Art moderne

Gustave Fayet, le collectionneur-artiste

Par Olivier Celik · L'ŒIL

Le 21 mai 2025 - 2356 mots

Gustave Fayet, dont on célèbre le centenaire de la disparition, est un oublié de l’histoire. La Saison Fayet 2025-2026 et une exposition en 2026 à la Fondation Louis-Vuitton donnent l’occasion d’esquisser le portrait d’un entrepreneur de génie et d’un artiste méconnu, qui a tracé son propre chemin de créateur à l’ombre d’une collection exceptionnelle.

L’importance historique de Gustave Fayet (1865-1925) est une terra incognita. Pour la comprendre, il faut se rendre à Narbonne, quitter la plaine côtière pour l’arrière-pays et cheminer entre les collines de garrigue et les vignobles du massif des Corbières pour découvrir l’abbaye cistercienne de Fontfroide, au milieu d’un jardin paysager de cyprès et d’oliviers, parsemé, au loin, de cèdres majestueux qui révèlent une nature aussi sauvage qu’esthétisée. Le bâti proprement dit, solides constructions de grès rouge local, se découvre au détour d’un chemin de graviers, enserré dans un vallon encaissé et protégé des sécheresses estivales par une source, d’où ce nom, « Fontfroide » ou « Fontaine froide », d’après la toponymie latine fons frigidus. Un lieu aujourd’hui indissociable de Gustave Fayet.

Le Languedoc, terre d’affaires et de culture

« Gustave Fayet est le fils d’une importante famille de négociants établie dans le Languedoc depuis la fin du XVIIe siècle, dont la fortune provient de l’exploitation du canal du Midi et de nombreuses propriétés viticoles », explique Olivier Schuwer, historien de l’art et coordinateur du programme de recherche de la Saison Fayet par l’association du Musée d’art Gustave-Fayet à Fontfroide, opérateur des événements. Cette dernière rassemble plus de 200 descendants, l’héritage Fayet ayant permis à nombre d’entre eux de posséder, aujourd’hui encore, des propriétés patrimoniales et viticoles de première importance.

Gustave Fayet n’est pas qu’un héritier. Il manifeste très tôt un tempérament d’entrepreneur. Viticulteur – la famille possède l’important domaine de Védilhan à Moussan, dans l’Aude, depuis 1824 –, il prend un soin particulier à améliorer le vignoble et à moderniser les caves. Il diversifie ses investissements en s’intéressant aux nouveautés techniques qui surgissent au tournant des XIXe et XXe siècles : transport ferroviaire, affaires bancaires, industrie minière.

La notabilité financière et foncière de la famille Fayet en Languedoc s’enrichit d’une dimension artistique. Son père Gabriel et son oncle Léon initient le jeune homme à la culture classique, aux beaux-arts et à la science. L’arrière-grand-père de Gustave (Jacques Azaïs) a fondé en 1834 la Société archéologique de Béziers, qui est à l’origine de la création du musée de la ville, dont Gustave Fayet devient même conservateur entre 1901 et 1904. Il est à cette époque très actif dans la vie culturelle biterroise : en tant que directeur de la Société des beaux-arts, il organise une série d’expositions entre 1900 et 1904 à Béziers qui rivalise avec les salons parisiens. Elles sont consacrées aux artistes contemporains comme Auguste Rodin, Auguste Renoir, Paul Cézanne ou le jeune Pablo Picasso, présenté pour la première fois en France. Gustave Fayet entrevoit néanmoins la nécessité de s’établir également à Paris, pour l’art comme pour les affaires. En 1905, nommé administrateur de la banque d’affaires du biterrois Alix Julien, il s’installe dans un bel appartement du 51, rue de Bellechasse dans le 7e arrondissement, dont il ouvre les portes chaque jeudi pour montrer sa collection. D’une curiosité insatiable, en quête permanente d’intranquillité, il entreprend de nombreux voyages : Afrique du Nord, Grèce, Espagne, Allemagne, Angleterre, Italie, Hollande… Autant de destinations qui affûtent son regard d’artiste comme de collectionneur.

Un collectionneur frénétique

Formé à l’académisme, entouré d’un père et d’un oncle peintres naturalistes à leurs heures, Gustave Fayet fait sa toute première acquisition en 1885, une nature morte d’Adolphe Monticelli, un ami de la famille. Il montre un intérêt croissant pour l’art moderne. Il découvre en 1896 la Maison de l’Art nouveau de Siegfried Bing à Paris inaugurée l’année précédente, où l’on peut admirer de grands panneaux d’Édouard Vuillard et des décors de Maurice Denis. En 1897, il acquiert plusieurs lots d’estampes japonaises lors de la vente Goncourt, achetant un quart de la collection. L’émancipation du goût artistique de Gustave Fayet est encore plus notable après la disparition de son père en 1899. Il se lie d’amitié avec Paul Gauguin que lui présente le peintre George-Daniel de Monfreid en 1897, puis Odilon Redon grâce à l’entremise du viticulteur et collectionneur Maurice Fabre en 1899. II leur achète ses premières toiles. Sa collection s’enrichit rapidement. C’est que Fayet, disposant d’un capital confortable, a une stratégie d’homme d’affaires : il commence par les impressionnistes, en acquérant la collection d’Armand Cabrol, puis s’en sert comme monnaie d’échange. Ainsi, en 1899, pour 20 000 francs, il achète un ensemble de 40 tableaux de Claude Monet, Alfred Sisley, Auguste Renoir ou Camille Pissaro. Il se fournit aussi très régulièrement chez le marchand Paul Durand-Ruel, à Paris, avec une prédilection pour les œuvres aux fortes couleurs, évoquant les paysages méridionaux, qu’il trouve chez Paul Cézanne ou Ambroise Vollard.

« Entre 1900 et 1915, Gustave Fayet est l’un des plus grands collectionneurs d’art moderne », explique Sylvie Patry, conservatrice au Musée d’Orsay et commissaire générale de l’exposition sur le collectionneur Gustave Fayet à Paris, à la Fondation Louis-Vuitton à l’automne 2026, qui s’inscrit d’ailleurs dans le cycle inauguré par la Fondation autour de grandes collections (Chtchoukine, Courtauld, Morozov). La collection Fayet, l’une des plus riches d’Europe, compte quelque 200 œuvres de Paul Gauguin, dont il est un important soutien, et qui lui écrit d’ailleurs, en 1900 : « Permettez-moi de vous remercier de la compagnie quasi royale que vous donnez à mes tableaux : Degas, Renoir, Monticelli… Des hommes que j’admire : car c’est cela qui nous touche, nous autres artistes. » Fayet constitue aussi sans doute l’une des premières collections de Vincent Van Gogh. On trouve aussi dans ses acquisitions des toiles de Cézanne, de Bonnard, des pastels de Degas, des Toulouse-Lautrec, des Matisse, des Redon. Gustave Fayet achète et revend beaucoup. Grand animateur du marché de l’art, il joue un rôle déterminant dans la naissance du « postimpressionnisme ». Les murs de ses propriétés se couvrent de tableaux aussi célèbres que Le Christ jaune de Gauguin ou L’Autoportrait à l’oreille coupée de Van Gogh, une toile qu’il conserve jusqu’à sa mort. Fayet n’hésite pas à prêter les œuvres qu’il possède, à l’occasion par exemple de la rétrospective posthume consacrée à Gauguin au Salon d’automne de 1906. Peu à peu, le collectionneur Fayet se mue en mécène. Une dimension qui prendra tout son sens dans le grand projet qui est désormais le sien : rénover l’abbaye de Fontfroide, qu’il vient d’acquérir aux enchères en 1908, au nez et à la barbe des Rockefeller.

À Fontfroide, l’utopie d’un art total

L’abbaye, fondée en 1093, a connu une forte activité, accueillant 90 moines bénédictins et 300 frères convers au XIIIe siècle. Elle a étendu largement son influence, l’un des pères abbés devenant pape à Avignon. Le XVIIe siècle lui a ajouté une dimension noble avec l’édification du château. Démantelée à la Révolution, l’abbaye est ensuite donnée aux hospices de Narbonne, puis abandonnée en 1901. Proche du père Jean, l’avant-dernier abbé, Gustave Fayet est particulièrement attaché au monument cistercien. Il a un projet pour le lieu : le sauver, le restaurer, le réinventer. Fayet investit Fontfroide comme un décorateur, pour concevoir une œuvre d’art totale dans la plus pure tradition wagnérienne, lui qui entreprit en 1896 un pèlerinage à Bayreuth qui le transforme profondément. Il veut faire de l’abbaye un nouveau lieu de vie, d’inspiration et de création. Il y convie ses amis artistes les plus proches, comme le peintre symboliste Odilon Redon ou le maître-verrier Richard Burgsthal, pseudonyme là encore wagnérien de René Billa. Il n’hésite pas à se procurer des éléments décoratifs qui transfigurent le lieu, comme de nombreux azulejos de la Catalogne voisine ou des grilles en fer forgé provenant du château de Vaux-le-Vicomte, scellées à l’extrémité du réfectoire des frères convers. « Nous avons coutume de dire que tout ce qui dépasse des murs, c’est Fayet », résume Pierre Laburthe, actuel directeur culture et mécénat de l’abbaye.

La quête de Gustave Fayet à Fontfroide n’est pas seulement ornementale. Elle est à la fois artistique et spirituelle. En wagnériens, Fayet, Redon et Burgsthal conçoivent ensemble un programme qui entremêle peinture, littérature et musique. Redon réalise deux panneaux de 2 mètres sur 6 dans la bibliothèque, comme une œuvre testamentaire : le noir pour La Nuit, la couleur pour Le Jour et des motifs récurrents à la manière du quadrige. Burgsthal conçoit, lui, deux grandes peintures murales dans la salle de musique, La Musique sacrée et La Musique profane, ainsi que les vitraux de l’abbatiale où il cherche à retrouver les recettes perdues des bleus et des rouges utilisés lors du chantier de construction de la cathédrale de Chartres.

L’entrepreneur-artiste des arts décoratifs

Fontfroide est une nourriture artistique pour Gustave Fayet, ainsi qu’un nouveau terrain d’expérimentation. L’abbaye l’inspire et le révèle comme décorateur. L’influence et la créativité de son ami Odilon Redon le poussent à entreprendre, en 1912, une nouvelle carrière artistique. Gustave Fayet a pourtant abandonné toute création depuis dix ans. Entre 1889 et 1902, notamment dans un registre proche de celui de l’école de Barbizon, il expose dans des salons régionaux des paysages du Sud, dont le traitement laisse aussi entrevoir, dans la touche naturelle, les influences de William Turner ou de Claude Monet. Puis sa peinture évolue vers des formes simplifiées, plus synthétiques, dans une veine nabi proche des paysages de Maurice Denis. Mais Fayet reste considéré comme un amateur par la critique et par ses proches. Comme l’écrit son ami Monfreid à Gauguin, « il est trop occupé en dehors de l’art pour pouvoir y exceller malheureusement ». Il met fin à sa carrière artistique. Du moins le pense-t-il.

En 1912 donc, il reprend ses pinceaux mais privilégie désormais l’aquarelle, explorant des formes hybrides et végétales, oniriques et aquatiques. Les arts décoratifs deviennent alors la destination naturelle de ces créations fiévreuses. Ces « buvards » servent de motifs pour les tissus et papiers peints de luxe édités par la manufacture Dumas-Barbedienne. Fayet ne se contente pas de créer, mais veut produire. Dans le droit fil de la verrerie des Sablons qu’il a créée à Bièvre en 1912 avec Richard Burgsthal pour réaliser les vitraux de Fontfroide, il s’associe à Fernand Dumas, un banquier de Perpignan, pour créer en 1920 la Maison Della et l’Atelier de la Dauphine à Paris, où sont tissés des tapis d’après ses aquarelles décoratives. Le succès est au rendez-vous, du Salon d’automne de 1921 à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de 1925, en passant par les expositions à la galerie Durand-Ruel, au Musée Galliera et les articles des plumes influentes comme André Suarès, créateur de la Nouvelle Revue française (NRF). Les commandes affluent : du banquier Alphonse de Rothschild, des couturiers Jeanne Lanvin ou Jacques Doucet. « Gustave Fayet a toujours été artiste dans sa manière d’être, explique Angéline Scherf, commissaire de la partie Créations de l’exposition à venir de la Fondation Louis-Vuitton. Il va très loin dans l’aboutissement de l’art dans les arts décoratifs. » Pour l’entrepreneur-artiste, c’est la consécration. Arrivé presque au terme de sa vie, il écrit : « Je vais peut-être enfin pouvoir vivre de mon art. »

 

1865
Naissance à Béziers
1889
Participe au Salon de Montpellier
1897-1899
Acquiert des estampes japonaises de la vente Goncourt et rachète la collection d’Armand Cabrol
1901
Conservateur des musées de Béziers
1908
Achète l’abbaye de Fontfroide
1916
Achète l’abbaye de Saint-André
1921
Expose ses tapis au Salon d’automne
1925
Meurt à Carcassonne
Vibrante Provence

Des Baux à la Villa Costebrune acquise par l’artiste-collectionneur se lit la fascination de Gustave Fayet pour la Provence, dont il restitue couleurs et vibrations dans une série de peintures et de dessins, où l’on note autant l’influence des nabis que de Van Gogh.

 

« Gustave Fayet en Provence »,

Abbaye Saint-André, 58, rue Mont du Fort, Villeneuve-lès-Avignon (30), jusqu’au 31 octobre, www.abbayesaintandre.fr

La mode du japonisme 

L’art d’Extrême-Orient est le fil rouge des pratiques de l’artiste-collectionneur, dont l’exposition présente des pièces de sa collection d’estampes, de laques, de sculptures, de textiles, mais aussi ses propres créations : céramiques, paravents, tissus ou tapis.

 

« Gustave Fayet et le Japon »,

Musée Fayet, 9, rue du Capus, Béziers (34), du 19 juin au 31 octobre, www.ville-beziers.fr

Une balade avec Fayet 

Prétexte à une promenade dans le massif montagneux entourant l’abbaye, ce parcours est une invitation à découvrir les paysages sauvages de garrigue et les points de vue spectaculaires sous le regard des œuvres de l’artiste.

 

« L’abbaye de Fontfroide dans l’œil de Gustave Fayet »,

Abbaye de Fontfroide, route départementale 613, chemin de Fontfroide, Narbonne (11), jusqu’au 30 novembre, www.fontfroide.com

Le souffle inspirant de Mistral 

Œuvre clé du panthéon littéraire de Gustave Fayet, le poème en provençal de Frédéric Mistral inspire l’artiste-collectionneur, qui entreprend de le mettre en dessin. L’exposition des planches originales est complétée par la réédition du texte illustré avec une nouvelle traduction en français et une préface de Christian Lacroix (Actes Sud).

 

« Mais quel pays ! Gustave Fayet dessine la Provence de Mirèio »,

Museon Arlaten, 29, rue de la République, Arles (13), du 21 juin au 21 septembre, www.museonarlaten.fr

Œuvre d’art totale 

Souhaitant faire de l’abbaye cistercienne qu’il a acquise et restaurée une œuvre d’art totale, dans une forme de tradition wagnérienne, Gustave Fayet invite Richard Burgsthal à réaliser des vitraux et Odilon Redon à peindre de grands décors.

 

« Gustave Fayet, symphonies décoratives à Fontfroide »,

Abbaye de Fontfroide, route départementale 613, chemin de Fontfroide, Narbonne (11), de mai 2026 à janvier 2027, www.fontfroide.com

Jardins de couleurs 

Viticulteur florissant, Gustave Fayet voue un culte particulier aux fleurs et aux univers colorés des jardins qu’il aménage dans ses propriétés, au contact des meilleurs paysagistes et horticulteurs.

 

« Les jardins imaginaires de Gustave Fayet »,

Abbaye Saint-André, 58, rue Mont du Fort, Villeneuve-lès-Avignon (30), du 1er mars au 30 août 2026, www.abbayesaintandre.fr

Homme d’art et d’affaires 

Le peintre, collectionneur et mécène est avant tout un chef d’entreprise avisé, audacieux et visionnaire. Viticulteur à la tête de vastes domaines, dirigeant de manufactures spécialisées dans les arts décoratifs, administrateur de sociétés de chemin de fer, il est une figure de l’entrepreneuriat du tournant des XIXe et XXe siècles.

 

« Gustave Fayet, l’esprit d’entreprise »,

Médiathèque André-Malraux, 1, place du 14 Juillet, Béziers (34), jusqu’au 21 septembre, www.mediatheque.beziers-mediterranee.fr

Programme complet
de la Saison Fayet 2025-2026 sur www.gustavefayet.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Gustave Fayet, le collectionneur-artiste

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