Restitutions

ENTRETIEN

Alain Froment, anthropologue : « Il faut évidemment rendre les crânes des résistants algériens »

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 6 juin 2019 - 1262 mots

PARIS

Ce docteur en anthropologie biologique raconte la constitution des collections des 18 000 crânes du Musée de l’Homme. Il explique les principes qui déterminent la restitution des crânes de résistants algériens dans le cadre de la commission ad hoc.

Alain Froment (67 ans) a dirigé pendant dix ans les collections d’anatomie du Musée de l’Homme, à Paris. Sous sa responsabilité se trouvait une collection de 18 000 crânes méconnue du grand public, aujourd’hui concernée par une demande de restitution de la part de l’Algérie. Ce docteur en anthropologie biologique, spécialiste de l’évolution humaine, a été chargé par le Musée de gérer ce dossier sensible.

On découvre à l’occasion d’un processus de restitution entre l’Algérie et la France que le Musée de l’Homme conserve une importante collection de crânes. Pourquoi une telle collection de restes humains ?

Pour les étudier bien sûr. Cette collection s’est formée principalement entre 1850 et 1900. À cette époque, la chaire d’anatomie du Jardin des plantes se transforme en chaire d’anthropologie, et l’on comprend que l’homme blanc, l’Européen, sur lequel l’anatomie a été décrite jusqu’ici, n’est pas le canon de l’humanité. L’apport des anthropologues est de décentrer le regard posé sur cet homme blanc, et de l’inclure dans une variation. Mais quelle en est l’ampleur ? L’enjeu va-t-être d’échantillonner la diversité humaine pour le comprendre.

Scientifiquement, quel est l’intérêt de cette collection de crânes ?

En fait, la « craniométrie », c’est la génétique du pauvre. Et c’est ce que à quoi s’exercent les chercheurs depuis 1850 : avec juste un compas, vous arrivez déjà à obtenir des informations. Le crâne est fabriqué par nos informations génétiques, et en l’étudiant, on peut comprendre les affinités des populations les unes avec les autres. Depuis, ce que l’on appelle la « bioarchéologie » est en plein développement. Cette science consiste à faire des prélèvements pour les analyser. Avec la bioarchéologie, on s’intéresse au mode de vie des individus : leur alimentation, leurs maladies. C’est là où cette collection de crânes est intéressante, elle raconte des histoires qui ne sont pas écrites ailleurs. En tant qu’anthropologues, nous voyons le squelette comme une vraie archive, dans laquelle sont inscrites des centaines d’informations, dont l’ADN. C’est la raison pour laquelle on garde ces squelettes, on ne peut pas les remplacer par des copies.

Comment ces 18 000 crânes ont-ils été rassemblés au fil du temps ?

Un peu avant 1850, on commence à collecter des crânes de gens célèbres, avec l’essor de la phrénologie. C’est aussi l’époque des expéditions du Jardin des plantes, qui rapportent, entre autres, des squelettes humains. Lorsque le Musée d’ethnographie laisse place au Musée de l’Homme, dans les années 1930, son directeur Paul Rivet va rassembler toutes les collections qui relèvent de l’Homme : l’ethnographie, la préhistoire et la collection d’anatomie comparée du Jardin des plantes. La plupart des crânes de cette collection proviennent de fouilles archéologiques effectuées en France, puis des expéditions. Dans les années 1950, on a hérité de la collection de la Société d’anthropologie de Paris, un fonds important constitué de plus de 5 000 crânes. Depuis, plus d’entrées : il n’y a plus de colonies, et dans chaque pays des musées d’anthropologie se créent. Le tout dernier crâne, c’est moi qui l’ai fait rentrer en 2012, c’est celui de l’abbé Soury. On l’a fait rentrer exceptionnellement car c’est un personnage historique, on peut donc avoir des informations précises sur lui.

Quelle est la proportion de crânes issus du contexte colonial ?

Elle est faible. La moitié de cette collection vient d’Europe. Ensuite, Afrique, Asie et Océanie représentent respectivement 10 % des crânes conservés. Restent 20 % de crânes venus d’Amérique. Pour l’Afrique, il y a bien sûr les crânes des anciennes colonies françaises, mais aussi ceux qui viennent des grandes expéditions du Muséum organisées au Mozambique, au Kenya ou en Afrique du Sud. Le contexte colonial facilitait le travail des chercheurs qui obtenaient aisément un permis de recherche et travaillaient sous la législation française.

En 2011, l’historien algérien Ali Farid Belkadi a révélé que des crânes de résistants algériens victimes d’exactions dans les années 1840 sont conservés dans cette collection. Vous faites partie de la commission franco-algérienne qui travaille à la restitution de ces crânes de résistants. Comment cette commission travaille-t-elle ?

En tant qu’institution, nous avons une politique de restitution – dans le passé [ont été restitués] la Vénus Hottentote, le crâne d’Ataï ou les têtes maories. Bien sûr, on voit le symbole que représentent ces résistants algériens. Nous en avons hérité pour des raisons historiques, mais il faut évidemment les rendre, il n’y a aucun débat là-dessus. Le seul débat, c’est « qui » rendre. En revanche, et sur ce point le Muséum n’a pas la main, la question des modalités de restitution et du véhicule juridique reste en suspens. C’est la raison de cette commission franco-algérienne. Il faut savoir que la politique est distincte selon que les restes sont nommés ou anonymes. C’est fondamental : on ne rend pas de restes d’individus anonymes. La commission fait en quelque sorte un travail d’identification judiciaire. Elle est dirigée par un médecin légiste, le professeur Belhadj. Ensemble, nous examinons les cadavres un à un, pour déterminer leur âge, leur sexe. Ce travail collectif est salutaire puisqu’il nous a permis de documenter de manière approfondie nos collections. Des archivistes du renseignement militaire algérien étudient par ailleurs les archives coloniales à Aix. Ils ont déjà trouvé des éléments que nous n’avions pas ici, et qui permettent d’identifier des crânes.

Ali Farid Belkadi évoque le chiffre de 536 crânes algériens, dont il souhaite le retour. Seuls ceux qui seront identifiés feront partie du processus de restitution ?

Nous avons un mandat de la présidence, puisque Emmanuel Macron a dit que nous restituerons les crânes des résistants algériens. Et il a bien dit : « les résistants ». La plupart des crânes sont anonymes, ils ne rentrent donc pas dans la négociation. Si c’est un anonyme documenté comme victime d’une exaction, il est possible de discuter : il rentre dans un fait de résistance, ou d’exaction, donc il y a une réparation. Mais simplement dire : « C’est un crâne qui vient d’Algérie, donc on le rend », c’est du roman. Et dire qu’il y a 536 crânes de résistants, comme on a pu le lire sur Internet, c’est faux ! Il y a 381 crânes algériens, dont la grande majorité proviennent de fouilles archéologiques.

Comment justifier cette politique de restitution des restes humains, corrélée à leur identification ?

Elle s’explique aisément. D’une part, si c’est un anonyme, on ne connaît pas son rôle historique. D’autre part, on ne peut pas identifier de descendants à qui l’on pourrait restituer le corps. Ensuite, en France, il y a deux principes : la laïcité et le non-communautarisme. Les aborigènes d’Australie nous réclament par exemple une quarantaine de crânes, et nous avons dit non. Effectivement, dans leur croyance, l’âme d’un aborigène qui n’est pas enterré dans son pays va errer… Mais en France, sur le plan de la législation, nous ne pouvons pas prendre en compte les demandes au nom d’une communauté religieuse ou ethnique, puisque la France ne reconnaît pas de communautés ethniques et qu’elle est laïque. Le Musée de l’Homme est un musée de l’humanité, et le peuple aborigène y a sa place. De même, les habitants de l’Algérie ont leur place dans une collection de restes humains, au même titre que les Français. Toutefois, il est important de garder en tête que toute procédure de restitution est encadrée par des circuits juridiques complexes que sont chargés de démêler les membres de la commission franco-algérienne en lien avec les autorités des deux pays.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°525 du 7 juin 2019, avec le titre suivant : Alain Froment, anthropologue : « Il faut évidemment rendre les crânes des résistants algériens »

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