Histoire de l'art

« La Verrerie », l’atelier-musée oublié de Jean Tinguely

PROGINS / SUISSE

L’ancien atelier de l’artiste suisse avait pour vocation de lui survivre. Pourtant, à sa mort, le lieu a été fermé alors qu’il avait chargé Niki de Saint Phalle d’en faire un musée.

Fribourg. C’était un lieu construit comme « un tableau en perpétuelle évolution. […] La situation était très théâtrale. L’espace complet était plongé dans le noir. Il y avait très peu de lumière. Il y avait les ombres. Il y avait le mouvement. Il y avait le bruit. Tout était fait pour vous angoisser, pour vous affoler, pour vous amuser en même temps. » Voilà comment Marcelo Zitelli, l’assistant de Niki de Saint Phalle, décrivait La Verrerie, il y a quelques années à Olivier Suter. Dans l’ouvrage Jean Tinguely, Torpedo Institut (2015), ce dernier, artiste fribourgeois, a remis en lumière l’atelier aujourd’hui disparu que le créateur suisse Jean Tinguely (1925-1991) avait installé près de Fribourg.

Alors que s’achèvent les commémorations du 30e anniversaire de la disparition de Jean Tinguely en Suisse, rien ne laisse présager l’existence de ce lieu oublié. En Suisse, deux villes se partagent l’héritage artistique de l’artiste. Bâle, d’abord, avec son musée officiel Tinguely, érigé en 1996 par la Fondation du Jubilé du géant pharmaceutique Roche et l’un des plus grands mécènes du créateur, Paul Sacher, en souvenir de la jeunesse bâloise de Jean Tinguely. Puis – c’est moins connu –, Fribourg, lieu de naissance et d’origine de la famille de l’artiste, qui abrite un plus modeste espace d’exposition Jean-Tinguely-Niki de Saint Phalle. C’est pourtant bien là que Tinguely choisit de revenir vivre après Paris, à partir de 1971 et pour les vingt dernières années de sa vie. Au cœur de la campagne fribourgeoise, dans un lieu-dit isolé, La Verrerie, Tinguely acquiert, trois ans avant sa mort, en 1988, une ancienne fabrique de verre. Vaste de 2 700 m2, ce lieu qui devient rapidement pour lui « le centre du monde » est conçu comme un dépôt de ses gigantesques machines, comme un atelier dans lequel il crée à un rythme effréné, mais aussi, dès le début, comme un lieu d’exposition ouvert au public.

« Un homme de la nuit »

En 1985, l’artiste côtoie la mort de près après une opération délicate du cœur. Finies les mécaniques joyeuses et colorées qu’il réalisait en partie avec Niki de Saint Phalle, sa muse-artiste et sa seconde épouse dont il vit alors séparé. Bien loin du souvenir de l’œuvre collective et ludique du Cyclop, installée à Milly-la-Forêt (Essonne), il ébauche à La Verrerie une dernière œuvre personnelle destinée à lui survivre : le « Torpedo Institut », un lieu regroupant ses créations et celles d’amis artistes le nom rend hommage à son ami Pontus Hulten, qui a dirigé le Moderna Museet de Stockholm, installé dans une ancienne fabrique de torpédos.

La mort obsède à présent le créateur, il conçoit des machines grinçantes, inquiétantes où opèrent des guillotines ; il fait couvrir de tôles toutes les fenêtres de l’ancienne usine désaffectée, plongeant l’espace dans le noir. Se confiant en 1990-1991 à l’historien d’art Jean-Pierre Keller, Tinguely martèle son envie d’obscurité : « Je ne veux pas de la lumière du jour ici. Je veux qu’il n’y ait aucune possibilité de dialoguer avec les œuvres autrement que par réaction directe avec le plexus solaire. […] Je vais devenir de plus en plus un homme de la nuit. »

Cent vingt œuvres de Tinguely, issues de toutes les époques de son parcours, sont listées dans l’inventaire du Torpedo Institut en 1991 à la mort de l’artiste – soit 10 % de sa production totale si l’on se réfère au catalogue raisonné de l’artiste qui recense 1 200 œuvres. Il faut ajouter aussi les multiples installations de ses amis artistes : « Jean, ici, organise tout et met en scène aussi bien le travail des autres que son propre travail », explique Olivier Suter. On trouve donc, dans ce chaos savamment orchestré, des œuvres de sa première épouse, Eva Aeppli, de sa seconde épouse Niki, de son complice suisse, le sculpteur sur métal Bernhard Luginbühl, de Robert Rauschenberg et Keith Haring, Arman, Daniel Spoerri, César ou encore quelques voitures de course. Le lieu était imaginé comme un « musée idéal », ou mieux, comme le dit Olivier Suter, son « anti-musée », car l’artiste craignait plus que tout la « muséification » de son œuvre. « À La Verrerie, c’est un monde en voie de disparition que Tinguely investit », raconte Olivier Suter.« Les murs sont bruts et défraîchis. Pas de volumes léchés au Torpedo Institut, pas de matériaux luxueux, pas de prétention. Tout le contraire de nombre de musées qui voient le jour à cette époque. »À ce titre, le musée de Bâle sera pour certains observateurs, comme l’écrit le journal Sonntags Zeitung à son inauguration, « un cercueil pour Tinguely ».

Le testament que Jean Tinguely rédige en 1990 à Soizy-sur-École est formel : il attribue à Niki de Saint Phalle, « le droit moral sur [son] œuvre », la nomme « légataire universelle » et surtout officialise La Verrerie : « Je demande en outre que la totalité des œuvres énumérées […] forme un ensemble définitif et reste en son emplacement actuel à La Verrerie. À défaut de constitution par moi d’une fondation, je charge mon épouse de veiller au parfait respect de la présente disposition. » De fait, un projet de statuts de « Fondation Jean Tinguely - La Verrerie » est déposé en 1991 mais reste sans suite. « Pour ma part, j’avais toujours compris que Niki était d’abord allée voir les responsables culturels fribourgeois… », tempère Bloum Cardenas, la petite-fille de Niki de Saint Phalle et héritière du droit moral de son œuvre. « Les testaments, comme souvent il y en avait plusieurs. J’ai moi-même une des multiples versions. Niki se battait presque seule pour assurer la pérennité de l’œuvre d’un artiste dont elle était l’exécutrice testamentaire. C’était avant tout une artiste et non une “femme de”, elle a dévoué une longue partie de sa vie et sa santé pour que l’œuvre entière de Jean soit protégée. »

Dans les années qui suivent la disparition brutale du créateur, emporté par une attaque cérébrale en août 1991, le lieu est démantelé : La Verrerie telle que Tinguely l’avait rêvée est redevenue une friche industrielle, certaines de ses machines ont rejoint le futur Musée Tinguely de Bâle tandis que Niki de Saint Phalle lègue au musée de Fribourg de nombreuses œuvres issues de sa collection personnelle.

Une déception pour de nombreux admirateurs et amis de Tinguely qui considèrent que le lieu aurait pu être sauvé. Si « Fribourg a manqué d’argent mais surtout a été lent à reconnaître son talent » comme nous le confie Olivier Suter, c’est sur Niki de Saint Phalle que se concentre l’essentiel des reproches. « Niki était très blessée à l’époque », raconte Bloum Cardenas. Selon elle, la tâche se révélait cependant plus ardue :« Si Jean avait réellement voulu que cette œuvre existe, il en aurait assuré la pérennité, comme il l’a fait avec tant d’œuvres. Un anti-musée c’est assez anti-réalisable, et il le savait bien. Niki respectait beaucoup trop l’œuvre de Jean et n’aurait jamais prétendu “savoir” comment achever Torpedo. »

Aujourd’hui, que reste-t-il de Tinguely à La Verrerie ? Son nom apposé sur la place du village et une brûlerie de café qui a pris place dans l’ancien atelier en 2018, baptisée en guise de clin d’œil, « Torpedo Café ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°582 du 4 février 2022, avec le titre suivant : « La Verrerie », l’atelier-musée oublié de Jean Tinguely

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