays et toujours source de tensions.

Une relecture par inclusion de l’histoire

Surtout, les membres des Premières Nations sont bien décidés à ce que l’on ne s’exprime plus pour eux, après des décennies d’infantilisation. Nul projet de recherche sur l’art autochtone ou son exposition ne peut se réaliser sans l’aval, la participation et le conseil de membres éminents. Gerald McMaster, membre de la Première Nation Red Pheasant, est ainsi intervenu dans le catalogue « Western » et a livré un essai très intéressant sur son expérience du genre filmique en tant qu’Indien, tout comme le Comanche Paul Chaat Smith, déjà auteur du passionnant ouvrage Tout ce que vous savez sur les Indiens est faux.

Au Musée des beaux-arts du Canada, ce sont « deux comités consultatifs autochtones formés de conservateurs, de gardiens du savoir et d’autorités reconnues qui ont émis des recommandations en matière d’interprétation, de protocoles de présentation et de médiation avec les communautés ». Jusqu’à la purification des lieux suivant des rituels ancestraux, puisque l’institution se trouve sur le territoire traditionnel de la communauté algonquine des Kitigan Zibi Anishinabeg. Et c’est sans compter toutes les communautés autochtones, métis et inuits – elles sont très nombreuses au Canada – représentées à travers des artefacts et des œuvres réalisées par leurs membres.

« Plus gênant encore est de faire remonter l’histoire de l’art au Canada à quelques centaines d’années et de garder le silence sur les millénaires précédents. Nous ne pouvons écarter l’art autochtone sous prétexte qu’il appartient à la Préhistoire et ainsi décréter que les plus belles manifestations de la culture autochtone, à l’état de matériel ethnographique, sont sans intérêt pour l’art », écrit Marc Mayer, le directeur du Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa dans L’Art au Canada, catalogue accompagnant le redéploiement des collections. « Beaucoup de figures exceptionnelles du présent – femmes, autochtones, Canadiens d’ascendance non européenne, photographes, vidéastes – sont comme autant de blocs erratiques dispersés sur le sol : hors contexte. Leurs histoires sont exclues du récit classique sur l’art canadien, car les canons ne procèdent pas par induction : ils attendent le prodige en négligeant les intervalles, donnant ainsi l’impression qu’une grande partie de notre culture actuelle est orpheline et que les legs du passé ont disparu. Or, avec ce que nous connaissons aujourd’hui sur la nature humaine et sur le fonctionnement réel de l’histoire, nous constatons que c’est faux. »

Ainsi, les œuvres canoniques de l’art canadien sont-elles mises en dialogue dans ce nouvel accrochage avec des objets et des œuvres appartenant à la culture autochtone. L’effort se poursuit jusque dans les textes de salle et les audioguides, rédigés et dits dans la langue de l’artiste. « Riche et complexe, la scène canadienne dont nous profitons tous – et qui contribue à nous définir – serait impensable sans la présence constante de l’art autochtone. Il mérite d’être encensé au panthéon du génie artistique canadien », poursuit Mayer.

Démonter les stéréotypes

Parmi les huit cents œuvres exposées (pour certaines empruntées à d’autres institutions car les ensembles sont trop parcellaires, comme dans le cas de l’art autochtone), celles du monument québécois du Refus global de Paul-Émile Borduas dialoguent avec des productions inuites, tandis qu’un mât totémique miniature, sculpté par l’artiste de la nation haïda Charles Edenshaw à la fin du XIXe siècle, côtoie un lourd tabernacle catholique sculpté par Paul Jourdain vers 1741.

Où étaient ces œuvres autochtones auparavant ? Dans des collections thématiques, détachées de l’élan canonique et idéologique visant à écrire une histoire de l’art canadien sur fond d’épopée européenne. Exit donc ceux qui sont encore des « Indiens ». Leurs artefacts agissant comme de simples témoins culturels mais non artistiques n’avaient donc pas droit aux salles des Beaux-Arts. Ils étaient tout juste bons pour les musées des civilisations, d’histoire ou d’ethnographie. Quid alors de l’art contemporain autochtone ? Ces artistes, de Kent Monkman à Nadia Myre, de Robert Houle à Annie Pootoogook en passant par Shelley Niro ou Brian Jungen, ont joué un rôle crucial ces dernières années dans la reconnaissance de l’art des Premières Nations, en secouant les esprits avec des œuvres puissantes, subtilement critiques envers la colonisation, le traumatisme de l’assimilation et la ségrégation dont les communautés sont encore victimes. Des artistes, que l’on retrouve dans la dernière salle montréalaise de « Western », déboulonnent aussi les stéréotypes et contribuent à une réévaluation salutaire. Adrian Stimson rappelle la disparition des bisons (espèce que l’on réintroduit à peine dans les parcs nationaux du pays) à travers une installation de toisons sans tête, réunies autour d’un spécimen entier empaillé (Irrémédiablement perdus, 2010). Quant à Gail Tremblay, elle a réalisé des sculptures à partir de pellicules de films en celluloïd tressées suivant des techniques ancestrales. Princesse indienne en robe blanche (2006) rappelle par son titre les films de cow-boys et d’Indiens, véritables caricatures dont le souvenir est encore trop prégnant.

L’exposition s’emploie tout au long de son parcours à contrebalancer les représentations stéréotypées des Indiens par des objets et des œuvres autochtones. Ainsi, la première rotonde arbore-t-elle dans un tepee stylisé des coiffes et tenues cérémonielles, entourées de tableaux de paysages idéalisés donnant une fausse représentation de la présence amérindienne, quand elle n’était tout bonnement pas effacée de l’image. La salle suivante présente les acteurs principaux d’un western, les cow-boys d’un côté et les Indiens de l’autre, veillant une fois encore à démonter les ficelles de la construction de ces derniers, entre bons sauvages et féroces incultes. La richesse des cartels témoigne du souci d’accompagner le visiteur dans son apprentissage d’une réalité autochtone différente des schémas habituels.

À ce titre, de rares dessins d’un artiste anonyme cheyenne, réalisés dans les années 1870 sur des pages de carnets de compte et du Lakota Crazy Horse, constituent des témoignages déroutants sur les guerres dites « indiennes ». Sous des traits presque enfantins, les dessins colorés montrent des cavaliers munis de longues hampes terrassant des hommes armés de fusils. Une vision brutale et simple qu’il est rarement donné à voir. Dans une pièce qui réunit de nombreuses œuvres de Frederic Remington et de Charles Schreyvogel participant d’une écriture visuelle de l’héroïsme équestre des colons et de la cavalerie, avec une vraie diligence de la Wells Fargo, la contrepartie graphique est d’une grande puissance. Ainsi, « Western » parvient dans ses salles à matérialiser cette révision des canons à laquelle s’emploient actuellement institutions et histoire de l’art au Canada. Le catalogue recèle d’ailleurs de nombreux essais de critiques et historiens autochtones partis à l’assaut des récits officiels pour les contraster et trouver une voix qui leur soit propre.

Une vision différente depuis l’Europe

Le sous-texte idéologique et politique est tout autre pour une exposition comme celle qui s’est tenue jusqu’en octobre dernier au Musée du Nouveau Monde et celui des Beaux-Arts de La Rochelle, « Le Scalp et le calumet. Imaginer et représenter l’Indien en Occident du XVIe siècle à nos jours ». Le vocabulaire est d’ailleurs bien symptomatique : on parlera ici d’Amérindiens, tandis que les Canadiens préfèrent autochtones ou membres des Premières Nations. Le point de vue de cette exposition auscultait l’empreinte de cette construction culturelle, philosophique et politique qu’est l’Indien d’Amérique depuis ses origines, depuis la France. Et l’épopée est fascinante, campée par des universitaires solides comme la Montréalaise Peggy Davis ou Lionel Larré, de l’université Bordeaux-Montaigne. Du bon sauvage au « peau-rouge », jusqu’à l’Indien résistant voire écologiste, l’exposition et son catalogue se sont interrogés avec finesse : « Qui détient le pouvoir de représenter l’Indien et dans quel but ? »

Larré explique : « En définitive, les Amérindiens eux-mêmes ne sont toujours pas maîtres des représentations positives comme négatives qui envahissent la culture populaire, et ces représentations servent les objectifs de ceux qui les inventent et les diffusent. » Les artistes autochtones encore colonisés comme aux États-Unis et au Canada, accompagnés d’institutions parfois qualifiées « d’occupantes », s’emploient justement à forger de nos jours un autre discours que celui qui leur a été imposé. « Cette représentation exogène de l’indigène (produite par l’Autre, le colonisateur, ou simplement l’admirateur), apparemment positive et bienveillante, est en fait profondément déshumanisante, une simple projection de fantasmes occidentaux. Elle est également spoliatrice, elle désapproprie le colonisé, un effet décuplé par une prolifération de signes colonisateurs dans le paysage », explique Larré.

On le voit, l’affaire est hautement sensible, attisée par des blessures encore ouvertes. Évidemment, hors contexte depuis l’Hexagone, le sujet aura pu sembler plus « divertissant » de prime abord, mais l’exposition « Le Scalp et le calumet » avait veillé dans ses salles à sensibiliser le visiteur à la cause. La réappropriation du discours et des représentations se fait patiemment mais avec éloquence, les deux expositions canadiennes en témoignent. La reconstruction et la réécriture d’une histoire moins amnésique se fait avec beaucoup de bonne volonté, quelques actes de contrition, de la tristesse, mais peu de morgue. Après tout, la culture autochtone n’est-elle pas basée sur le consensus ?

 

Marc Mayer,
L’Art au Canada, National Gallery of Canada,
200 p., 30 $.
« Il était une fois… le western »,
jusqu’au 4 février 2018. Musée des beaux-arts, 1380, rue Sherbrooke Ouest, Montréal (Canada). Du mardi au dimanche de 10 h à 17 h, jusqu’à 21 h le mercredi. Tarifs : 11,50 à 23 $. Commissaires : Nathalie Bondil, Mary-Dailey Desmarais et Thomas Brent Smith. www.mbam.qc.ca.

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°707 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Ne les appelez plus jamais "Indiens"

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