Jardin

Le jardin des Tuileries tiraillé entre nature, culture et… impératifs économiques

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 27 octobre 2020 - 2116 mots

PARIS

Le Louvre lance le premier grand chantier du jardin depuis trente ans : un plan qui commence par la replantation de la Grande Allée. Entre biodiversité et musée de plein air, patrimoine et événements commerciaux, la rénovation doit concilier les usages du jardin qui ont été stratifiés au fil du temps.

Grande allée du jardin des Tuileries. © Musée du Louvre / Olivier Ouadah
Grande allée du jardin des Tuileries.
© Musée du Louvre / Olivier Ouadah

Paris. « Juste une grande avenue » : voilà le genre de commentaire sur le jardin des Tuileries qu’Emmanuelle Héran ne veut plus voir sur Tripadvisor, la plateforme d’avis et de conseils touristiques. La conservatrice en chef des collections des jardins du Louvre et des Tuileries a une vision bien différente du lieu : « Il faut s’égarer dans les bosquets, où l’on trouve de vrais trésors, assure-t-elle. On y trouve une diversité qui fait vraiment mentir les clichés sur le jardin “à la française”, symétrique et monotone. » Mais en pénétrant dans le jardin côté place de la Concorde, le visiteur garde l’impression d’un vaste espace minéral et d’une allée immense menant tout droit à la pyramide du Louvre. Le musée a récemment dévoilé la première étape d’un grand chantier de restauration, qui devrait enfin redonner à cette allée centrale une allure de jardin.

Le choix des ormes

Porté par l’opération « Tous mécènes ! », un programme de financement participatif mené annuellement par le Louvre, la replantation de la Grande Allée offrira au visiteur un bond dans le passé en même temps qu’un peu de fraîcheur. Grâce à 92 ormes replantés au niveau du « Grand Couvert », la partie boisée au centre du parc, le jardin se réconcilie avec le dessin d’André Le Nôtre. C’est au jardinier de Louis XIV que l’on doit cette grande perspective percée des Tuileries jusqu’à la Concorde ; mais, loin de l’avenue minérale d’aujourd’hui, Le Nôtre avait conçu une allée ombragée en son centre, où la balade sous les grands marronniers d’Inde offrait un répit.

Sous la Révolution, ce couvert végétal est abattu : non par vandalisme, mais pour garantir la sécurité des nombreux visiteurs de ce parc, devenu lieu festif et salon à ciel ouvert. Les techniques d’élagage d’alors – qui se résument au croissant, une serpe montée sur un manche en bois – ne permettent pas d’entretenir les marronniers à la croissance ininterrompue, dont les branches menacent les promeneurs.

Au XXIe siècle, fallait-il alors replanter la même essence pour restaurer le dessin de Le Nôtre ? « Replanter des marronniers serait une mauvaise idée, explique Isabelle Glais, sous-directrice des jardins du domaine national du Louvre et des Tuileries. C’était un arbre très exotique au XVIIe siècle, mais aujourd’hui ce n’est plus original. » Également sensible aux attaques de mineuses, sujet à la défoliation précoce, le marronnier est remplacé par l’orme, une espèce endémique d’Île-de-France qui introduit de la biodiversité dans le jardin. Le candidat retenu est un hybride conçu par l’Institut national de la recherche agronomique, résistant aux maladies – qui ont décimé il y a cinquante ans les derniers représentants de l’espèce dans le jardin des Tuileries –, et à la croissance rapide mais limitée. « L’idée est de retrouver l’esprit de Le Nôtre, mais dans notre contexte », souligne Isabelle Glais. L’appel aux dons pour planter ces deux rangées d’arbres a été lancé en septembre, avec l’objectif de réunir un million d’euros. Mais ce n’est que la première partie d’un chantier qui se chiffre pour l’instant autour de 15 millions d’euros.

Un jardin historique

Lorsque Catherine de Médicis crée le jardin des Tuileries en 1564, pour ramener un peu de l’art de vivre à l’italienne dans un Paris insalubre, le jardin est végétalisé à 70 %. Aujourd’hui seulement 40 % de sa surface est verte : l’impression de minéralité n’est donc pas qu’une impression. « L’objectif du schéma directeur n’est pas de recréer le jardin de Le Nôtre à l’identique, explique Emmanuelle Héran. Ce serait impossible à entretenir et inadapté aux usages actuels du jardin. » Le plan du schéma directeur, qui s’étend bosquet par bosquet jusqu’en 2024, est construit dans « l’esprit » de Le Nôtre, tout en ménageant les utilisations modernes du jardin, et en variant les époques de référence. Pour la restauration des deux bosquets aux exèdres, la période de la Révolution est ainsi choisie comme point de référence : « On a encore les bancs d’époque, qui trahissent l’ambiance, les discussions enflammées et les utopies de la Révolution », indique Emmanuelle Héran.

« Dans les années 1990, la restauration inachevée lancée par Mitterrand avait la volonté de tout unifier, rappelleAnne Allimant-Verdillon, archéologue spécialiste des jardins historiques. La réflexion bosquet par bosquet menée aujourd’hui est beaucoup plus adaptée à l’histoire du jardin. » À l’époque, lorsque Le Nôtre est chargé de la restauration du jardin en 1664, le jardinier du roi ne bouleverse pas la trame dessinée par Catherine de Médicis, et intervient à l’intérieur des bosquets où il laisse libre court à sa créativité. « Techniquement, c’est un jeu de chaises musicales : il va chercher des arbres au Louvre qu’il stocke dans un bosquet avant de pouvoir refaire les autres », raconte l’archéologue. Le grand apport de Le Nôtre est invisible, et technologique : une digue souterraine courant le long de la Seine et la création de la terrasse du bord de l’eau, ceci afin de retenir et rejeter l’eau du fleuve en cas de crue. Le chantier de Le Nôtre est aussi une réponse à la crue dévastatrice de 1658, un événement qui n’est pas étranger au départ du roi pour Versailles.

C’est son ministre Colbert, plus que Louis XIV, qui commande d’ailleurs ces travaux et veille à la restauration du jardin. Avec une idée derrière la tête : faire revenir le souverain dans la capitale. Pari perdu pour Colbert, qui souhaitait réserver au roi ce jardin ouvert au public depuis le règne d’Henri IV. Un autre administrateur du royaume, le conteur Charles Perrault, relate dans ses Mémoires l’inquiétude de l’intendant des finances : « Allons, me dit-il, aux Tuileries en condamner les portes. Il faut conserver ce jardin au Roi, et ne pas le laisser ruiner par le peuple, qui en moins de rien, l’aura gâté entièrement. » L’homme de lettres lui fait alors remarquer que tous les visiteurs, « jusqu’au plus petit bourgeois », prennent le plus grand soin du jardin. Les grilles resteront ouvertes grâce à la persuasion de Perrault, et le jardin des Tuileries demeurera ce poumon vert au milieu d’une ville sombre et tortueuse, où chacun vient discuter affaires, se donner rendez-vous ou se reposer.

Les usages actuels, de la promenade à l’exploitation commerciale

Aujourd’hui encore, les 23 hectares du jardin des Tuileries sont une pause dans la circulation dense et l’urbanisme minéral du cœur de Paris ; ils accueillent chaque année environ 14 millions de visiteurs, selon une estimation basse. Le jardin est à la fois un espace de circulation pratique, entre la place de la Concorde et le Louvre, un lieu de promenade et un musée à ciel ouvert, où Emmanuelle Héran veille sur quelque 150 statues. Neuf strates d’installation de statuaires y cohabitent, livrées par les régimes successifs. La dernière installation en date, dirigée il y a vingt ans par l’artiste Alain Kirili, a vu l’arrivée d’œuvres de Germaine Richier, Henri Laurens, Henry Moore… « Certaines fonctionnent très bien, d’autres mériteraient une meilleure place », observe Emmanuelle Héran.

L’usage festif et événementiel est quant à lui aussi vieux que le jardin ; « dans le bosquet Nord-Est, dont on ne savait rien de l’utilité, on a retrouvé des débris de porcelaines de Chine, de verres cassés, les traces d’une fête aux alentours de 1720 », rapporte la conservatrice. Sous la Révolution, puis sous la IIIe République, et jusqu’au chapiteau du présentateur de TV Yves Mourousi qui accueillait les vedettes des années 1970, le jardin est resté un lieu de célébration, au détriment de ses pelouses.

En 1985, c’est le forain Marcel Campion qui vient perpétuer cette tradition festive, par un « coup de force », une occupation illégale justifiée par une fausse dérogation du ministère de la Culture. Devenu un rendez-vous annuel, la fête foraine des Tuileries continue à se tenir après 2005, lorsque le Musée du Louvre devient administrateur du château. Avec le Louvre, le jardin s’ouvre aux événements autour du luxe et de la mode : il est devenu un passage obligé lors de la Fashion Week parisienne, à l’occasion de laquelle des tentes provisoires sont dressées sur l’esplanade des Feuillants, située le long de la rue de Rivoli, et dans le carré des Sangliers, les deux lieux réservés à cette exploitation commerciale.

L’utilisation commerciale des lieux est dénoncée régulièrement par les défenseurs du patrimoine, et en particulier par l’association Les Amis des Tuileries qui y voit « une commercialisation d’un bien public ». Une inquiétude relayée par le député Sylvain Maillard (LRM) en novembre 2019, dans une question au gouvernement. En septembre, c’est Dior, le mécène du plan de restauration des jardins, qui s’est installé dans les Tuileries pour son défilé et qui, grâce aux contreparties de son mécénat, plante sa tente sur le bassin octogonal, un lieu qui ne fait pas partie de ceux ouverts à l’exploitation commerciale. « Tout cela est très contrôlé, assure Emmanuelle Héran, il y a des études sur la portance des bassins. Et tous les occupants ont à leur charge la remise en état du jardin après occupation. »

Directeur des relations extérieures du Louvre, Adel Ziane défend quant à lui cette utilisation commerciale qu’il considère comme raisonnée : « Le jardin coûte chaque année 6 millions au musée, et les activités commerciales nous en rapportent seulement 3. Sur ces 3 millions, 2 proviennent de la dizaine de locations annuelles. » Difficile, dans le contexte de restriction budgétaire aggravé par la crise sanitaire, de tourner le dos à ces recettes supplémentaires, reversées dans le budget général du Louvre.

Réunir le musée et le jardin

Entre l’accueil et l’agrément du public, qui sont au cœur du schéma directeur de restauration, et la privatisation ponctuelle du jardin, que le règlement intérieur de 2019 étend de six à douze mois par an, le musée doit composer comme ses prédécesseurs depuis quatre siècles entre un lieu public et un lieu symbolique du pouvoir. En 1832, la monarchie de Juillet privatise ainsi une partie du jardin pour la famille royale, suscitant l’ire du peuple parisien : les témoignages parlent d’une « balafre » au milieu du jardin public, le plus vieil espace vert de la capitale. « C’est à la fois un jardin aimable et détestable, conclut Anne Allimant-Verdillon, mais il est dans l’ADN des Parisiens. Sa singularité, c’est aussi d’avoir été ouvert au public sans discontinuité depuis Henri IV. »

Depuis l’incendie du palais des Tuileries en 1871, le jardin est plus que jamais ouvert, sur le Louvre et sur la ville : dans le plan de restauration germe aussi l’idée de réunir le musée et le jardin en un domaine unique, à l’image du « domaine de Versailles », relève Emmanuelle Héran. Le plan de sécurisation du Louvre prévoit d’ailleurs de nouvelles clôtures qui circonscrivent l’ensemble du domaine, matérialisant la continuité entre jardin et palais. Mais que les Parisiens se rassurent, et n’y voient pas de mauvais présage : les grilles seront toujours gratuitement ouvertes à tous, « jusqu’au plus petit bourgeois ».

Conservateurs et jardiniers : un travail collectif  

Dix-sept jardiniers d’art travaillent quotidiennement à l’embellissement et à l’entretien des massifs et bosquets qui rythment les allées du jardin des Tuileries. Ces techniciens spécialisés participent également à la conception du jardin, depuis que la sous-direction du Louvre a opté pour une approche « horizontale » du management : « On a une vision des jardiniers sans hiérarchie, explique la conservatrice en chef Emmanuel Héran. Ils conçoivent avec nous les fleurissements du jardin. » « Sur chaque projet, ils ont une vision très claire de l’entretien futur », abonde Isabelle Glais, sous-directrice des jardins. Conservateur et jardinier travaillent ainsi main dans la main pour imaginer des dispositifs de conservation préventive et de mise en valeur de la statuaire. Le monument en marbre blanc dédié à Charles Perrault (1910), qui était devenu au fil des années un « w.-c. naturel » du fait de son emplacement, est désormais entouré d’un joli camaïeu de fleurs blanches et de quelques plantes piquantes, un massif conçu par la conservatrice et la jardinière en chef. Bilan de l’opération : « Plus aucun acte de vandalisme, et plus d’urine, indique Emmanuelle Héran. On préfère désormais ces solutions végétales aux solutions coercitives mises en place par les musées qui ne fonctionnent pas à l’extérieur. »Inauguré en septembre par le président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, le « Bosquet des oiseaux » est le laboratoire du futur schéma directeur, où architectes, conservateurs et jardiniers ont testé le « vocabulaire » commun qu’ils emploieront tout au long de la restauration. Là aussi, les solutions végétales de conservation sont privilégiées, avec l’installation de plates-bandes forestières au pied des grands arbres. Ces massifs évitent le piétinement du public, qui atrophie la croissance des arbres, et ils permettent de ramener une biodiversité bienvenue dans le jardin.

 

Sindbad Hammache

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°553 du 16 octobre 2020, avec le titre suivant : Le jardin des Tuileries tiraillé entre nature, culture et… impératifs économiques

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