Histoire de l'art

L’œil de Gustave Flaubert

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 11 juin 2021 - 979 mots

FRANCE

Grand fabricant d’images littéraires, l’écrivain dont on célèbre le bicentenaire de la naissance était très influencé par sa connaissance des arts plastiques.

Giuseppe Sanmartino, Le Christ voilé, 1783, marbre, 80 x 180 x 50 cm, chapelle Sansevero, Naples. © David Sivyer, CC BY-SA 4.0
Giuseppe Sanmartino, Le Christ voilé, 1783, marbre, 80 x 180 x 50 cm, chapelle Sansevero, Naples.

L’un des poncifs à propos de Gustave Flaubert (1821-1880) est son aversion pour l’illustration. Le 12 juin 1862, n’a-t-il pas écrit à son notaire, Ernest Duplan : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin […]. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout […] tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration » ? Et, quelques jours plus tard, il confiait à Jules Duplan, frère du précédent : « Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. » Pour Flaubert, un illustrateur était donc un « pignouf ».

Dans son article « Flaubert and the graphic arts » (Journal of the Warburg and Courtauld Institute, 1945), l’historien de l’art Jean Seznec trouvait remarquable que, dans une lettre de mars 1852 à sa maîtresse Louise Colet, Flaubert se rappelât parfaitement les gravures de ses livres d’enfant. Et, en effet, mentionnant le récit d’un naufrage, il écrivait à son amie : « J’ai retrouvé des vieilles gravures […]. J’ai rééprouvé devant quelques-unes […] des terreurs que j’avais eues étant petit. » On a parlé de l’influence néfaste qu’il prêtait aux images sur les esprits immatures ou faibles : Seznec remarque que Madame Bovary est décrite comme pervertie par elles. Cependant, dans son article « Elle avait lu “Paul et Virginie” ou les moments parfaits d’Emma » (Revue Flaubert, décembre 2014), la spécialiste de l’écrivain qu’est Françoise Gaillard a donné une tout autre interprétation de cette problématique de l’illustration. Analysant le sixième chapitre de Madame Bovary, elle révèle que la manière dont l’héroïne se représente une scène écrite par Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre n’est pas tirée du livre, mais d’une illustration présente dans une édition de l’ouvrage qui appartenait à Flaubert. Il y a, écrit-elle une « prééminence de l’image sur la lettre dans les rêveries d’Emma ». Madame Bovary est-elle abrutie par des « pignoufs » ? Non, répond Françoise Gaillard : ce que Flaubert « redoute, ce n’est pas tant cette infériorité du dessin que sa puissance dévoratrice ». Cette peur de « l’éclipse du texte par l’illustration » n’est pas, chez Flaubert, le signe d’un mépris général pour les illustrateurs, mais au contraire la méfiance d’un créateur qui pourrait se voir supplanter par un autre.

Flaubert s’inspirait des peintures d’histoire et des sculptures

En réalité, le Normand entretenait une très grande proximité avec les Beaux-Arts et on ne peut parler de son œuvre sans y faire référence. La « flaubertienne » Gisèle Séginger, qui vient de publier L’Orient de Flaubert en images (Citadelles & Mazenod, 2021), raconte : « Il a beaucoup de relations, dès ses années de jeunesse, avec des peintres. Sa famille recevait le directeur du Musée des beaux-arts de Rouen, Hippolyte Bellangé, qui avait peint les batailles de l’expédition d’Égypte et la conquête de l’Algérie. C’est d’ailleurs avec ces images de peinture d’histoire que le jeune homme commence très tôt à découvrir des paysages orientaux, des pyramides, etc. Il a par ailleurs pris des cours de dessin avec Eustache-Hyacinthe Langlois, très lié aussi à sa famille, mais qui était plutôt spécialiste du Moyen Âge. » Dans les années 1840, il habite Paris où il poursuit des études de droit. « Il fréquente alors l’atelier de James Pradier. Il apprécie beaucoup ce sculpteur qui est pour lui une sorte de père spirituel », précise Gisèle Séginger. La sculpture sera une grande inspiratrice des images de l’écrivain. Ainsi, l’historien d’art Louis Hourticq a démontré que Salammbô est décrite, dans le roman éponyme, dans l’attitude de la statue Sapho de James Pradier, tandis que, dans Flaubert et les sortilèges de l’image (éd. De Gruyter, 2020), Barbara Vinken montre que le cadavre de Madame Bovary est décrit d’après Le Christ voilé de Giuseppe Sanmartino (1753, voir ill.).

Flaubert était très au fait des tendances de l’art de son époque et il avait une bonne culture en histoire de l’art. Adrianne Tooke, spécialiste britannique de l’écrivain, a pu affirmer dans Flaubert and the Pictural Arts. From image to text (Oxford, University press, 2000), qu’il avait une connaissance artistique supérieure à celle de Théophile Gautier et des frères Goncourt. Il fréquentait d’autres critiques d’art, tels Maxime du Camp ou Charles Baudelaire, et visitait le Salon et les Expositions universelles. Il connaissait bien quelques peintres et en croisait beaucoup d’autres, notamment « grâce à Gautier dont il était très proche dans les années 1850 et au-delà, poursuit Gisèle Séginger. Ensuite, en 1863, il fait son entrée dans le salon de la princesse Mathilde et il va y côtoyer beaucoup d’artistes parce que la princesse aime les arts et notamment la peinture qu’elle pratique. » Flaubert, qui était féru du premier orientalisme romantique d’Eugène Delacroix ou d’Alexandre-Gabriel Decamps, rencontra chez elle Eugène Fromentin et Léon Bonnat pour lequel il eut une grande admiration. C’est d’ailleurs à l’atelier de Bonnat qu’il devait faire admettre sa nièce Caroline, peintre, en 1877.

Il était également, depuis 1849 ou avant, l’ami de Charles Gleyre « à propos duquel nos contemporains parlent de pré-symbolisme, remarque Gisèle Séginger. C’est une sensibilité qui a probablement touché Flaubert. On sait également qu’il aimait beaucoup la peinture de Gustave Moreau. L’admiration était réciproque mais il semble qu’ils ne se soient jamais rencontrés. » Lorsqu’on lit Flaubert, on ne peut que constater qu’il voyait en peintre. Gisèle Séginger dit avoir « été frappée en regardant des aquarelles de Delacroix représentant le soleil couchant où l’on voit de la couleur pure. Ce n’est presque plus figuratif, ce sont des bandes de couleurs. Or, quand on lit les notes de Flaubert décrivant des couchers de soleil pendant son voyage en Orient, il dispose lui aussi des bandes de couleurs. À ce moment, le sujet est la couleur et rien d’autre ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°568 du 28 mai 2021, avec le titre suivant : L’œil de Gustave Flaubert

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